Dès les premières lignes, j’ai senti une intelligence pétillante. Je n’étais pas surpris de découvrir un cycliste pro intelligent. J’ai souvent écrit que le cyclisme, et plus particulièrement les courses par étapes, était un sport d’intello, parce qu’il est en même temps tactique, il faut gagner des batailles, et stratégique, il faut gagner la guerre. Il faut certes appuyer sur les pédales, mais ceux qui le font sans discernement ont peu de chance d’emporter un grand tour.
Cette intelligence se manifeste dans le texte de Martin, tout en reposant sur une belle culture philosophique et un non moins bel humour, cocktail assez rare pour être remarquable. Modeste, Martin dit qu’un peloton ressemble au reste de la société avec ses cons, ses drôles, ses esthètes et ses intellos. Peut-être, mais si ce fait était aussi entendu, Grasset n’aurait pas demandé à Martin d’écrire son bouquin.
Côté philosophique, Martin surfe sur les classiques, les mettant en scène sur leur vélo. C’est léger, quelques idées passent. Dès le début, l’une très belle m’a interpellée.
Flaubert disait qu’« on ne peut penser qu’assis ». Nietzsche s’opposait à lui en affirmant que « seules les pensées que l’on a en marchant valent quelque chose ». Eh bien le vélo réconcilie Nietzsche et Flaubert en réunissant leurs deux conditions : nous sommes à la fois assis et en marche quand on pédale ! Alors pour faire de la philo, faites du vélo !
C’est drôle, ça fonctionne. Voilà ce qu’écrit Nietzsche dans Le crépuscule des idoles :
On ne peut penser et écrire qu’assis (Gustave Flaubert). Je te tiens, nihiliste ! Être cul-de-plomb, voilà, par excellence, le péché contre l’esprit ! Seules les pensées que l’on a en marchant valent quelque chose.
Rousseau était déjà arrivé à la même conclusion :
Jamais je n’ai aussi bien pensé, n’ai autant vécu, n’ai aussi bien été moi-même que dans les longs voyages que j’ai faits seul et à pied… quand mon corps se déplace, mes pensées en font autant.
Flaubert a-t-il vraiment écrit « On ne peut penser et écrire qu’assis » ? Je n’ai pas trouvé la source, mais, en 1910, son biographe lui fait tenir ces propos, peut-être en s’inspirant de Nietzsche :
Dès sa première enfance, les deux traits distinctifs de sa nature furent une grande naïveté et une horreur de l’action physique. Toute sa vie, il demeura naïf et sédentaire. Il ne pouvait voir marcher ni remuer autour de lui sans s’exaspérer ; et il déclarait, avec sa voix mordante, sonore et toujours un peu théâtrale : que cela n’était point philosophique. « On ne peut penser et écrire qu’assis », disait-il.
Tu parles d’un sédentaire, toujours dans le train entre Paris et Croisset, et qui voyage en Orient dès qu’un de ses livres l’exige. Flaubert n’était pas philosophe, mais sans doute pas nul en logique, car comment écrire autrement qu’assis, ou debout et immobile comme Victor Hugo ? Reste que j’aime cette association du « penser-écrire », de ce sous-entendu que les deux surviennent ensemble, que le geste d’écrire appelle la pensée qui elle-même appelle l’écriture.
J’en reviens ainsi au propos central de Martin : faire du sportif un corps qui pense plutôt qu’une pensée qui ferait du sport pour se maintenir en forme.
Que ce soit entendu : il y a du génie artistique chez les champions, écrit Martin.
Voilà qui parlera à ceux qui ont appris à laisser leur corps prendre les commandes de la pensée pour l’amener où seule elle serait incapable d’aller. Pour répondre à Martin, je peux dire qu’il a aussi du génie corporel chez les artistes, même chez l’écrivain. L’art n’a jamais été une chose mentale, ou pas seulement. Pas plus que le vélo n’est qu’une chose physique.
Au cœur de son livre, tout en refusant toute affiliation à un système philosophique, Martin se lance dans une profession de foi matérialiste (les philosophes ont imaginé tant de systèmes qu’il est impossible de leur échapper). Martin ne croit en aucun ordre supérieur, en aucun sens qui nous préexisterait, à aucun absolu.
