Gandhi disait « Soyez le changement que voulez voir dans le monde. » Nous autres cyclistes pouvons soit espérer que les automobilistes se comporteront mieux avec nous, soit suivre le conseil de Gandhi et changer de façon de faire du vélo.
Au début il y a la route, la route macadamisée je veux dire, sombre, imperméable, fruit de produits pétroliers, coûteuse, peu durable, une route qui est un non sens écologique, un des facteurs du réchauffement climatique au même titre que les voitures qui roulent dessus.
Entretenir un vaste réseau routier a de moins en moins de sens, d’autant que demain l’essentiel du trafic s’effectuera par drone (ce n’est plus de la fiction). Déjà certaines routes ne sont refaites que parce que le Tour de France les emprunte. Nos routes asphaltées, et d’abord les petites routes communales tranquilles et champêtres, continueront de se dégrader et de disparaître au profit des grands axes, sorte d’aspirateurs à trafic, fleuves attirant les rivières alentour et tous les esquifs sur roues.
Nous avons tous expérimenté cette forme de gravité. Quand nous partons au hasard sur un territoire inconnu, nous avons beau bifurquer sur les petites routes, nous finissons après avoir rencontré de multiples impasses par rejoindre un flot abondamment pourvu en automobiles bruyantes, dangereuses, puantes, stressantes.
Le réseau routier a été pensé pour cette forme de drainage. Quand j’analyse les traces Strava des purs routiers, je découvre qu’ils succombent presque tous à cette gravité. Ils ont beau clamer qu’ils connaissent toutes les routes de leur coin, ils n’en parcourent qu’une infime portion, oubliant bien des voies minuscules, peut-être sous prétexte qu’elles ne sont pas impeccables, ou plus sûrement parce qu’elles ne possèdent aucun panneau signalétique, pas de destination affichée, simples dessertes accessoires dont on ne peut découvrir la richesse capillaire qu’en scrutant le territoire vu du ciel, ou avec patiente essayant un à un tous les détours.
Sans un minutieux travail sur la carte, sans une exploitation de toutes les possibilités des GPS, nous répétons maladivement quelques itinéraires, victimes d’un réseau qui a donc deux grandes faiblesses constitutives :
- Il participe aux problèmes écologiques (on peut les nier, continuer comme avant, faire le dos rond, ne rien changer, espérant que les autres le feront pour nous).
- Cet aspirateur réduit notre liberté (quand on est moins libre, on est moins apte à suivre le conseil de Gandhi et être le changement que nous voulons voir dans le monde, on est moins apte notamment à réagir aux problèmes écologiques, et pas que).
Il est temps de faire exploser le réseau asphalté, de le pirater, de faire sauter ses limites. Un exemple. Par chez moi, dans le Midi, je connais de petites routes sublimes qui zigzaguent à travers vignes et pinèdes, grimpent à flanc de colline, puis s’arrêtent soudainement après avoir desservi quelques exploitations et masures. Sur les versants opposés, il existe d’autres impasses semblables, soudainement interrompues après avoir terminé leur travail de drainage. Mais entre ces routes symétriques, il y a souvent des chemins. Pourquoi ne pas emprunter ces courts-circuits ? Pourquoi ne pas aller où les routes ne vont pas ou ne vont plus ?
Par chance, il existe un vélo adéquat : le gravel. Presque aussi vif sur route qu’un vélo de route, dont il s’inspire de la géométrie, il sait se jouer des chemins et mêmes des monotraces pourvu qu’ils ne soient pas trop accidentés. Le gravel est certes une mode, parce que tout le monde en parle et parce que tous les fabricants en proposent, mais elle s’explique parce qu’il répond à un besoin vital d’échapper aux contraintes du réseau et d’imaginer le vélo comme une activité durable. Capable d’aller loin et vite, bien plus loin et bien plus vite qu’un VTT, il peut comme lui emprunter les voies de traverse, donc étendre le territoire, le déplier, en révéler les beautés cachées.
Voilà qu’un ami passe une annonce pour vendre son vélo de course. Je plaisante en lui disant qu’il quitte le navire avant qu’il ne coule. Il me répond que les vélos de course existeront toujours, car ils n’ont pas les mêmes performances qu’un gravel sur le Galibier (il faut bien chercher des arguments commerciaux pour revendre à un prix exorbitant des machines limitées dans leurs possibilités).
Comment dire ? Si tu es pro sans voitures pour te rentrer dans le nez ou te prendre par derrière, oui, en théorie, tu peux monter plus vite avec un vélo plus léger et plus aérodynamique chaussé de pneus optimaux. D’ailleurs, les pros changent de vélo presque à chaque étape (quand ce n’est pas plusieurs fois par étape). Il y a le vélo de course pour la plaine, le contre la montre, la montagne, le sprint… Il n’existe même pas de vélo de course optimal pour faire de la route.
