Pont suspendu de Douelle
Trace originale
Trace originale

Quand Lionel m’a rejoint pour la générale de ma trace Méditerranée-Atlantique, reliant Balaruc-les-Bains à Biscarrosse, j’étais quelque peu anxieux. Nous allions nous attaquer à une partition que je n’avais fait que chantonner dans ma tête par écran interposé, à l’exception de ses premières mesures, autour de chez moi, et d’une petite portion située vers son milieu, autour de chez mes beaux-parents. J’étais d’autant plus anxieux que pour Lionel ce serait le baptême du feu en bikepacking. Je n’avais pas envie de le dégoûter, d’autant qu’il avait acheté un Salsa Cutthroat pour l’occasion ainsi que le nec plus ultra du matos de bikepacking. Il importait pour moi que nous atteignions l’Atlantique et la maison de ses cousins.

La partie était loin d’être gagnée d’avance. Si je lisais le blog de Lionel depuis des années, si nous partagions pas mal de valeurs, si nous avions souvent échangé des mails ou des messages sur Twitter, nous ne nous étions jamais retrouvés face à face, avec tous les risques d’une telle rencontre quand on connaît mon caractère pour le moins sec.

Finalement, après quelques heures passées à la maison, nous nous sommes estimés plutôt compatibles malgré nos dix-huit ans d’écart, tant dans notre façon de penser, peut-être induite par notre statut de fils unique, que dans notre complication alimentaire — pas question pour nous de boire une bière après l’effort (Lionel refusant l’alcool même dans les babas au rhum).

La femme de Lionel a tout de même tenu à me rencontrer avant de me le confier, au moins pour s’assurer que je n’étais pas un psychopathe. Il faut croire qu’elle ne m’a pas trop mal jugé puisqu’elle nous a laissés partir ensemble.

Samedi 10 août, Balaruc

Réveil à 6 h. Dernière douche. Je tousse encore après une grosse crève. J’ai un vestige de mal aux fesses après l’infection d’un poil qui m’a tenu à distance du vélo durant dix jours. Pris de panique, la veille j’ai troqué ma selle Specilized Power Expert pour une Power Arc Expert, une selle plus arrondie supposée moins pincer les fesses et éviter mes problèmes d’inflammation à répétition. Tout ça tourne dans ma tête.

Quand je quitte ma chambre, je tombe sur un Lionel aux yeux endormis, sa grande carcasse pas encore dépliée, ses cheveux bruns où pointe des mèches grises pas encore disciplinés par un catogan. Il marmonne quelques mots tout en bâillant : « Je ne suis vraiment pas du matin. » Pas de chance, un raid à vélo implique de partir tôt pour profiter des premières lueurs et de rouler jusqu’à la nuit, avec entre temps autant de pauses que nécessaire pour ne pas se faire exploser les jambes et le palpitant.

Le départ
Le départ

Après un petit-déjeuner frugal, nous enfourchons nos montures, disons au revoir à la femme de Lionel, avant d’emprunter la piste cyclable qui longe l’étang de Thau en direction de Mèze. Je dois demander à Lionel de ne pas trop appuyer sur les pédales, notre but étant de persister dans l’effort. Mes injonctions n’ont que peu d’effet. Sur le macadam, le Cutthroat est plus rapide que mon Timberjack.

Trois jours plus tôt, nous avons effectué une première sortie de mise en jambe et constaté la disparité entre nos bécanes. Avec son cadre en carbone, sa position aérodynamique style gravel, son cintre course, sa fourche rigide, ses 9 kg, le Cutthroat ne tutoie le VTT que par ses roues de 29 pouces et ses pneus de 2,2 pouces. Il file sur les pistes et le macadam, avec un rendement du tonnerre en montée, mais peine sur les chemins techniques et les descentes engagées ou chaotiques.

Mon Timberjack est bon partout où le Cutthroat est mal à l’aise et inversement. Cadre aluminium, 12,7 kg à vide, fourche de 130 mm, pneus de 2,6 pouces sur roues carbone Ibis 942 de 42 mm, il avale les descentes avec joie, mais, sur le macadam et en montée, me donne l’impression de conduire un tracteur. J’ai beau verrouiller la fourche, une grande partie de mon énergie s’évapore en torsion, pompage, prise au vent, adhérence excessive.

J’ai choisi ce vélo pour son confort exceptionnel, avec le souci de mon corps plus que des performances. Lors de mes trois raids aux États-Unis, le Timberjack m’a permis de passer partout sans ressentir la moindre douleur. Les gros pneus compensent l’absence de suspension arrière et offrent une tenue de route exceptionnelle.

Les terrains selon Komoot
Les terrains selon Komoot

Je sais déjà que Lionel sera devant dans les parties roulantes et montantes, et que je serai devant dans les descentes et les singles techniques. Seul problème : je n’ai aucune idée de leur répartition. J’ai créé la trace par couper-coller et improvisations. Komoot me fournit des statistiques trop superficielles pour savoir dans quoi je m’engage avec certitude. J’ai donc adopté le vélo capable d’affronter le pire dans les meilleures conditions (conscient que sans suspension avant mes épaules seraient incapables d’enchaîner plusieurs journées de pédalage).

Sète au loin
Sète au loin

Après avoir longé le port de Bouzigues, surplombé les parcs à huîtres, nous descendons vers Mèze, dont nous suivons le rivage avant de tourner le dos à l’étang et à la Méditerranée. Nous entrons dans les vignobles et les pinèdes. Le soleil déjà vigoureux intensifie le vert des feuilles de vigne en contraste saisissant sur les terres rouges où les ceps s’alignent en rangs serrés. Je connais ce coin pour souvent le parcourir à gravel ou VTT. Les chemins choisis ne présentent aucune difficulté et déjà nous offrent des points de vues sur les sommets du parc naturel du Haut Languedoc que nous devinons au nord, dans la brume encore mauve du petit matin. « Ils paraissent si loin », me dit Lionel.

La piste se transforme bientôt en une étroite desserte campagnarde qui ondule sans méchanceté jusqu’à la départementale menant à Pézenas, la somptueuse ville renaissance située au milieu des vignobles du Languedoc. Nous avons pédalé deux heures, parcouru un peu plus de 30 km. Maison Alary, nous achetons de quoi petit-déjeuner, Lionel des pains au chocolat, qu’en bon Belge il appelle des couques au chocolat, moi, de délicieuses brioches à la fleur d’oranger. En soi, elles méritent le voyage, bien plus que les petits pâtés aigres-doux de Pézenas dont je n’ai jamais raffolé.

Pézenas
Pézenas

Alors que la ville s’éveille, installé dans un coin de la place centrale encore endormie, j’explique à Lionel une des règles du bikepacker : « Manger à chaque occasion, parce que ces occasions peuvent être rares. » Après nous être crémé les fesses, rituel que nous répéterons scrupuleusement à chaque halte, nous reprenons la route et entrons dans des secteurs pour moi inconnus, du moins à vélo. Nous alternons chemins et petites routes, sans jamais ou presque croiser de voiture, ce qui est notre but pour notre voyage.

