Quand j’ai décidé de refaire une HuRaCan dans le sens antihoraire, je me suis dit que je n’aurais rien à raconter. Je me trompais. On peut refaire mille fois une route et toujours y trouver du plaisir, y éprouver des sensations différentes, y voir des choses inattendues, y faire des rencontres surprenantes, sous des ciels changeants et des conditions nouvelles.
Tout commence par une invitation de Sasha, sur Facebook. De lui, je ne sais rien, sinon des bribes trouvées en ligne : ce kiné floridien de 50 ans vit à Williamsburg, au sud d’Orlando. Pas de compte Strava. Impossible de savoir s’il roule beaucoup ou non, mais il veut effectuer l’HuRaCan en trois jours. Nous suivrons un trajet qui évite le terrible Swamp Utter et qui sera plus court de 40 km, mais je trouve ce projet ambitieux, surtout quand Sasha parle de parcourir d’un trait les 280 premiers kilomètres sur les 570 totaux.
Je ne connais pas exactement mes possibilités. J’ai été surpris d’effectuer ma première HuRaCan sans grande souffrance. Je suis prêt à me tester, tout en avertissant Sasha que je risque de le ralentir. Il me jure que nous resterons groupés pour le meilleur et pour le pire et que les plus costauds attendront les plus faibles. Je finis par me laisser convaincre, contaminé par le virus du bikepacking.
Les protagonistes
Au fil des jours, la liste des participants se précise. Un moment, un ancien Navy Seal doit se joindre à nous, ce qui n’est pas pour me tranquilliser, puis il se retire à cause d’un empêchement. En plus de Sasha et moi, trois autres aventuriers sont de la partie.
Scott, 54 ans, habitant à Jacksonville, donne dans la « Construction and Remodeling », en France on dirait la maçonnerie, c’est tout de suite moins sexy. Scott, un copain de Sasha, a déjà bouclé deux HuRaCan, dont la dernière en décembre 2018. Sur Strava, je découvre qu’il a roulé un poil moins que moi durant les dernières semaines, ce qui me rassure, d’autant qu’il a décidé d’enfourcher un VTT Canondale Single Speed (SS, un sigle flippant en lui-même), ce que je trouve un peu singlé, un peu masochiste, de quoi se détruire les genoux dans les montées et tourner les jambes à vide dans les descentes, le SS étant antinomique avec l’idée qu’on doit toujours pédaler entre 80 et 100 tours/minute quel que soit le terrain.
Jonathan, 40 ans, vit à Campobello, en Caroline du Sud. Ce consultant en informatique roule peu d’après son Strava et a décidé de s’engager avec un gravel, un Treck Checkpoint SL5, chaussés de pneus de 45 mm. Ainsi équipé, Jonathan souffrira dans les singles, puis il agonisera dans le sable. Son vélo n’est pas dans une configuration idéale pour l’HuRaCan. Les pneus 2,6 pouces de mon Salsa Timberjack sont mieux adaptés, même si plus lourds.
Dernier compère : Ron, 55 ans, mon aîné de quatre mois, ingénieur, inventeur, directeur de course, professeur d’informatique, spécialiste de l’endurance à pied et à vélo. Un CV impressionnant, un CV d’un ostentatoire typiquement américain. Ron fait preuve d’une confiance extraordinaire, même si je découvre qu’il est veuf depuis peu et que le fond de son cœur ne doit pas être aussi radieux que son CV.
Samedi 9 mars
Nous nous retrouvons donc sur le parking du Sangrila Campground au lever du jour. J’y ai dormi à l’arrière de mon minivan, à côté de mon vélo, je me suis caillé, enfilant peu à peu toutes mes fringues, même la polaire que j’avais prise en réserve. Il a fait moins de 10°C, alors que nous ne devions pas tomber sous les 15°C. Leçon : à l’avenir, ne pas trop faire confiance à la météo, toujours prévoir une marge de sécurité. Reste que je décide de partir sans la polaire, elle est trop imposante pour entrer dans mes sacs. Je comprends déjà que je dois effectuer un nouvel investissement : troquer ma doudoune manches courtes Decathlon contre une manches longues avec capuche ultralégère (j’en ai bien une mais elle pèse plus de 500 g).
