Philippe et moi avons pris une telle claque la semaine dernière lors de notre virée agathoise que nous avons décidé de répéter le même jeu : charger les VTT dans le Kangou, rouler une trentaine de kilomètres, nous arrêter dans un village et suivre une trace dessinée par copier-coller. Notre but : nous dépayser à deux pas de chez nous.
Il est 11 h quand nous débarquons à Vendémian, un village viticole posé à l’ouest d’une langue de garrigue qui descend du Massif central pour mourir sur les rives de l’étang de Thau. Quand j’étais gamin, je venais à Vendémian jouer au tambourin, un jeu de balle de par chez nous, sorte de tennis géant qui voit s’affronter deux équipes de cinq. J’avais l’impression que le village se trouvait dans un autre monde, alors qu’il suffit de franchir une ligne de crête avant de l’atteindre par une étroite route comme faite pour dissuader les curieux.
Le temps de débarquer les vélos et nous sommes en nage. Un soleil généreux, pas le moindre souffle de vent, 16°C au compteur, nous enlevons une couche, regrettant d’être partis avec des gants d’hiver, puis nous quittons le village par le sud, suivant une étroite route enlisée entre les vignes, plantées en léger surplomb, arrêtées par des murets de pierres sèches. Les pluies des semaines passées, et toutes celles avant elles, ont déversé sur le macadam craquelé des gravillons et de la boue dont se jouent nos pneus, avant de toucher de la bonne terre au profit d’un premier raidillon.
La vue se dégage. Sur Vendémian, surmonté de son clocher carré, avec en arrière-plan les chênes verts des garrigues, sur la droite la route bordée de platanes sanguins, et au premier plan les vignes tantôt déplumées, tantôt jaunes, tantôt aussi sanguines que les platanes. C’est l’automne, peut-être la plus belle saison pour se promener.
Au nord et au nord-ouest apparaissent les derniers contreforts du Massif central, une ligne en forme de vague à la fois familière et mystérieuse. Le silence nous surprend. Le temps s’est suspendu. La journée arrêtée, en paix avec elle-même. Tout est immobile jusqu’à la moindre feuille. Nous avons quelques scrupules à reprendre la route, comme si le prochain virage s’apprêtait à faire disparaître ce paysage pour nous précipiter dans une ville brutale.
Mais non, nous approchons du village du Pouget, perché sur un mamelon que nous contournons avant d’entrer dans la circulade médiévale aux rues si étriquées qu’il nous faut brandir nos vélos au-dessus de nos têtes pour franchir une voiture stationnée au milieu de la chaussée. Après la rue du Cloître et celle du Mal-Pas, nous atteignons une église romane du douzième siècle, quelque peu ensevelie par le clocher du quatorzième, qui a mangé la moitié du fronton surmonté d’une fresque d’inspiration végétale, un motif de grandes palmettes dit la notice.
En face de l’église, quelques marches nous amènent au sommet du village, sur une place avec une table, ou peut-être un jardin avec un palmier, un cyprès, un terrain de boule. On se sent à l’abri, coupé du monde. On imagine les fêtes estivales. Un peu plus bas, quatre ouvriers déjeunent sur la terrasse ensoleillée d’une maison. On a pénétré dans le Midi de notre enfance, ce Midi qui n’existe plus par chez nous sur la côte, un Midi au ralenti, un Midi véritable où le temps s’écoule avec plus d’épaisseur, un Midi inestimable alors que le nôtre a été bradé aux promoteurs.
Nous restons un long moment silencieux, avant sans mot dire de reprendre la route. Pour éviter la voiture, nous descendons par une volée de marches qui nous dépose sur un beau promontoire, face au mont Saint-Baudille, point culminant du massif de Séranne, dernier rempart du Massif central.
Nous quittons le Pouget par de petites routes, dépassons une vigne aux couleurs du drapeau espagnol, puis longeons un muret antique soutenant une vigne tout aussi ancienne, une pensée pour nos ancêtres qui ont dessiné ces paysages, puis nous entrons dans Saint-Bauzille-de-la-Sylve, nouveau village étroit, avec une placette au style grec plantée d’un olivier échevelé. La trace nous fait rejoindre une piste DCFI et grimper dans un massif boisé, au sommet duquel se dresse un sémaphore, élément d’un réseau optique de télécommunication, dont la construction n’a pas été achevée avant l’invention du morse.
La descente nous offre un magnifique panorama sur les vignes, de petites parcelles de taille près industrielle, disposées en patchwork rien que pour le plaisir des yeux. De détour en détour, de vigne en vigne, d’éblouissement en éblouissement, nous rejoignons le nord de Vendémian, puis changeons soudain de paysage, entrant dans la garrigue en même temps que la route s’élève méchamment.
Nous pénétrons dans une combe dont nous ne voyons pas le bout, tournons et retournons, croisons un groupe de randonneurs au moment où se révèle au-dessus de nous les ruines du château d’Aumelas, dont ma grand-mère paternelle disait être apparentée aux seigneurs pourtant ruinés plus de 400 ans avant sa naissance. Nous contournons une colline, croyant contourner le château, quand ses remparts nous sautent dessus, alors que nous attaquons un sentier tortueux et technique, le seul passage du parcours qui nécessite des VTT, et même pas puisque nous finissons par mettre pied à terre, sans toutefois prendre le temps de lire les panneaux botaniques.
Au sommet, une prairie verdoyante nous accueille, couverte de pâquerettes. Nous lui tournons le dos ainsi qu’au château et nous dirigeons vers la petite route de la Taillade, la côte la plus fameuse de notre secteur pour les routiers. Nous accélérons, question de nous brûler les jambes une dernière fois, avant de plonger sur Vendémian à fond de train.
Avec notre voiture, nous retrouvons notre temps ordinaire, ses urgences et sa propension à filer à la vitesse de la lumière. Déjà oublié les mazets au coin des vignes sous les grands arbres qui font de l’ombre en été, oublié le dédale des chemins, tracés sans soucis d’optimisation, mais plutôt avec art, un art perdu, ou un art en perdition, que nous célébrons par nos balades à vélo, entrant dans un musée à ciel ouvert, un musée qui expose des œuvres encore vivantes, sans que les pavillons ne réussissent encore à toutes les bouffer.
Nous sommes sûrs d’une chose, nous devons revenir ici ou là, explorer encore, faire vivre les anciennes routes, les anciennes sentes, les irriguer comme si nous étions des globules rouges, ou les petits soldats d’un système immunitaire, par notre présence donnant une chance à tout l’organisme de survivre.