Je me pose une question, une question qui heureusement ne m’encombre pas trop d’habitude, mais qui s’impose avec le confinement. Qu’écrire qui ne sera pas périmé demain, ou la semaine prochaine ou même l’année prochaine ? Qu’écrire pour parler à mes enfants quand ils auront mon âge, à leurs enfants, qu’écrire pour l’avenir ? Quel message lui adresser ?
Je devrais me fixer cet objectif : vivre le confinement avec l’obsession de me tendre vers lui, vers son exceptionnel, à m’attacher à décrire ce qu’il provoque en moi. Et tout de suite, je découvre une boule énorme, qui grossit de jour en jour, la colère, colère contre le gouvernement, contre ses mauvaises décisions, ses mensonges, colère provoquée par la dérive autoritaire, perceptible jusque dans les rues de mon village où on nous interdit de traverser les espaces verts, où on réduit nos libertés aux surfaces bétonnées et asphaltées, où la folie d’interdite s’est emparées des officiels sans plus aucune justification médicale.
Je ne vois plus qu’un penchant, déjà là depuis longtemps, mais auquel la pandémie ouvre les portes, un penchant qui a déjà ravagé le monde, que nous sentions remonter à la surface et qui éclate au grand jour, le penchant d’imposer plutôt que d’éduquer, d’ordonner ce qui doit être fait plutôt que de nous faire confiance et ne nous supposer responsables et intelligents.
Je me sens nié à chaque seconde, mon intelligence rabaissée par des gens dont je perçois la bêtise, et ma colère gonfle, peut-être parce que je ne suis pas assez intelligent pour passer outre, pour accepter, mais je ne peux pas accepter des décisions qui me paraissent pires que le mal, qui ne pondèrent pas risques versus bénéfices, qui ne voient que les risques, qui n’envisagent que la réduction des libertés comme seul horizon, en faisant dès lors une priorité.
Nous ne sommes pas en dictature, mais je ne me suis jamais autant senti en dictature. Je la devine, rampante, à l’affût, séduisante pour beaucoup d’amoureux des solutions simplistes, et bien sûr inadaptées dans un monde complexe, à moins qu’ils ne souhaitent le simplifier, le ramener à une logique cartésienne et déterministe. N’est-ce pas un rêve partagé par beaucoup ? Je le lis, le renifle, il transpire, et ma colère provient de ma peur, elle est peut-être un réflexe de survie, lié à un sentiment d’impuissance.
Il ne me reste que les mots. Alors je dis, ça me soulage, mais sans grand effet, parce que les mots ont fini d’être contagieux, ou est-ce un défaut des miens ? Ou peut-être leur qualité. Parce que s’ils étaient contagieux, ils se propageraient comme la violence, comme la peste brune qui accompagne la peste virale, stimulée par elle, portée par elle.
Nous n’avons pas besoin de grands discours solennels, mais de voix qui chuchotent à nos oreilles, pour que nous puissions chuchoter à notre tour. La peste brune utilise des mégaphones, nous autres ses adversaires plantons des graines.
Est-ce cela que je veux que mes enfants retiennent ? Je plante des graines et attends qu’elles poussent. Et tous les jours, je recommence, pendant que les bûcherons débitent des forêts entières, mais prendre les armes contre eux ne me paraît pas concevable, se serait entrer dans leur jeu, mon opposition ne peut qu’être dans le murmure, que dans l’éducation, que dans la conscientisation.
Je ne suis qu’un chuchoteur. Je crois au pouvoir du murmure. Je crois aux histoires que mes parents me racontaient le soir quand j’étais enfant, je crois aux histoires que je lis dans les romans, je crois à la légende humaine. Ma colère s’apaise quand je pense à ce que je suis. Et c’est nécessaire, sinon je bascule dans la logique de mes adversaires, et ils gagnent la partie, alors je dois continuer mes murmures, ils sont ma ligne de vie, les conditions de ma survie, et peut-être celle d’un idéal humain que certains voudraient saccager au nom de la sécurité, mais pas tant physique que mentale, parce que la peur est dans le cœur des bruyants, et la colère aussi, et elle y est plus explosive, plus incontrôlée, au bord de la panique qui prive de discernement.
Déjà ils ont peur d’avoir mal fait, ou pas assez, alors ils redoublent de zèle et ajoutent des mesures à des mesures, restreignent de plus en plus nos libertés, et ne se trouvent tranquilles qu’une fois qu’ils nous ont cadenassés, persuadés d’avoir régler le problème, persuadés qu’on ne leur coupera pas la tête plus tard pour leurs manquements, comme si nous pouvions oublier les erreurs et les mensonges, comme si nous pouvions accepter l’idée que tous les moyens sont bons pour arriver à une solution, comme s’ils pouvaient nous faire croire que leur histoire est la seule histoire possible.
Nous nous souvenons des murmures de notre enfance, des murmures des romans que nous lisons toujours, il n’y a pas une histoire, mais des millions, des milliards, et autant de milliards qui n’ont pas encore été écrites, alors vous ne nous embobinerez pas avec votre version. Nous continuerons à murmurer. Après, si après existe tant il me paraît encore impensable, j’espère que vous admettrez vos erreurs, vos débordements, que nous serons tous capables de le faire. Il ne s’agira pas de passer à la suite sans une mise à plat, parce qu’alors la prochaine fois la facture sera plus lourde, le ressentiment plus vif et le pouvoir des murmures insuffisant pour maintenir la paix.