Entre 2000 et 2010, après l’explosion de la bulle internet et avant la domination des réseaux sociaux, nous avons vécu l’âge d’or des auteurs indépendants. Cette époque est révolue. Comme je l’ai expliqué dans un billet précédent, j’ai trop longtemps tenté de le nier. Voici une brève histoire d’internet qui montre pourquoi ce qui était envisageable hier ne l’est plus aujourd’hui.
Durant l’âge d’or, mon blog occupait le centre d’un vaste réseau interconnectant des milliers de blogs (dans un tel réseau, dit distribué, chaque nœud occupe le centre du réseau — qu’il faut imaginer comme une sphère). Les lecteurs sautaient de blog en blog, aidés par les blogueurs qui établissaient des listes de sites amis, qui aussi parlaient des textes des autres blogueurs, en une forme de correspondance ouverte et multinodale.
Google et les autres moteurs de recherche référençaient nos contenus, les plaçaient parfois en tête de leurs pages de résultats et nous envoyaient sans cesse de nouveaux lecteurs, renouvelant notre lectorat, le diversifiant, l’augmentant. J’étais auteur, éditeur, diffuseur. J’étais roi en mon royaume. Et quand je publiais un livre en librairie, j’étais le mieux placé pour le faire connaître.
Quand les réseaux sociaux comme Facebook ou Twitter sont apparus, je les ai adoptés avec entrain. Ils me permettaient de créer un réseau parallèle et d’annoncer à mes contacts les nouveaux articles publiés sur mon blog. Quand j’avais mille amis sur Facebook et que je postais un message, ils le voyaient tous passer.
Les choses ont commencé à se dégrader lorsque Google a pénalisé les listes de sites amis, les considérant comme des publicités déguisées. Ce qui fonctionnait très bien depuis l’apparition du web, Google le décrétait soudain hors la loi (parce que Google voulait se reverser le monopole de la publicité par lien sur internet). Résultat, les listes ont disparu peu à peu. Avec la fin des listes, une autre chose a cessé, le surf.
Souvenez-vous. Au début d’internet, nous vagabondions de site en site, explorant le net comme un territoire, nous laissant tenter par des chemins de traverse et au passage découvrant des paysages merveilleux. C’est bien terminé. Plus personne ne surfe parce que les liens, pourtant l’essence même du web, sont de plus en plus rares, car pénalisés par Google.
Et pour cause, désormais, on va sur Google, on saisit une requête, on va sur la page trouvée (dans 80 % des cas, une page appartenant à Google — Map, YouTube, AdSense…). On veut une autre information, on retourne sur Google, au passage mangeant des tonnes de publicités plus que déguisées. Pour s’accaparer le trafic internet et maximiser ses revenus, Google a tué le surf, par la même les blogs, du moins les blogs interconnectés de proche en proche. Désormais pour être trouvé, il faut que nos articles soient choisis par Google (c’est plus facile en payant), sinon point de salut. Presque aucune chance qu’un vagabond n’y tombe dessus par hasard.
Alors c’est la foire d’empoigne. Les entreprises dépensent des fortunes pour placer leurs pages en tête des recherches. À mon échelle artisanale, je suis écrasé, je n’existe plus sur le net, je ne peux plus me faire entendre, sinon dans ma communauté de fidèles. Durant l’âge d’or, les moteurs m’envoyaient 80 % de mon trafic, aujourd’hui plus que 25 %, souvent sur des articles anciens aux titres provocateurs. J’ai donc perdu mes deux sources premières de sang neuf, le surf et le référencement naturel. Il y a pratiquement plus aucune chance que je sois trouvé par hasard. Le web est devenu déterministe, un déterminisme acheté à coups de millions.
Un commentateur me dit « On peut toujours te trouver comme avant. » Tout le problème est d’être trouvé par ceux qui ne me cherchent pas.
Ce n’est pas tout. Facebook est un réseau social centralisé, c’est-à-dire que tous les échanges passent par Facebook, Facebook faisant loi, exactement comme Google qui, en bon dictateur, fait loi sur le web. Donc quand Facebook change les règles du jeu, je n’ai rien à dire. Depuis quelques années, pour toucher tous mes amis, tous ceux que j’ai acceptés comme tels, je dois payer, sinon mes messages n’atteignent plus que les amis avec lesquels j’interagis régulièrement. Je me retrouve à crier dans le vide et à casser les oreilles des mêmes personnes. Peu à peu mon espace numérique s’est rétréci. Dans ces conditions, je n’ai plus aucune chance d’être un auteur indépendant, à moins de me satisfaire d’une niche étroite et de passer le plus clair de mon temps à la cultiver, alors même que mes outils de jardinage m’ont été retirés.