À l’ombre d’une esplanade plantée de platanes, nous découvrons une église baroque à la façade rose, Notre-Dame de Mougères, avec en face un point d’eau où nous nous ravitaillons, puis nous dépassons les villages de Roujan et de Gabian sans nous arrêter avant qu’un bouquet de ronces ne nous bloque en contrebas du village de Fouzilhon. Première fausse note dans ma composition. Je sais qu’elles seront nombreuses. J’ai interconnecté des centaines de traces sans vérifier leur date d’enregistrement avec le risque que certaines soient désormais impraticables.

Nous dégainons nos téléphones et repérons sans difficulté une solution d’évitement. Après une brève escalade sur une route ravinée, nous découvrons la perspective verte du Haut Languedoc, avec les monts qu’il nous reste à gravir d’ici la fin de la journée. Nous déboulons alors vers une espèce de forteresse, de toute évidence une choucroute fin XIXe, avec créneaux et tourelles, qui s’avère être le château de Grézan où se déroule une dégustation des crus locaux. Pas pour nous. Nous filons en droite ligne vers Autignac, encore un village superbe, avec une terrasse de café posé devant l’église, dont le porche doit dater de la protorenaissance.

Le Haut Languedoc
Le Haut Languedoc

Une soixantaine de kilomètres de parcourue, il est presque midi, il est temps de nous ménager une pause rafraîchissement alors que le soleil se fait mordant à plus de 30°C. Nous commandons deux Perrier citron tout en grignotant des croissants achetés à la boulangerie voisine. Quand nous repartons, la chaleur redouble sur un relief méchant. Des chemins nous amènent dans les collines. Un single met à rude épreuve le Cutthroat. À la vue d’une nouvelle pente menaçante, Lionel préfère que nous la contournions par la route. Je ne fais pas le difficile, surtout qu’après nous grimpons sans interruption jusqu’au village de Saint-Nazaire-de-Ladarez, un nom comme un titre de roman, puis, après une descente technique qui fait jurer Lionel, nous repartons vers le col de l’Avrolle, en surplomb de Roquebrun, un des villages les plus ensoleillés de France, situé sur une boucle de l’Orb. Un pur chef-d’œuvre.

Dans les garrigues
Dans les garrigues

Nous filons devant des restaurants, mais je suggère de pousser plus loin en amont de l’Orb, où je connais un café, le Bleu Lézard. Quand nous y arrivons vers 14 h 30, le service est terminé. Le tenancier accepte de nous servir une assiette de fromage et de charcuterie. Nous regrettons de ne pas nous être arrêtés à Roquebrun, où un établissement indiquait service en continu. Dans mon souvenir vieux d’une quinzaine d’années, le Bleu Lézard était un havre de paix. Nous retrouvons une turne mal tenue et décatie où nous ne nous attardons pas.

Initialement ma route passait en face dans les collines, mais au dernier moment je l’ai fait suivre la D14 le long de l’Orb. J’aime cette vallée qui offre un des plus purs paysages du Midi, avec en arrière-plan les pics dentelés des gorges d’Héric. Il y a là une maison nichée entre roches et vignes où je suis sûr que j’aurais été heureux de vivre. Nous franchissons le pont suspendu de Tarassac, puis rejoignons la piste cyclable de terre battue qui emprunte une ancienne voie de chemin de fer. Elle nous mène à Olargues, encore un de ces bijoux de villages escarpés, où nous commandons une crêpe salée dans un snack engoncé dans une ruelle ombragée.

Gorges d’Héric
Gorges d’Héric

Lionel éprouve le besoin de souffler. Nous nous allongeons une vingtaine de minutes dans l’herbe avant de nous diriger vers la difficulté de la journée : l’escalade des premiers contreforts du Massif central en direction du saut de Vézoles. Quand à 17 h nous quittons l’ancienne voie ferrée, nous avons parcouru 104 km pour 1 200 m de dénivelé positif. La suite est brutale, d’abord sur macadam, très vite sur des pistes pour gravel, parfois assez caillouteuses. Après une masure devant laquelle deux silhouettes patibulaires s’affairent sur le moteur éventré d’un pick-up, la trace cafouille. Nous hésitons, faisons fausse route, traversons un champ d’herbes jaunes, arrivons dans un hameau où un gars passe la tondeuse.

Le Timberjack
Le Timberjack

Après, c’est la forêt. Le gradient est toujours supérieur à 8 % avec des pics à 16 %, sans le moindre replat pour récupérer. Je maudis la masse du Timberkack et ses gros pneus. Je suis sur le 32-50, un développement que je n’emploie presque jamais sur mon VTT cross-country. Lionel fonce loin devant moi. Parfois, les arbres s’écartent pour révéler la vallée et de belles montagnes verdoyantes. Peu à peu les essences se transforment. Après les chênes verts entrent en scène les châtaigniers, puis arrivent des sapins bleus. Nous avons changé de pays. En une journée, nous sommes passés des garrigues et des vignobles à la montagne. Je me retourne une dernière fois vers le sud où j’aperçois la mer.

Je monte au train, sans jamais m’essouffler, conscient que je dois m’économiser pour les jours suivants. Peu avant le sommet, je retrouve Lionel, assis à côté de son vélo. Il est heureux. Il n’a jamais escaladé un tel col et il s’est surpris à l’avaler sans difficulté, n’effectuant qu’une seule pause où j’ai dû en faire trois malgré mon rythme de sénateur. À partir du hameau, il est monté en 1 h 08, moi 1 h 22.

Lionel au sommet
Lionel au sommet

Après un kilomètre, nous atteignons les berges du lac de Vézoles, un lac de retenue, où nous trouvons quelques campeurs, installés à la lisière entre plage et forêt. Impossible de ne pas nous arrêter pour la nuit. Nous sommes en Norvège ou peut-être au Canada. Le soleil couchant nous arrose d’ambre. Lionel plonge dans le lac. L’eau est à 24°C. Je respire. Je sais pourquoi je fais du bikepacking. Pour ces moments d’intensité. Pour ces endroits miraculeux.

Lac de Vézoles
Lac de Vézoles

Bilan de la journée : 115 km, 1 926 D+, 8 h 9 de déplacement pour une sortie de 12 h 01. Nous nous sommes déplacés 68 % du temps. Notre vitesse en mouvement : 14 km/h. Notre vitesse réelle : 9,5 km/h. À titre de comparaison, lors de la première journée de mon raid dans les Appalaches, j’ai parcouru 131 km, gravi 2 597 m, me suis déplacé durant 9 h 19 pour une sortie de 14 h 34. Ma vitesse en mouvement a été de 14 km/h, ma vitesse réelle de 9 km/h, pour 64 % du temps passé à rouler, soit des valeurs similaires. J’en déduis que voilà des paramètres qui me décrivent. Il serait déraisonnable pour moi de faire équipe avec des bikepackers plus rapides ou plus endurants.

