Depuis que je fais du VTT avec la bande de Balaruc-les-Bains, il m’arrive de rouler avec Jean. Chaque année nous devons fêter son anniversaire au sommet du Ventoux, chaque année nous annulons pour une raison ou une autre, cette fois, pour son quatre-vingt-deuxième anniversaire, nous nous sommes attaqués au géant de Provence.
Jean est un petit sarment de vigne anguleux, au nez aquilin et au regard clair, souvent en tenue bleue sur son VTT bleu. Ancien militaire, il conserve un côté péremptoire. Quand il a décidé quelque chose, ça doit se faire quand il l’a décidé et comme il l’a décidé, ce qui nous entraîne souvent dans des voies sans issue, dont il n’accepte de se détourner que quand l’évidence s’impose à lui après s’être d’abord imposée à tous, ce qui est la conséquence de son caractère jusqu’au-boutiste, un acharnement qui implique une forme éblouissante, presque surnaturelle.
Pour Jean, renoncer c’est mourir. Alors il continue de vivre comme il l’a toujours fait, niant la vieillesse qui en cloue beaucoup d’autres dans un canapé ou les précipite prématurément dans la tombe. À soixante-quatorze ans, le 27 août 2011, il est devenu le plus âgé galérien du Ventoux, escaladant quatre fois dans la même journée le mont mythique du Tour de France, réputé un des plus durs, parce que sans répit de la base au sommet, tantôt si brûlant que l’oxygène semble manquer, tantôt glacial quand le mistral n’en démord pas. Au matin du 15 juin 2019, quand nous nous retrouvons à six heures du mat pour prendre la route de la Provence, Jean reste le plus âgé détenteur de ce record.
Au départ, nous sommes huit. Gérard, dit le Boss, le cadet de Jean de dix ans, son plus fidèle compagnon de route, fait preuve d’un humour infatigable, la seule arme efficace contre la rigidité de son ami. Nicolas est le jeunot du groupe, loin d’être trentenaire, pendant qu’Yves, Thomas, Alain, Franck et moi sommes plus ou moins engagés dans la cinquantaine.
Il est six heures, le jour se lève sur Balaruc. Jean s’impatiente. Pas question d’être en retard, mais il prend le temps de nous rassembler pour un briefing de mission. Il déploie un croquis du Ventoux où il a tracé les quatre façons d’atteindre le sommet par la route : la voie la plus exigeante part de Bédoin et suit la D974 (en rouge) ; sur le versant opposé, la D974 s’achève à Malaucène, second départ (en marron) ; le troisième étant situé à Sault, l’escalade s’effectuant via la moins abrupte D164, qui rejoint la D974 au chalet Reynard, à quatre kilomètres du sommet (en violet) ; enfin, celle que Jean a choisi pour nous, la Forestière, part de Bédoin, quitte la D974 après huit kilomètres, avant d’emprunter une ancienne route transformée en piste, qui coupe le massif vers le nord, pour rejoindre la voie de Malaucène (en vert).
Il est huit heures quand nous arrivons à Bédouin, envahi par un peloton de Hollandais en cuissard noir et maillot orange. Ils sont au moins trois cents à chanter et brailler pendant que nous nous préparons. Je n’avais pas imaginé que le Ventoux était devenu un lieu de pèlerinage.
Nous prenons la D974 bien après les Hollandais, menés par Jean, qui déjà nous coupe en deux groupes, laissant derrière en grande conversation Le Boss, Franck, Yves et Thomas. La route s’élève gentiment entre pavillons et champs jusqu’à une épingle qui signe le début véritable de l’ascension, avec tout de suite un beau 10 %, de quoi se mettre en jambe. Jean peste contre les retardataires. « Ils n’ont pas profité de là où c’était facile, maintenant que ça commence, ils sont déjà loin. »
À l’entrée de la forêt, un premier Hollandais se dandine devant nous sur son vélo de course. Nicolas prend la tête, avec l’envie d’en découdre. Alain, qui a déjà souvent escaladé le Ventoux, lui conseille de s’économiser. Reste que nous nous approchons inexorablement du Hollandais, alors que nous avons décroché Jean et que Thomas nous rejoint. « Ils roulent trop lentement derrière, ça me casse les jambes. » En montagne, c’est une histoire de rythme. Il est parfois difficile de pédaler moins vite que son allure de croisière, voilà pourquoi nous nous éparpillons sur la route.