Je ne suis pas pro et me fiche de gagner quelques minutes dans l’ascension du Galibier. Et si je les gagne parce que j’ai un vélo plus léger, je n’ai pas à me vanter de battre mes copains moins bien équipés. La course à la performance, aux KOM sur Strava, c’est un peu comme continuer à surconsommer, à vouloir bouffer jusqu’à l’explosion, à vouloir gagner plus pour pouvoir dépenser plus (d’autant que ce jeu est truqué). C’est finalement dans la logique du réseau, conçu pour un développement aveugle qui avait pour fonction de conduire les véhicules partout.
Le gravel procède d’une autre logique. Il utilise les routes pour mieux fuir les voitures qui les envahissent, pour aller là où elles ne vont pas et où soudain l’air est respirable, les perspectives silencieuses et paisibles. Rien n’empêche de se tirer la bourre, bien au contraire. Tout ce qui est possible sur route est possible en gravel, mais l’impossible devient possible (comme supporter un moment les voitures parce qu’après on s’en libère). Avec son prochain gravel, mon copain montera peut-être un poil moins vite le Galibier, mais il le montera tout de même. Ça changera quoi pour lui ? D’être moins performant qu’avant dans l’absolu, mais n’était-il pas déjà un cancre par rapport à un pro surentraîné ?
Face à lui même, face au seul adversaire digne de se nom, mon copain pourra toujours se battre, tenter de s’améliorer, et même face à nous autres équipés de vélos comparables au sien. Là où le vélo de course est fait pour faire la course, le gravel offre une polyvalence exceptionnelle. Un comble : il existe même des courses en gravel comme la célèbre Dirty Kanza.
Que reste-t-il au vélo de course excepté la course sur asphalte, quand sur un terrain donné, et hautement artificiel, il faut aller le plus vite possible ? La légèreté, la glisse, la réactivité d’une machine à 6,8 kg UCI, voire moins pour les amateurs qui ne lestent pas les leurs. La sensation est grisante. Les accélérations foudroyantes. Les efforts minimaux à vitesse égale.
Suis-je loin de cela avec mon gravel à 9 kg avec ses pneus tubeless cramponnés de 42 mm ? Une différence de poids de 25 % peut paraître énorme, mais quand on passe en dessous des 10 kg cette différence se fait de plus en plus imperceptible, sauf quand on grappille les secondes ou veut faire mal à ses copains dans les montées (et dire qu’il existe déjà des gravels à 6,8 kg). Pour le reste, c’est kif-kif, d’autant que je peux toujours chaussé des pneus route, passer allègrement sous la barre des 9 kg, retrouver plus de vitesse sur le pur macadam. Je viens d’acheter des Continental Grand Prix 5000 TL en 28 mm pour les monter sur mon gravel et sortir avec des routiers, voir où je me situe par rapport à eux. Mais je sais déjà que passer plus de temps en compagnie des voitures et renoncer à toutes les impasses qui n’en sont pas me frustrera vite (j’ai fait beaucoup de route quand j’étais jeune).
Je roule certes pour faire du sport et retrouver mes amis, mais aussi pour étendre mon terrain de jeu, pour en déplier les replis, pour m’approprier mon territoire. Plus je roule sans me limiter aux routes, plus je suis impressionné par les beautés qui se cachent aux creux des vallons où les voitures ne vont pas. Il existe là un monde plus supportable, un monde qui nous dit comment demain la planète devra être pour que nous nous y sentions bien. Au lieu de me tenir à l’écart de ces recoins, je peux y être, je veux y passer du temps, je veux y rouler.
Les amateurs de vélos de course doivent me jurer intolérant, ou même prétentieux. Je dois leur faire penser aux moralistes qui conseillent de cesser de fumer parce que fumer tue. Il y a du vrai. Rouler sur route asphaltée tue, parce que le réseau asphalté est une machine à détruire le monde (le réseau a enflé pour donner plus de place aux voitures, et plus nombreuses, elles ont exigé qu’il enfle davantage en une réaction en chaîne délétère — les vélos n’y sont que des squatteurs malvenus). Faire du vélo de route, c’est un peu comme fumer dans les lieux publics.
J’exagère. Me semble tout de même qu’on doit désormais vivre autrement, plus respectueusement. Avec nos vélos, nous ne faisons que commencer à effectuer un pas de côté. Plutôt que de toujours demander aux automobilistes de changer, nous pouvons commencer par changer nous-mêmes. Passer au gravel, ou au VTT d’ailleurs, c’est faire un geste positif, délaisser une vieille logique pour tenter de participer à un nouvel art de vivre. C’est un choix presque autant politique que sportif.
PS1 : En 2019, nous avons eu droit à 1 km de gravel sur le Tour de France. Je ne doute pas que ces distances s’accroitront d’année en année, tout simplement parce que le réseau routier est un concept du XXe siècle (et que les pneus tubeless offrent la possibilité à tous les vélos de quitter l’asphalte).PS2 : Quand j’étais en Floride, j’ai reproché à mon gravel de me tuer les épaules. Étrangement, depuis mon retour dans le Midi, alors que je roule souvent sur des chemins difficiles et techniques, je n’éprouve plus la moindre douleur. Je ne vois qu’une explication : les longues lignes droites de Floride où pendant des plombes on ne change pas de position me faisaient souffrir, déclenchant des contractures.