J’estime que le Timberjack a été à son avantage dans seulement 10 % du parcours, mais je n’aurais pas pu rouler avec un Cutthroat. À cause de ces 10 %, mon corps aurait été incapable d’encaisser les secousses, contrairement à celui plus jeune de Lionel.

Quand je m’enferme dans ma tente, le ciel est rose et un fort vent du nord souffle. Mon inflammation à la fesse ne s’aggrave pas, je ne peux pas dire que je ne la sens pas, mais un peu de crème réparatrice lui fera le plus grand bien.

Strava, jour 1
Strava, jour 1

Dimanche 11 août, Lac de Vézoles

Au fil de la nuit, la température tombe. Après tout, nous dormons à 1 000 m et le vent souffle en tempête. Je me suis emmitouflé dans mon kilt de couchage, j’ai enfilé ma doudoune, je me sens chez moi, dans un cocon douillet. J’adore cette sensation d’intimité après une journée d’effort en plein air.

Notre campement
Notre campement

Au petit matin, quand je m’éveille, le vent s’est calmé. J’ai un peu froid aux pieds. Dehors, il fait 7°C. Mon kilt Western Mountaineering NanoLite, très compact pour un poids de 370 g, est censé m’aider à supporter le 3°C, mais la brise le transperce sans difficulté (parce qu’elle transperce aussi ma tente ultra légère Zpacks Plexamid dont la fonction première est de me protéger de la pluie et de l’humidité). Lionel dort dans un sac de couchage Rab Mythic 200, 100 g plus lourd dont la zone de confort descend jusqu’à 1°C. Dès que je recouvre le kilt avec mon imperméable, la température intérieure remonte. Il me suffirait de dérouler ma couverture de survie pour affronter des températures plus basses.

Nous vivons le bikepacking en geek. Nous ne cessons de parler de nos équipements respectifs. Lionel dort sur un matelas Therm-a-Rest NeoAir UberLite de 250 g, moi sur un Therm-a-Rest NeoAir XLite de 340 g, plus épais, plus confort, plus isolant (je perds là le poids gagné sur le sac de couchage). À l’avenir, pour des sorties potentiellement plus froides, j’emporterai sans doute un sac à viande en soie, voire un pantalon doudoune. Je préfère les solutions par couches, mieux adaptables aux conditions.

Il est un peu plus de 7 h quand je réveille Lionel, deux ou trois heures trop tôt selon ses goûts. Commence le rituel du rangement, qui me prend une quarantaine de minutes (autant que celui du couchage dont il est le symétrique exact). Toujours allongé, je dégonfle mon matelas, puis je m’extrais du kilt. Je pose mon collant de contention qui me sert de pyjama, me tient chaud et surtout facilite la récupération de manière étonnante. Il suffit que je ne l’enfile pas parce qu’il ferait trop chaud et j’ai mal aux jambes le lendemain. Cet accessoire d’une centaine de grammes m’est tout simplement indispensable.

Je pose mon t-shirt en mérinos, m’habille vélo, je replis matelas, kilt, doudoune, passe mon imperméable et sors de la tente dont je transfère le contenu dans les deux sacs du vélo. Me reste plus qu’à la démonter, et le tour est joué. Moins rodé que moi, moins réveillé, Lionel prend plus de temps, alors je marche sur la plage sous les premiers rayons de soleil tout en grignotant une barre avoine oat mix fruits rouges (100 g pour 400 calories, je n’ai pas trouvé meilleurs ratio et goût — sauf les barres bio que je confectionne moi-même).

La plage
La plage

Peu après 8 h, soit une heure plus tard que la veille, nous nous mettons en route. Nous ne sommes vraiment pas en mode course. Les paysages sont splendides, l’air d’une transparence incroyable, et la bruyère cascade vers le lac alors que nous nous en éloignons. Très vite nous tombons sur un itinéraire VTT fléché noir et Lionel fait la grimace dans les descentes qui le forcent à mettre pied à terre. Moi, je me régale, jusqu’au moment où ma trace quitte le single balisé pour nous perdre dans un trou de basse fausse dont nous n’arrivons à nous extirper qu’en faisant demi-tour.

Réparation du sac Apidura
Réparation du sac Apidura

Dans les secousses, Lionel prend conscience que son sac de guidon Apidura ballotte. Verdict : la sangle d’attache au cadre a cassé, cela après une journée de bikepacking. Ça fait désordre pour un produit haut de gamme étiqueté expédition. Par chance, Lionel réussit à fixer le sac avec la ceinture de sa tenue de ville (qu’il emporte pour son retour en Belgique en train).

Moi-même, cinq jours avant le départ, j’ai découvert que la fermeture à glissière de mon top tude bag Apidura était morte, après cinq jours d’utilisation dans les Appalaches. Pris de panique, parce que ce sac m’est indispensable, j’ai commandé en remplacement un Mag Tank 2000 de Revelate Design tout en contactant le support Apidura, d’une réactivité exceptionnelle. Deux jours plus tard, je recevais un top tube bag flambant neuf en même temps que le Mag Tank, avec lequel j’ai décidé de partir (bien que pas totalement étanche et un peu plus lourd, ce sac est plus volumineux, 1,5 litre contre moins d’un litre pour l’Apidura et plus facile à ouvrir — à l’usage, je le plébiscite).

Après cette mésaventure et plus d’une heure de perdue à marcher, pousser, nous remontons vers la piste noire que nous suivons jusqu’à la route de la Salveta sur Agout, la petite ville étant en tenue de fête et bourrée de touristes indolents. Lionel a mal aux bras et aux épaules. Le Cutthroat était à la limite sur la noire et j’étais heureux avec mon Timberjack aux pneus surdimensionnés. Nous n’avons parcouru que 14 km en 2 h 40.

Nous nous installons en terrasse d’une pâtisserie où nous dévorons des parts de pizza et des gâteaux excellents tout en sirotant un thé. Quand nous demandons au tenancier de remplir nos poches à eau, il nous suggère une fontaine où l’eau serait meilleure qu’au robinet. Elle se situe en contrebas du village. Les gens viennent de loin pour y remplir des bidons. L’eau est fraîche et revigorante. Nous voilà fin prêts pour la suite du périple qui commence en douceur par une alternance de petites routes et de sentiers, dont des GR qui nous imposent parfois de pousser nos montures, alors que nous entrons dans la région des monts de Lacaune.