Me voilà donc en présence de mes nouveaux copains. Scott tout d’abord, un petit gars sec, très brun, aux muscles tendus, aux yeux malicieux. Arrive Sasha, tout sourire, qui m’accueille dans le groupe avec une voix grave et rieuse. Il est un peu enrobé. Je me dis : « Mon cher, tu vas souffrir dans les cotes », mais j’ai appris à me méfier de ces profils, parfois même chez les cyclistes l’habit ne fait pas le moine. Jonathan a aussi une bedaine naissante, qui corrobore ma première analyse : « Ne roule pas beaucoup. » Enfin, Ron nous rejoint à vélo. Il a dormi chez un copain. Comme Scott ou moi, il n’a pas beaucoup de gras en réserve. Il porte un maillot orange. De sous son casque dépassent les quatre coins d’une serviette éponge blanche ce qui lui donne un sacré look de baroudeur, surtout que des sacs débordent de toute part de son vélo, un Motobecane, oui vous avez bien lu, même si en France Motobécane n’existe plus depuis 1981, on trouve aux US des Motobecane à des prix défiant toute concurrence.
À l’heure exacte du lever du soleil, nous partons. Ron en tête mène un train d’enfer dans le premier single. Il est déjà chaud parce qu’il a fait un aller-retour chez son copain où il avait oublié son portefeuille. Je ferme la marche jusqu’à ce que des racines et des pierres ralentissent Jonathan et son gravel inadapté, mais il s’en sort plutôt bien. Très vite, je me retrouve avec Ron qui ne se retourne pas. Le gars n’est pas là pour plaisanter. Derrière nous, plus personne. Le soleil transperce la forêt de sapins. Je m’arrête pour prendre une photo de Scott, Sasha et Jonathan quand ils me rattraperont. J’attends deux ou trois minutes et je les entends enfin arriver, mais pas jusqu’à moi. Ils prennent une mauvaise direction. Je crie, pas de réponse, ils s’éloignent. J’ai le choix entre les poursuivre ou poursuivre Ron. Je choisis ce dernier, parce qu’il connaît ces bois comme sa poche.
Il m’attend un peu plus loin. Les trois autres parlent au loin. Ils suivent une route parallèle. Ron leur crie de nous retrouver au bout du single. Là, nous nous installons autour d’une table posée sous un gigantesque chêne couvert de mousse espagnole. Il fait un temps radieux. Ron me raconte que d’habitude il ne s’arrête pas. Cette fois, il fait un écart pour nous, il la prend cool. Je l’écoute, je ne dis rien. Je n’ai pas « endurance racer » sur mon CV, je ne l’aurai jamais.
Le temps passe, plus de trente minutes avant que Sasha, Scott et Jonathan nous rejoignent. Ils ont fait fausse route, sont repartis en arrière. Ron veut embrayer immédiatement, mais Sasha se change. Il enlève ses jambières et ses manchons. Je découvre que sa peau est d’un blanc laiteux, guère fréquent chez les cyclistes. Il se tartine de crème solaire, je l’imite. « Mais quand est-ce qu’il s’entraîne ? »
J’ai vite un début de réponse. Alors que nous atteignons une portion asphaltée, Sasha prend la tête et pousse la cadence à 33 km/h. Je me cale en queue de peloton, tout en me disant que la journée commence mal. Je ne peux pas tenir un tel rythme pendant 570 km avec un VTT à gros pneus. Quand je prends mon relais, je ralentis à 22 km/h, une cadence plus dans mes cordes. Désormais, nous sommes sur une piste cyclable. Un gars massif en vélo de course nous double. Je lui saute dans la roue. Le gars voyant un VTT à ses basques accélère. Il pousse à 35 km/h. Moi, je rigole. Il est si énorme que j’ai l’impression qu’il me remorque. Il accélère encore : 41 km/h. Là, je vois qu’il ne peut aller plus vite. Au bout d’une paire de kilomètres, il explose. Ne voilà pas que Jonathan en remet une couche. Je me retourne. Ron et Sasha ont disparu.
Ce petit épisode en dit déjà long sur la forme réelle des uns et des autres. Surtout que nous rejoignons bientôt des pistes ondulées, parfois sableuses. Dans les montées, Ron mouline mais n’avance pas. Sasha et Jonathan vont encore moins vite que lui. Moi, à l’économique, je me place en léger retrait de Scott qui se déhanche sur son SS. Il me dit : « On sait maintenant qui sont les deux meilleurs grimpeurs du groupe. »
Jonathan a des crampes. Mine de rien nous approchons des 90 km. Il fait 30°C. Nous nous arrêtons souvent. Notre objectif de la mi-journée est Lake Lindsey où j’ai connu l’extase lors de ma première HuRaCan en ingurgitant un énorme Philly Cheese Steak. « Nous y sommes presque, tenez les gars. » Je les encourage comme je peux, mais ils s’arrêtent tous d’un commun accord au croisement d’une route abominable pour s’enfourner dans un bouge insalubre où ils engloutissent des bières dans une atmosphère surclimatisée. Moi, je reste dehors à me dire que nous ne sommes pas du même monde, pas tant parce qu’ils boivent des bières à ce moment précis, mais à cet endroit précis, alors que 10 km plus loin nous attends un petit coin de paradis. Nos neurones esthétiques ne doivent pas être câblés de la même manière, c’est le risque à courir quand on s’engage dans un raid avec des inconnus.