Les Hollandais ne font pas mieux. Ils agonisent un à un sur le bas côté, jusqu’à ce que nous en trouvions une bonne cinquantaine rassemblés à un point de ravitaillement dressé pour eux, avec un gros panneau : « Drinkpost ». Une organisation parfaite.
Avec nos VTT, nous montons à 7 km/h de moyenne, sans nous faire mal. Après 8 km, nous nous arrêtons à l’embranchement de la Forestière pour attendre les retardataires, Thomas d’abord, puis Jean, puis Le Boss, Yves et Franck. C’est un peu comme à ski : les derniers ont toujours moins de temps pour se reposer. « Maintenant, c’est chacun pour soi, nous dit Jean. On se retrouve au sommet. »
Nicolas, Alain, Thomas et moi prenons la tête. Très vite le ciel se couvre, nous craignons que l’orage annoncé pour le début d’après-midi ne soit en avance, ce qui nous pousse à presser un peu l’allure pendant que Thomas fait l’élastique derrière nous. L’asphalte se craquelle, puis disparaît, ne subsistant qu’en plaques éparses que nous visons pour profiter du meilleur rendement. Les pourcentages sont moins rudes que sur la D974, mais nous parlons peu, n’échangeant que quelques informations. « 700 m escaladés, température 17°, 800 mètres, température 16°… » Quand nous nous arrêtons pour nous ravitailler, Thomas nous rejoint et ne s’arrête pas, continuant à son rythme. Après une chasse qui me paraît interminable, nous le rattrapons, puis le déposons. Le ciel s’obscurcit de plus en plus. J’ai remis mes manchons. L’orage est proche.
« 1 150 m d’ascension. » Après deux heures de pédalage environ, nous quittons la Forestière et rejoignons la route asphaltée de Malaucène, moment où Nicolas plante une attaque pour me laisser sur place alors que je menais le train depuis un bon moment. Alain lui emboîte la roue, puis le dépasse et le lâche. Au-dessus de nous se dresse le mont Chauve avec son fanal tout en haut d’une mer de cailloux où la route trace un Z.
Je ne change pas de rythme et peu à peu me rapproche de Nicolas que je rattrape à 3 km du sommet. Je le double et commence à l’entendre gémir derrière moi. « J’ai tenté un coup de bluff, ça n’a pas marché », me dit-il. Je continue avec Alain en ligne de mire. Pas le temps de regarder le paysage, sombre, humide, menaçant, tout juste celui de sourire aux photographes qui nous mitraillent puis nous tendent leurs cartes de visite pour que nous leur commandions des photos commémoratives. Un cycliste avec un vélo de course se porte à ma hauteur. « C’est un Epic ? » me demande-t-il en désignant mon VTT. J’approuve. « J’en ai un aussi, un S-Works », précise-t-il avec fierté.
Chez Specialized, les S-Works sont les modèles haut de gamme, à 10 000 euros. Le gars grimpe avec un Tarmac S-Works, encore 10 000 euros, il y a plus économique comme passion. Aux États-Unis, ils disent que le vélo est le nouveau golf, une façon parfois ostentatoire d’afficher son niveau social. Je n’ai pas le temps de discuter de ce point avec mon bref compagnon de route, car avec sa machine poids plume et ses pneus de 28 mm il ne me laisse aucune chance de lui prendre la roue.
Mes yeux ne quittent pas l’asphalte gris clair, que je longe à raz du bas-côté de cailloux blancs. Je ne vois même pas la borne annonçant le dernier kilomètre. Tout juste si j’entends les roues libres des cyclistes lancés à fond dans la descente vers Malaucène. Alain n’est qu’à une centaine de mètres. Je ne suis pas à fond, mais je n’ai pas le courage de me défoncer pour le rejoindre. À ma place, Jean se serait arraché les tripes, par orgueil, par esprit de compétition, moi, je ne fais pas du vélo pour me prouver quelque chose, mais pour éprouver le monde, pour ressentir la camaraderie se nouer entre nous, tant bien même nous sommes seuls dans notre effort.