Les monts de Lacaune
Les monts de Lacaune

Nous quittons le département de l’Hérault pour celui du Tarn, plus sauvage, plus austère, moins peuplé. Nous ne croisons plus âme qui vive. Surtout pas le moindre cycliste. D’ailleurs, nous n’avons toujours pas rencontré d’autres bikepackers depuis le départ. Les paysages valent pourtant le détour, même si ça monte et descend sans cesse. Nous avons une nouvelle fois changé de pays. Le ciel se couvre, devient menaçant. Nous pédalons avec abnégation.

Seuls au monde
Seuls au monde

Il est presque 14 h quand nous apercevons en contrebas le village d’Espérausse, un village de montagne avec toits d’ardoises. Vue l’heure, il nous paraît inutile d’y descendre pour y chercher à nous sustenter. Nous rêvons d’un hamburger et nous contentons de nos barres de céréales et de nos bonbons au glucose.

La route étroite grimpe avant de plonger dans une vallée, puis de s’arrêter à l’entrée d’une ferme. Un chien nous accueille en aboyant sans animosité. Un barbu tout sourire sort à notre rencontre (Google indique qu’il s’appelle Amalric Philippe — la publication de ce détail est assez flippante). Je lui explique que notre trace passe par chez lui. Il nous assure qu’après il n’y a rien. Il nous suggère de remonter jusqu’aux ruches que nous avons aperçues durant notre descente, de tourner à gauche. Moi : « Vous êtes tranquille ici. » Lui : « On n’emmerde personne. » Ce « on » doit inclure le chien et quelques autres animaux, car je n’imagine pas une femme et des enfants vivre dans ce trou.

Dans le trou
Dans le trou

Nous rebroussons chemin, bifurquons aux ruches sur un chemin carrossable qui, après un kilomètre, se divise en deux branches, la droite plongeant dans la vallée, en direction de notre trace. Après quelques hésitations, nous optons pour cette solution. Bientôt des herbes hautes nous ralentissent, puis des ronces, puis des arbres couchés. Nous portons les vélos, perdons le chemin, le retrouvons, puis il disparaît tout à fait. Nous suivons les vestiges d’un muret, nous griffons les bras et les jambes, tout en récoltant avec nos pilosités des graines piquantes que les plantes espèrent nous faire transporter au loin. Au bout d’une heure de bataille, sans cesse tentés de faire marche arrière, nous n’avons parcouru que quelques centaines de mètres pour nous retrouver quasiment au-dessous de notre ermite, où nous découvrons un chemin plus praticable, sans doute celui qui rejoint la ferme par l’autre versant.

Quel plaisir ces chemins
Quel plaisir ces chemins

La route s’élève à nouveau, rejoint un plateau aux amples perspectives. Nous nous disons que ça valait la peine. Nous atteignons un chemin de grande randonnée envahi par des vaches qui fuient à notre approche, puis dévalons un single fort joueur en direction de la vallée du Gijou, qui parachève les monts de Lacaune.

Bon, fort joueur pour moi, Lionel n’est pas de mon avis et commence à remettre en doute ma trace qui se lance dans une zone où nos cartes ne montrent aucun chemin. Nous franchissons un pont et découvrons pourtant un sentier en sous-bois qui débute par une pente à 20 %. « Je ne passe pas par là, je prends par la route, déclare Lionel. On se retrouve en haut si tu veux. » Je boude, mais je choisis la solution de facilité. Nous continuons par la route jusqu’au village de Saint-Pierre-de-Trivisy, désert, café fermé, boulangerie fermée. Au détour d’une ruelle surgit un couple avec poussette. Moi : « On cherche à manger. » Ils nous indiquent le camping, à une centaine de mètres.

Nous nous y précipitons. Il y a foule, ça bourdonne autant que ça dort dans le village (étrange propension des touristes à s’entasser les uns sur les autres, faisant preuve d’un grégarisme effrayant). Au snack du camping, ils ne servent à manger qu’à partir de 19 h. Plus d’une heure d’attente. Nous en profitons pour nous doucher à tour de rôle (le bikepacking impose de ne jamais laisser les vélos sans surveillance). Après deux belles entrecôtes, nous voilà rassasiés. Nous nous dirigeons vers un emplacement de fortune où nous nous installons entre un BBQ et un parking, le long d’une haie. Je monte ma tente en quatrième vitesse et m’y enferme.

J’entends un gars proposer à Lionel un excédant de pâtes au saumon. Ils échangent quelques mots. Je m’endors vite, il ne doit pas être plus de 21 h 30. Bilan de la journée : 66 km, 1 474 D+, 5 h 51 de déplacement pour une sortie de 9 h 24, pas ce quoi être fier, mais heureux, oui, parce que nous nous sommes gavés d’émotions.

Strava, jour 2
Strava, jour 2

Lundi 12 août, Saint-Pierre-de-Trivisy

Un bruit de moteur me réveille peu après minuit. Je prends conscience qu’il s’agit d’un ronflement tonitruant. Je grogne, je tape des mains. Allongé à deux mètres de moi de l’autre côté de la haie, le type ne bronche pas. Par moments, il cesse de respirer, puis se reprend avec violence. Il souffre d’apnée du sommeil, il devrait consulter. Je tape plus fort des mains, je ne réussis qu’à réveiller ses deux filles et je comprends qu’il s’agit du gars aux pâtes au saumon.

Les filles gloussent, puis : « Papa, tu empêches tout le monde de dormir. » Lui : « Quoi, qu’est-ce que vous dites, comment ça ? » Il se remet à ronfler et elles explosent de rire. J’ai envie de hurler, je hurle d’ailleurs, ça ni change rien. Les filles gloussent.

Il se met à pleuvoir, à tonner, des éclairs illuminent ma tente. J’entends moins le ronfleur et finis par me rendormir. Quand je me réveille vers six heures, il ronfle toujours. Il ronflera deux heures plus tard quand nous partirons, le sommeil étant chez lui peu réparateur.

Paysages plus agraires
Paysages plus agraires

Arrêt obligatoire à la boulangerie où j’ingurgite quatre croissants, en achète deux en réserve. Nous ne prenons la route que peu avant 9 h, suivant une minuscule départementale qui nous amène au lieu dit de Crouzet, puis de vallon en vallon vers Albi. La cathédrale de la ville épiscopale se révèle dans le lointain, puis disparaît, pour soudain nous sauter dessus de toute sa majesté de briques rouges. À midi, nous buvons un verre parmi les touristes avant de repartir, décidés de déjeuner plus avant.

La sortie d’Albi est à couper le souffle avec ses ponts à plusieurs étages qui enjambent le Tarn. Ses empilements de maisons, ses tons ocre et rouges, reflétés dans l’eau sombre. Un faste dont le temps a patiné l’ostentatoire pour en faire un chef-d’œuvre.