Si j’étais un auteur avec pignon sur rue, j’adopterais la stratégie marketing top down, aussi appelée le tapis de bombes, qui consiste à inonder le marché d’un produit dans un gigantesque battage médiatique. Pas de chance, je dois adopter une méthode moins dispendieuse. Tout d’abord, j’ai besoin d’un éditeur. Déjà parce que je l’aime mon éditeur, on discute ensemble, on parle littérature, on boit des coups, on voyage, on travaille et on se marre.
(L’indépendance, à vrai dire, me déplaît. Elle impose de tout faire soi-même. Je préfère dépendre des personnes qui savent faire mieux que moi ce que je fais mal. Voilà pourquoi nous vivons en société, pour nous entraider (dans un monde déréglé, nous avons plus besoin que jamais d’entraide). Un interdépendant sait que ses actes impactent les autres. Il pense global, il sent les liens qui le lient aux autres. L’indépendance serait le besoin de s’affranchir de tous les liens. C’est une chimère dangereuse.)
J’en reviens à mon éditeur. Après m’avoir aidé à parachever un livre, il en parle aux libraires, les rencontre, met mon texte en avant, leur demande de le lire, de le vendre aux lecteurs qui vivent autour de leur librairie et que je n’ai aucune chance d’atteindre avec l’internet d’aujourd’hui.
De librairie en librairie se recrée un réseau, aussi de bibliothèque en bibliothèque, de salon en salon. En topologie, on l’appelle un réseau décentralisé (alors que celui qui reliait les blogs était distribué — hautement décentralisé, tel celui des routes). Cette structure en réseau décentralisé permet de pousser un livre de proche en proche en minimisant les investissements. Dans ce schéma, mon blog reste vital. Il est un nœud de ce réseau, une de ses passerelles numériques, un de ses points d’entrée. Mon réseau est devenu hybride, numérique et physique. Il cherche sur le terrain ce qui est devenu quasi inaccessible pour un auteur sur le net : le proche en proche, la propagation, la viralité.
En ligne, je continue d’utiliser les réseaux sociaux. Facebook pour discuter plus que pour me faire entendre. Cela pourrait changer si les utilisateurs cessaient de liker et prenaient l’habitude de partager (un like s’adresse à l’auteur d’un post, un partage à nos amis).
Twitter et Instagram restent plus ouverts. Les messages n’y sont pas filtrés, donc ils atteignent notre audience potentielle. Malheureusement, Twitter est moribond et Instagram nous impose de communiquer avec des images alors que notre travail est l’écriture. Quant à YouTube, oui, une vidéo de temps à autre pourquoi pas, mais je reste écrivain, je n’ai pas envie de m’exprimer en vidéo, ce n’est pas mon média. Et par malheur, ces trois réseaux sont tout aussi centralisés que Facebook. Quand j’y investis du temps, cela revient avant tout à les faire fructifier eux. Voilà pourquoi en ligne je continue de publier sur mon blog, au moins j’y suis chez moi et personne ne peut m’y dicter sa loi.
Mon dernier outil, le plus intéressant pour un auteur peut-être, reste la newsletter, le lien direct avec mes lecteurs, une sorte de ligne de vie, une couverture de survie, d’une robustesse à toute épreuve.
J’en suis là de ma vie numérique. Le net d’avant existe toujours, rien techniquement ne l’empêche, sinon nos usages qui se sont recentralisés. C’est tout le problème. Dans un système médiatique centralisé, il faut émettre avec beaucoup de puissance, donc beaucoup de moyens, soit financiers, soit provocateurs. Je préfère donc court-circuiter le centre, diffuser depuis de multiples sources : mon blog, les librairies, les bibliothèques… Si j’étais resté purement numérique (blog, ebook, POD…), j’aurais étouffé.
Je ne veux décourager personne de tenter l’aventure de l’indépendance ou de la poursuivre, je dis mon ressenti et le justifie en m’en référant aux pas très glorieuses dernières évolutions du web (continuer de les nier serait me mentir, vous mentir, je ne suis pas du genre à m’enferrer dans une voie suicidaire). Maintenant que je dispose d’un réseau hybride, et que je l’accepte, je peux envisager avec plus de sérénité une activité en ligne et hors ligne, certains textes étant diffusés en direct, d’autres via les libraires quand des éditeurs jouent le jeu.
PS : Ma pensée a évolué ces derniers mois sous l’influence de mon éditeur Pierre Fourniaud et de son attachée librairie, l’infatigable Marie-Anne Lacoma. Ils travaillent sur le terrain comme nous autres blogueurs travaillions jadis sur le réseau. Ils cultivent les nœuds, au plus près de l’humain. J’ai compris qu’ils m’étaient indispensables, à titre d’auteur, mais aussi à titre personnel, parce que je les apprécie du fond du cœur.