Très vite, Nicolas arrive. J’achète à boire, je lorgne sur les saucissons, mais résiste à la tentation. L’attente commence. Thomas déboule une quinzaine de minutes plus tard. Nous avons froid malgré nos coupe-vents et nos pulls. Jean arrive cinquième, une quarantaine de minutes après nous. Il est fier, resplendissant, confiant. « Même pas fatigué, j’ai monté à mon rythme. » Il l’a fait, encore une fois. Il parle déjà le refaire à vélo de route durant l’été, et nous lui jurons de l’accompagner. Il nous faut encore attendre nos trois derniers amis une quinzaine de minutes, Yves et Franck étant restés en compagnie du Boss, tenté à chaque mètre de rebrousser chemin. Mais tout le monde est là, tout le monde est heureux.
Je tremble de froid quand nous attaquons la descente. Nous quittons immédiatement la D974 pour nous engager sur la ligne de crête balisée par des bâtons rouge et bleu. Nous voilà à surfer un roulis de cailloux où nos roues ont envie de se planter dès que nous freinons trop fort. Jean se couche. « Je me suis un peu tordu la cheville. » Mais rien ne l’arrête. Nous plongeons vers les pistes de ski qui dominent le chalet Reynard, notre prochaine étape.
Le sentier se divise en deux, une voie reste en ligne de crête pendant qu’une autre dévale vers la vallée. Avec Nicolas et Alain, nous choisissons la voie du bas, nous retrouvant sur un parcours aménagé VTT avec des virages relevés et des sauts. Plus personne derrière. Nous nous arrêtons. Franck et Thomas nous rejoignent. Ils ne comprennent pas pourquoi Jean, Le Boss et Yves ne les ont pas suivis et ont continué tout droit. « Jean n’a rien voulu savoir. »
Nous enchaînons les virages et les sauts jusqu’aux remontées mécaniques, puis rejoignons la route et nous arrêtons devant le chalet. Il fait soleil, mais les nuages sombres enveloppent le sommet du Ventoux. Cinq minutes, dix minutes, quinze minutes. Où sont-ils ? Sur mon téléphone, je regarde la carte avec les sentiers VTT du coin. Je comprends que nos amis ont pris la direction de Sault. Nous téléphonons à Jean. Lui aussi a compris son erreur. « Nous sommes allés trop loin, trop bas, il nous faut remonter. » Ils nous rejoignent vingt minutes plus tard, sans vraiment sourire.
Pas le temps de boire un verre ou de déjeuner, nous craignons la pluie. Nous nous engageons à vive allure dans la combe Nègre, un sentier encaissé où nous filons entre zones caillouteuses et tapis moelleux de feuilles mortes, assez flippants, car ils peuvent cacher des obstacles traîtres. Plus question de se perdre. À chaque embranchement, nous nous rassemblons, consultons la carte.
Déjà nous nous félicitons, nous réjouissant de la journée lumineuse que nous sommes en train de vivre. Une petite ascension de rien du tout, nouvelle descente à fond de train avant d’atteindre le village de Saint-Estève, puis de retrouver la D974. Ne voilà pas que Jean nous attaque dans la descente. Qu’à cela ne tienne, nous le poursuivons et dévalons à fond de roue libre jusqu’à Bédoin, où il fait soleil alors que devant nous le massif du Ventoux est noir, le sommet toujours invisible. Nous reviendrons, c’est sûr, j’espère durant longtemps pour fêter les anniversaires de Jean.
Je suis époustouflé par sa vitalité, mais il me suffit de consulter le classement des cinglés du Ventoux pour constater qu’il n’est pas le seul à posséder ce don. En 2014, à 86 ans, Link Lindquist a gravi trois fois le Ventoux dans la même journée. J’ai toujours entendu dire « le vélo, ça conserve » et j’en ai la preuve. C’est encourageant, une belle leçon de vie. Jean n’a cessé de nous répéter : « Il ne faut jamais s’arrêter. » Bien sûr, la volonté ne suffit pas, il faut aussi passer à travers les gouttes, mais reste qu’il n’y a aucune raison de renoncer à ses rêves, jusqu’au bout. Nous avons fêté l’anniversaire de Jean, et finalement c’est lui qui nous a fait un cadeau, en nous montrant le chemin d’une vie pleine.