Albi
Albi

Notre chemin s’interrompt devant un panneau défense d’entrer. Nous repartons vers la route, peu désireux de traîner nos roues en territoires hostiles après la galère de la veille. Nous entrons dans une zone agraire, découvrons une chapelle adossée à un cimetière fleuri, planté de cyprès dressés sur le ciel moucheté de nuages, puis nous ondulons vers Monestiés, une pure merveille de village, arrosé par un torrent, franchi par un pont ancien. Les habitants déjeunent devant leurs maisons, au bord d’une rue verdoyante. Nous nous glissons jusqu’à un restaurant où le service se termine à 14 h 30 et où on refuse de nous servir autre chose qu’une assiette de charcuterie alors qu’il n’est que 14 h 10. Bienvenue en France. Trop tôt, ce n’est pas l’heure, trop tard, ce n’est plus l’heure. Les campagnes ne sont pas encore prêtes à se plier aux horaires imprévisibles des bikepackers.

Cette lourdeur quasi administrative ne nous empêche pas de dévorer des coupes de glace, avant de prendre le large par une route tranquille. Échaudés, nous évitons un single incertain, le contournons via macadam au grand dam de mon Timberjack qui s’ennuie quelque peu, avant de jubiler dans quelques passages techniques. La trace nous porte sans histoire dans des paysages bucoliques jusqu’au village de Laguépie situé à la confluence de l’Aveyron et du Viaur. Nous changeons à cette occasion de département, entrant dans le Tarn-et-Garonne.

Un peu de technique
Un peu de technique

Lionel ne résiste pas à plonger dans une retenue ménagée sur le Viaur, avec une espèce de parcours du combattant flottant, fait d’énormes bouées jaunes et vertes. Je sirote un thé glacé pendant ce temps, me disant que mes fils seraient heureux de jouer là. Sauf, qu’il ne faut prendre aucun risque. Trop téméraire dans ses escalades, Lionel se fait sermonner d’un coup de sifflet par un maître nageur scrupuleux.

Vers 18 h, nous franchissons l’Aveyron que nous suivons par la berge nord, proprement aménagée pour le vélo, puis plus sauvage. Je distance quelque peu Lionel, m’éloignant de la rivière pour m’attaquer à une pente sévère qui me fait mettre pied à terre et crier : « C’est difficile par là. »

Lionel : « C’est fléché en bas, le long de la rivière, un parcours VTT orange, c’est toujours plat. »

Moi : « OK, j’arrive. »

Je le rattrape sur un single roulant, mais un empilement de rochers nous force à porter nos vélos. Au-delà, c’est de plus en plus chaotique. Me voilà à couper à travers les toiles d’araignées, preuves que peu de monde passe par cette berge. Des mousses verdâtres s’accrochent aux arbres, sorte de mousses espagnoles comme celles qui parasitent les chênes de Floride. Nous entrons dans un pays de sorcières peu hospitalier. Nous bataillons comme la veille, ça n’en finit plus, et nous nous éloignons de la trace.

Mousse espagnole
Mousse espagnole

Lionel repère un chemin qui grimpe vers un pont de chemin de fer. Nous l’escaladons, nous retrouvons au bord de la voie, franchissons une seconde fois l’Aveyron, entrant dans le département du même nom, puis descendons sur la rive opposée où court une belle piste. Nous fonçons droit vers le nord en direction de Najac, dont nous apercevons la forteresse royale perchée sur son nid d’aigle.

Un sentier outrancier nous envoie là haut, un chemin fait pour les ânes, qui grimpe presque à la verticale après avoir franchi un pont dont les pierres n’ont pas bronché depuis le moyen-âge. Toujours plus haut, nous recherchons un restaurant. Une citadine nous conseille un endroit respectable où nous atterrissons à 19 h 50 et où une nouvelle fois on nous explique que le service est terminé. Ça devient drôle. La France part en vrille sous nos yeux. Elle nous en met plein les yeux et refuse de se plier à la liberté des touristes qui sont pourtant une de ses richesses principales.

Nous atterrissons dans un autre restaurant, où nous grignotons des burgers peu ragoûtants, tout en initiant notre voisine au bikepacking. Le service prend des plombes, nous plongeons vers le camping alors qu’il fait nuit. Personne à la réception, nous squattons un espace devant une caravane apparemment abandonnée.

Bilan de la journée : 101 km, 1 500 D+, 7 h 07 de déplacement pour une sortie de 13 h 19. Dire que Lionel avait évoqué l’idée d’écrire un texte à quatre mains durant notre périple. Je n’ai pas lu une ligne depuis notre départ, encore moins écrit. Le bikepacking a pour vertu de me vider l’esprit. Les pensées passent sans s’accrocher, je les regarde s’éloigner avec le même étonnement que les paysages sans cesse renouvelés. Peut-être que je médite, que tous les voyageurs à vélo méditent, il faudrait surveiller notre activité cérébrale, je suis certain que nous connaissons des satori à répétitions, et je trouve fort hilarant les livres de développement personnel dédiés à la méditation. Enfourchez votre vélo, pédalez, dormez, pédalez le lendemain, et vous êtes initiés au-delà de toute sagesse.

Strava, jour 3
Strava, jour 3

Mardi 13 août, Najac

Après une nuit calme, nous quittons le camping en toute discrétion, ni vu ni connu. Un peu fainéants, nous esquivons la trace VTT pour suivre une départementale fort calme, nous arrêtant à Monteils pour ingurgiter d’abominables croissants, puis poussant en direction de Villefranche-de-Rouergue, ville à l’approche peu attrayante où nous n’entrons pas, fuyant les camions, obliquant à l’ouest, vers le département du Lot où nous nous faufilons par des chemins aussi agréables qu’escarpés.

Lionel traîne derrière, victime de remontées acides provoquées par les croissants. Il rêve d’un thé que le hasard offre sur notre chemin. À Laramière, village d’une poignée de maisons, nous tombons sur un bar associatif, le Ding Dong Bar, où nous nous sentons chez nous. Une halte parfaite sur notre route qui devient par la suite ensorcelante tant les chemins sont sublimes.

Le Ding Dong Bar
Le Ding Dong Bar

Une heure plus tard, nous déjeunons en terrasse de café à Limogne-en-Quercy. Enfin un vrai repas avec des légumes, que j’agrémente de graines de chia pour tenter d’assouplir mes entrailles quelque peu constipées à force d’ingurgiter tout et n’importe quoi, ce qui me change de ma rigueur alimentaire habituelle. Voici avouer une des faiblesses de ma physiologie.

Juste sublime
Juste sublime

La suite de la trace est tout simplement bluffante. Le chemin de terre parfait pour gravel frétille d’arbustes plantés de part et d’autre de murets de pierres grises couverts de mousse noire. Sur un dolmen, en train de jouer au go, nous surprenons un couple de cyclotouristes espagnols, arrivés de Villefranche avec d’énormes sacs à dos. « On n’a pas réussi à atteindre Saint-Cirq-Lapopie. »

Nous comptons relever ce défit, mais d’abord quelques ascensions difficiles nous attendent, ainsi que des vues imprenables jusqu’à ce que nous nous dirigions vers une falaise à l’apparence infranchissable, quand se dessine un chemin qui la contourne. C’est un pur plaisir. Nous plongeons sur Saint-Cirq-Lapopie par le GR de la chapelle Sainte-Croix, alors l’église se dresse au-dessus du village médiéval avec en arrière plan les méandres du Lot.