Selon moi, rien n’a de valeur en soi. Rien n’a de sens. Camus disait que la seule vraie question philosophique était celle du suicide. Je me range à son propos : être ou ne pas être, telle est la question. L’unique véritable question. Et à cette question, je réponds qu’il faut être, malgré tout. Non pas parce qu’un être supérieur me le commande. Non pas parce que mon existence répond à un dessein caché. Je ne crois pas à un destin préétabli. S’il faut être, c’est parce que je suis, j’existe – aussi absurde cette sentence puisse-t-elle sonner.
Quand j’avais l’âge de Martin, je pensais comme lui, je négligeais la dimension intersubjective, les valeurs que nous fabriquons en tant que société, certaines qui exigent que nous nous bâtions pour les défendre non parce qu’elles sont justes dans l’absolu, mais parce que, à un moment de notre histoire, elles nous paraissent refléter une forme de dignité et d’harmonie.
À l’instar des Grecs qui accordaient créance à leurs mythes sans pour autant être dupes, nous faisons mine de croire au sport, sans oublier qu’il n’est au fond rien de plus qu’une construction humaine. On joue le jeu, parce que cela nous divertit. Comme le disent les enfants, « c’est pour de rire ».
Je ne suis pas d’accord. En tant que construction humaine, le sport est réel, il est magnifique, il nous fédère, il nous exalte, il nous donne un sentiment d’existence. Quand nous pédalons, ce n’est pas pour de rire, mais pour la beauté d’être au monde. D’ailleurs, Martin semble en convenir :
Voilà pourquoi je fais du vélo : parce que le vélo invente des histoires, dont je suis à la fois acteur et spectateur, et que d’autres regardent comme l’on peut regarder une série télévisée.
Une série justement qui peut être un chef-d’œuvre.
Le cyclisme… Et l’écriture également. Elle aussi me permet de faire un pas de côté avec l’existence, tout en restant dans l’existence. Inventer des histoires, développer des raisonnements, jongler avec les mots et avec les concepts – ce sont là d’excellents moyens pour instaurer cette forme de décalage ludique qui me semble absolument nécessaire.
L’art est ludique, mais pas seulement. On n’a pas besoin de croire à une réalité supérieure pour admettre qu’il peut nous transcender, faire de nous des surhommes au sens de Nietzsche.
Martin esquisse ce lien entre le cyclisme et l’écriture, et peu à peu dans son livre, il bascule de la philosophie à la narration. J’ai préféré ce second registre, quand nous suivons un tour de France imaginaire avec tous les ingrédients de réalité que peut nous faire percevoir la fiction.
Je ne suis pas surpris. Quand je pédale, quand je suis engagé dans un raid sur plusieurs jours, je ne philosophe pas, je ne produis aucune pensée réflexive, mais j’écris une histoire, celle-là même que je suis en train de vivre, je l’écris dans ma tête, la reprends, la précise, pour ne plus avoir qu’à la transcrire une fois chez moi. Dans ces moments, je me sens proche du satori. Cette chronique je l’ai écrite en pédalant. Lisez donc Martin pour découvrir un regard philosophique sur le cyclisme professionnel, une vue de l’intérieur que seul un vélosophe du sérail pouvait nous proposer.
PS : Martin s’est retrouvé sur France Inter avec le l’écrivain et photographe Philippe Bordas, qui a dressé un constat post-mortem du cyclisme moderne. Je suis bien d’accord, le cyclisme sur route est moribond, parce que la route n’est plus accueillante pour les cyclistes, parce qu’elle n’a plus de sens et que les courses qui s’y déroulent miment un mythe auquel plus personne ne croit. Pendant ce temps, le cyclisme d’aventure se joue ailleurs, sur les pistes et les sentiers, en gravel et en VTT, souvent en bikepacking. Là, se réinventent les épopées dignes de celles des origines. Si Bordas croise ces lignes, qu’il vienne donc rouler avec moi.