Saint-Cirq-Lapopie
Saint-Cirq-Lapopie

Nous débouchons dans la foule des visiteurs, éprouvant après des jours de tranquillité une overdose touristique. Nous ne prenons que le temps de dévorer des gâteaux et des glaces avant de détaler vers le chemin de halage en bordure du Lot. Pour éviter un écart de la trace, nous persistons sur la berge, nous perdant dans un dédale de ronces, que nous franchissons avec grande peine, exactement comme la veille au bord de l’Aveyron. Désormais, nous nous méfierons des abords de toutes les rivières.

Au bord du Lot
Au bord du Lot

Nous retrouvons la trace qui nous trahit à son tour, nous envoyant dans un nouveau piège que nous refusons d’affronter, devant pour l’éviter escalader une piste aussi terrible qu’interminable. De là, nous replongeons vers le Lot, que nous suivons cette fois par un sentier fort agréable. Je retrouve les lieux que j’ai décrits dans La quatrième théorie, sans jamais m’y être attardé. Peu à peu nous approchons de Cahors où nous dévorons deux pizzas avant de reprendre la route, franchissant le pont Valentré dont les fortifications ne seraient pas déplacées au cœur de Florence.

Sur le pont Valentré
Sur le pont Valentré

En face, un GR nous force à mettre pied à terre et à pousser nos vélos en direction d’un viaduc sous lequel nous passons avant de retrouver nos selles. Trois chiens foncent sur nous. Lionel demande à leur maître de les rappeler. Il nous envoie promener, alors je charge les chiens, aboyant et les menaçant de coups de pied, ce qui suffit à les effrayer.

Il est temps pour nous de dénicher un endroit où camper. Trop de maisons, puis nous sommes au milieu de nulle part dans la rocaille. Nous roulons jusqu’au sommet d’un mamelon posé en surplomb d’une boucle Lot décrivant un cirque entouré de falaises. Un parapente joue avec les courants ascendants. La vue à elle seule justifie notre voyage. Dans le creux déjà obscur scintillent les lumières du village de Douelle avec son pont suspendu. Dans la boucle, des champs en triangle pointent vers le centre géométrique du cirque. Des routes, des alignements d’arbres, des fermes, des villages, une perspective minutieuse, manucurée, dont aucun point ne semble négligé.

Nous campons en retrait, derrière un bosquet, pendant que le parapentiste s’envole vers la plaine. Je reste au bord du vide alors que la nuit tombe, parfois fermant les yeux, car le spectacle est presque insoutenable de beauté. Un voile orange accompagne la tombée de la nuit, puis il ne reste plus que des lumières éparpillées.

Bilan de cette journée incroyable : 106 km, 1 598 D+, 7 h 29 de déplacement pour une sortie de 12 h 39.

La vallée du Lot
La vallée du Lot

Mercredi 14 août, Douelle

Le lever du soleil est aussi extraordinaire que le coucher. La brume surnage au-dessus Lot, remplissant le cirque de fumée. Nous y plongeons par un sentier pentu, fonçant bientôt dans les rues froides de Douelle. Nous achetons des croissants, puis franchissons le Lot par le pont suspendu, dont l’extrémité disparaît dans les fumerolles flottant à la surface du cours immobile de la rivière.

Brume sur le Lot
Brume sur le Lot

Je suis persuadé que nous sommes le 15 août jusqu’à ce que deux voitures de la Poste nous doublent. Le voyage à vélo nous arrache à notre quotidien, les journées s’allongent, se gravent en profondeur dans la mémoire, la gonfle de plus de durée que des semaines ordinaires, avec plus de force que bien de mes voyages à l’autre bout du monde.

Plutôt que d’emprunter la trace sur les hauteurs, nous suivons la départementale du bord du Lot, déserte. Le soleil nous réchauffe avec peine, trouant peu à peu la brume qui nous révèle les coteaux des vignobles de Cahors.

Nos bécanes au bord du Lot
Nos bécanes au bord du Lot

À Preyssac, déjà sous une lumière estivale, nous reprenons la trace, déroulant quelques beaux sentiers en sous-bois. Je trépigne parce que j’approche d’un de mes terrains de jeu VTT, dans les environs de la maison de famille de ma femme où elle m’attend avec mes fils. Un pays dodu, de cultures entrecoupées de forêts épaisses. Nous en avons terminé des longues ascensions, mais jamais la route ne sait être plate dans ces terres riches, où le tissu urbain n’est pas dense sans que nous ne soyons jamais loin d’une habitation.

Quand nous approchons du château de Bonaguil, entrant dans le Lot-et-Garonne, je propose à Lionel de poursuivre par la route plutôt que par les sentiers que je connais par cœur. Je prends conscience que cette étape intermédiaire en famille n’est pas une bonne idée, c’est un peu comme si le voyage s’achevait et que la suite vers l’Atlantique était facultative.

Je pense au roman qui sort pour la rentrée littéraire, ma vie s’impose à moi, mes angoisses, mes espoirs, ce capharnaüm bruyant brouille mes coups de pédales. Je suis dans le même état que lors des derniers kilomètres de mes raids américains, alors que nous n’en sommes en théorie qu’à la moitié de notre périple. Je n’ai pas la force de faire découvrir mon coin à Lionel, pourtant il y aurait retrouvé des sentiers belges comme nous les appelons désormais, sols tendres couverts de feuilles mortes, parfaits pour un Cutthroat.

La dernière côte arrive, le dernier coup de cul. La famille nous accueille. Nous mangeons un vrai repas. Je me gave de melon et de chia, puis fonce aux toilettes libérer mes entrailles. Là, c’est un peu la catastrophe. La constipation reste présente, sous la pression je me blesse le sphincter. J’ai déjà eu une fissure anale, je sais combien c’est douloureux, combien la déchirure placée au mauvais endroit perdure.

Des idées d’abandon me traversent. Je m’en veux d’avoir mangé n’importe quoi durant le voyage, surtout pas assez de fibre. C’est d’autant plus rageant que jour après jour j’avais de moins en moins mal aux fesses, constat déjà effectué lors de mes raids américains. Je cherche un coupable, j’accuse sans preuve l’électrolyte Décathlon, peut-être trop chargé en calcium (5 %), plus sûrement j’avais dérégler mon système digestif avant le départ, en soignant ma crève à coups alternés d’ibuprofène et de paracétamol.

Bilan de cette petite journée : 62 km, 818 D+, 3 h 55 de déplacement pour une sortie de 5 h 14. Je suggère à Lionel de faire un break le lendemain.

Strava, jour 5
Strava, jour 5

Jeudi 15 août, Maillardou

J’ai un mal fou à me réveiller, je m’arrache avec difficulté d’un trou insondable, me sentant plus fatigué que lors de nos nuits de camping. Une évidence s’impose : si nous ne repartons pas vite, je ne repartirai jamais.

Quand Lionel émerge après sa grasse matinée, je lui propose de quitter la maison après un bon déjeuner de pâtes, ce que nous faisons peu après midi alors que le ciel se fait menaçant. Nous rejoignons le village de Monflanquin, évitant de grimper au sommet de la bastide envahie par la foule pour les médiévales.

Le Cutthroat devant Monflanquin
Le Cutthroat devant Monflanquin

Un single charmant nous amène sur la route de Cancon, une longue succession de casse-pattes. À notre arrivée, nous découvrons des rues non pas endormies mais mortes, lugubres, avec deux bouges où nous n’osons pas nous arrêter pour commander à boire. À partir de là, la région sous un ciel bas et lourd nous paraît de pire en pire, à l’exception des champs de pruniers où nous cueillons des fruits à la volée. Des chiens nous aboient, des gens suspicieux nous regardent avec méfiance, des carcasses rouillées s’entassent dans les arrière-cours. Le pays semble à l’abandon, ses habitants abandonnés, les chemins eux-mêmes manquent de fun.

Vers Miramont-de-Guyenne
Vers Miramont-de-Guyenne

Plus nous approchons de Marmande, plus ce tableau néfaste s’aggrave jusqu’à culminer dans cette ville ravagée, désolée et désolante qui ressemble à une cité de l’ancienne URSS. Les rares habitants y rasent les murs. À la recherche d’un restaurant, nous interrogeons une jeune femme. Elle : « Vous connaissez le boulevard ? » Ne voit-elle pas que nous sommes des voyageurs ? On dirait qu’elle croise des étrangers pour la première fois.

Bien sûr, quand nous tombons sur un restaurant, on nous annonce que le service ne commencera qu’à 19 h, ce qui nous fait rire malgré tout. Nous finissons dans un infâme kebab où le patron appelle chef ses clients et où eux l’appellent chef, comme si notre langage n’offrait pas d’autres possibilités, nous confondant les uns les autres en un magma humain informe.

À bonne distance devant un hôtel, j’entrevois un groupe de cyclotouristes, les premiers depuis notre départ, pas même envie d’aller leur parler (qu’ils choisissent de rester à Marmande suffit à me persuader que nous n’avons rien à nous dire). Nous sommes heureux de quitter la ville par les bords de la Garonne, entrant malheureusement dans un no man’s land cradingue, malgré un bel alignement de peupliers, nous heurtant à une barrière nous interdisant de continuer plus loin.

Bord de la Garonne
Bord de la Garonne

De retour sur nos pas, de retour sur une route, nous retrouvons la trace plus loin, qui nous porte jusqu’au magnifique canal latéral de la Garonne. Un choix s’offre à nous. À ce point, mon itinéraire en direction de Biscarosse dessine une espèce de huit, dont nous touchons une des extrémités. J’avais prévu qu’à l’aller nous prendrions notre temps, suivant des sentiers VTT et des pistes cyclables sur plus de 200 km, rejoignant le bassin d’Arcachon, puis Biscarrosse. Pour mon retour en solo, je devais tirer droit jusqu’à Marmande où m’a femme devait me récupérer.

Pour tout dire, je n’ai pas envie de remettre les pieds à Marmande. En prime, mon anus douloureux me chagrine. « Un voyage qui restera dans les annales », s’amuse Lionel. Je lui annonce que je rentrerai en train depuis Biscarrosse, nous pouvons donc couper droit, la route depuis quelque temps n’ayant rien de mémorable, rien qui nous excite ni côté pilotage, ni côté paysage. Nous prévoyons pour le surlendemain une simple ballade au bord du bassin d’Arcachon, question de conclure notre périple en douceur.

Nous poursuivons à la recherche d’un endroit où camper alors que le soleil plonge vers l’horizon. Rien à voir, circulez. Alors que nous basculons du Lot-et-Garonne à la Gironde, quittant le village de Saint-Sauveur-de-Meilhan, nous apercevons un chemin qui s’engage dans une forêt. En face se dresse une maison isolée où nous entendons un pianiste s’exercer. « Un peu de culture, c’est un signe », rigole Lionel. Nous nous engageons sous les conifères, grimpons au sommet d’une butte où un champ dégagé nous tend les bras.

« J’aurais tordu toutes mes sardines en alu », se plaint Lionel alors qu’il monte sa tente. Dans le même temps, je brise une de mes sardines en carbone, encore plus légères. Nous en concluons que les sardines en titane sont le meilleur compromis entre légèreté et solidité. Nous prenons note pour l’avenir. Pour nous autres geeks, le bikepacking est une longue course au matériel idéal.

Bilan : 99 km, 1 074 D+, 6 h 09 de déplacement pour une sortie de 8 h 23. La journée s’achève par un chaud couché de soleil alors que bruisse une multitude d’insectes, de batraciens et d’oiseaux.

Strava, jour 6
Strava, jour 6

Vendredi 16 août, Saint-Sauveur-de-Meilhan

Quand je me réveille la nuit, j’entends des chiens aboyer au loin. J’imagine qu’ils nous sentent et, quand leurs aboiements redoublent, je me dis qu’ils courent vers nous, mais je n’y crois pas assez pour rester sur mes gardes. Peu à peu l’humidité nous enveloppe. Au lever du jour, nos tentes sont détrempées comme après un orage. Un soleil généreux se lève qui ne réussit pas encore à nous réchauffer. Je ne peux m’empêcher de libérer mes intestins, ce qui me blesse davantage. Quand je remonte sur la selle, je ne peux pas dire que c’est le pied. Notre projet d’explorer le lendemain le bassin d’Arcachon tombe à l’eau. Aujourd’hui sera le dernier jour du périple (plus par un manque de volonté que pour raison médicale).

Très vite, la trace nous dépose dans le pimpant village d’Aillas, où nous nous restaurons en terrasse d’un général store à l’américaine. La patronne est charmante, la rue lumineuse, les maisons accueillantes. Nous postulons une théorie : plus le cadre est agréable, plus les habitants sont heureux et accueillants, ce qui les pousse à embellir leur environnement, accroissant leur bonheur, et ainsi de suite en une réaction en chaîne positive. Un processus inverse serait à l’œuvre dans les coins comme Marmande, victimes d’un effondrement à l’échelle locale.

Une fois repartis, nous longeons un lac de retenue où des pêcheurs campent, enchaînons quelques beaux singles, avant de rejoindre un pays définitivement plat, puis une piste cyclable interminable aussi rectiligne qu’ennuyeuse. Je rêve du vélo idéal pour mes prochains voyages. Le confort du Timberjack, le poids du Cutthroat, une suspension avant de 100 mm, pas besoin de plus, mes roues Ibis en carbone avec pneu de 2,6 pouces à l’avant, mais seulement 2,3 à l’arrière, peut-être même une suspension arrière, et du coup à l’arrière un pneu de 2.1 pouces. Je ne suis pas très loin de décrire un VTT cross-country comme mon Specialized Epic, sauf que j’y ai une position plus engagée, moins confortable.

Presque par inadvertance, la piste cyclable nous dépose à Saint-Symphorien, un village avec une belle place où nous attend un café-restaurant. Bien sûr, il est trop tôt pour manger, mais nous nous y attardons jusqu’à midi.

Dans le sable
Dans le sable

La suite de la route jusqu’à Biscarrosse est simplement odieuse alors que nous entrons dans le département des Landes. Des lignes droites, des pistes sableuses où le Timberjack s’en tire mieux que le Cutthroat, où Lionel doit mettre pied à terre. Il me faut une pharmacie. Nous n’en trouvons une qu’au centre de Biscarrosse Bourg, juste après avoir croisé deux bikepackers que nous nous contentons de saluer.

Nous décidons de pousser jusqu’à l’océan, de toucher la plage que nous atteignons par une piste cyclable à travers les dunes plantées de pins. Quatre cyclistes nous doublent dans une descente. Voilà qui nous réveille. Je fonce à leur poursuite, les remonte un à un, mettant la pression sur un gamin qui panique quelque peu. Dans la montée, Lionel leur fait chauffer les jambes.

Nous arrivons enfin à Biscarrosse Plage, nous dirigeons vers le front de mer, un immonde amas de bâtiments blancs et de touristes comme partout ailleurs dans les régions balnéaires de peu de charme. Je garde les vélos pendant que Lionel se jette dans des vagues piquées de milliers de baigneurs. Un spectacle cauchemardesque pour moi qui vit au bord de l’eau à longueur d’année. Faut être dingue pour se payer de telles vacances.

Nous retournons vers Biscarrosse Bourg, empruntant cette fois la route principale munie d’une piste cyclable. Des voitures nous doublent avant de s’empiler dans un bouchon phénoménal. Nous les remontons une à une avec jubilation, pédalant de plus en plus fort, jouissant de notre supériorité de cycliste.

Vincent, le cousin de Lionel, nous attrape au vol et nous guide chez lui, dans une magnifique maison de bois, loin du tumulte touristique. Nous regardons nos vélos avec nostalgie, envisageant déjà d’autres périples, le voyage à vélo appelant d’autres voyages à vélo, parce qu’ils nous font vivre avec une intensité extraordinaire.

Bilan de cette dernière journée : 138 km, 736 D+, 7 h 35 de déplacement pour une sortie de 11 h 21. Au total, nous avons parcouru 682 km, escaladé près de 10 000 mètres.

Strava, jour 7
Strava, jour 7

Samedi 17 août, Biscarrosse

Le temps des adieux est venu. Pédaler durant une semaine, c’est ralentir le temps, le remplir de liens, d’images, d’une histoire intense. Lionel et moi finissons intimes comme après une croisière d’un mois confinés sur un bateau avec rien d’autre à faire que discuter. Nous n’avons pas écrit à quatre mains, pas théorisé, pas joué aux intellos comme nous le faisons à longueur d’année. Nous n’avons été que des êtres physiques éprouvant le monde, nous éprouvant l’un l’autre, d’une façon presque primale. Je quitte Lionel sans le quitter, il fait partie de ma vie maintenant. Vincent nous regarde avec envie. Pendant qu’il me conduit à la gare d’Ychoux, il me demande de lui parler de la Tour Divide. « Quarante jours à vélo, traverser l’Amérique du nord au sud, ça doit être bien », me dit-il. Voilà un converti.

Vélo emballé
Vélo emballé

Je me retrouve sur le quai de la gare à attendre le TER pour Bordeaux. J’ai démonté ma roue avant, mes pédales, mon guidon, accroché mon sac de guidon sous le cadre, enroulé le tout avec du plastique alimentaire, un rouleau de 30 mètres faisant l’affaire, acheté le matin même dans un supermarché, le tout solidarisé par de l’adhésif d’emballage. La roue arrière reste libre, je peux remorquer mon vélo d’une main.

Cyclotouristes surchargés
Cyclotouristes surchargés

Je rencontre un couple de cyclotouristes hollandais. Ils transportent chacun plus de 20 kg de matériel, plus que mon vélo et mes bagages réunis. Je tente de leur expliquer la philosophie du bikepacking. Le gars me répond que c’est le vélo qui porte. Nous n’avons pas la même conception du voyage. Ce n’est pas plus mal, il faut de tout pour faire un monde, mais je ne peux m’empêcher de penser que ces cyclistes se privent des belles sensations de liberté que procurent la légèreté et l’agilité.

À Bordeaux, je bascule dans un TGV qui en une heure me conduit à Agen, où j’embarque dans un nouveau TER en direction de Monsempron-Libos, retour dans le Lot-et-Garonne où ma femme me récupérera. Deux cyclos montent avec moi, tout aussi lourdement chargés que les Hollandais. Le matelas de la fille pèse autant que ma tente, mon sac de couchage et mon matelas réunis. Elle m’explique qu’ils voyagent à l’économique. Il faut être clair sur ce point : notre conception du bikepacking à Lionel et moi, et à beaucoup d’autres, est coûteuse. Nous ne voyageons pas à vélo pour faire des économies, loin de là, mais pour nous sentir libres.

Alors que le TER approche de Monsempron-Libos, le contrôleur m’explique que lui aussi est bikepacker, qu’il a effectué en mai la Grande Traversée du Massif central. Voilà un de mes objectifs pour l’année prochaine, à moins que ce ne soit la French Divide. Il y aura à coup sûr d’autres expériences entre temps.

Merci Lionel pour avoir rendu ce voyage possible. Voyager à vélo, c’est partager avec le pays et des compagnons de route. En tant qu’écrivain, je travaille seul à longueur d’année et je fais du vélo pour créer des liens.

Le plus difficile commence, me réhabituer au temps ordinaire, l’autoriser à filer, abandonner cette vie de voyageur qui nous fait renouer avec nos origines nomades, être nous-mêmes durant des éternités, peut-être dans un univers parallèle ou un continuum réservé à l’enfance. Demain je ne me lèverai pas pour pédaler, j’éprouverai un manque, un grand vide un peu déprimant, un post-partum. Le voyage à vélo, par sa vitesse propre associé à l’effort physique, est un accouchement. Il a planté en moi une graine qui ne fait que commencer à germer. C’est un processus presque magique : pédaler pour se régénérer.

En violet, notre trace finale
En violet, notre trace finale