Ils voient que je ne suis pas heureux de leur décision, ils s’en excusent, Ron nous raconte une ou deux de ses prouesses lors de sa dernière HuRaCan, effectuée en mode course en duo avec une nana. Cette histoire, je n’ai pas fini de l’entendre. Faut dire qu’il n’y a pas beaucoup de femmes dans ces évènements un poil trop machistes. Peut-être que comme moi, elles s’intéressent à la balade, pas à la performance, encore moins à se faire mal ou à se prouver quoi que ce soit. Je veux éprouver, voir, me régaler des paysages. La souffrance est parfois le prix à payer, jamais l’objectif, jamais un passage obligé.
À Lake Lindsay, nous nous installons sous la terrasse ombragée. Nous commandons nos sandwiches, nous refaisons le plein en boisson. Je tourne à l’eau, ils continuent à la bière et à la Gatorade. J’échange quelques mots avec la patronne qui me reconnaît. « Vous devenez un habitué. » Je lui explique que dans trois mois je rentre en France et que probablement je ne repasserai jamais par chez elle. C’est triste de savoir qu’on ne reviendra jamais quelque part, je n’aime pas éprouver ce sentiment qui nous renvoie la brièveté de notre existence. « Tu es bien silencieux », me dit Sasha.
Nous sommes trop tôt dans le raid pour que j’éprouve ici les mêmes émotions que lors de ma première HuRaCan, mieux taillée pour son sens naturel que celui que j’adopte désormais. J’éprouve déjà de la nostalgie alors que nous repartons. « Bye bye Lake Lindsay. Stay like you are for ever. »
Il est déjà tard quand nous entrons dans le single de Croom, qui monte descend sur 35 km. Jonathan agonise. Ses crampes empirent. Très vite, il nous quitte et passe par la route. Pendant que Sasha et Scott traînent à l’arrière, j’ai le nez dans les fesses de Ron, qui ne cesse de commenter les features du parcours, certaines le poussent à mettre le pied à terre alors qu’elles ne nécessitent qu’un coup de reins. Dans les descentes sableuses, il est sur des œufs. Comme quoi on peut se dire champion de vélo et ne pas savoir piloter. En bon Français, je me dis « Il n’est pas humble, le bougre. » De son point de vue d’Américain, il fait preuve d’une belle confiance, cette confiance qui les aide à soulever des montagnes et à envoyer des fusées sur la lune, bientôt sur mars (aussi à balancer des bombes un peu partout).
La nuit tombe, et Croom n’en finit pas. D’une manière générale, le tracé de l’HuRaCan est trop monotone. Tout est trop long. Ce qui serait agréable sur quelques kilomètres devient vite pénible, pas tant pour les jambes que pour l’esprit. Le but de Karlos, l’organisateur, n’est pas de nous faire découvrir des endroits, mais de nous éreinter. Au rythme où vont mes comparses, je ne risque pas de m’écrouler.
Nous retrouvons Jonathan à la sortie de Croom et après un bout de piste cyclable quittons la trace pour nous poser dans un Wendy’s aussi minable que les autres Wendy’s. Je n’ai pas faim, mais les autres engloutissent des hamburgers, trois pour le minuscule Scott qui mange à toute vitesse avec une concentration époustouflante. Ils décident de prendre un hôtel. Je leur explique que je ne suis pas venu jusque là pour dormir à l’hôtel. « Nous n’avons parcouru que 154 km ! » Ils m’expliquent que Jonathan doit se reposer pour pouvoir repartir demain. J’obtempère, mais pas de chance pour eux, aucune chambre n’est disponible dans le secteur à cause d’un festival pyrotechnique. Nous finissons par camper à l’entrée du Withlacoochee State Trail. Nous n’avons pas monté nos tentes que la police débarque. « C’est interdit de camper ici. » Ron négocie. Nous avons droit de rester jusqu’au lendemain 6 heures.
Deux HuRaCan ne se ressemblent pas.
Dimanche 10 mars
Même si Ron sonne le branle-bas de combat dès 5 heures du mat alors que nous ne devons appareiller qu’à 6 heures, j’ai passé une super nuit dans ma tente. Je m’y sens chez moi. Je commence par la monter, par y enfourner mes affaires, puis je m’y enferme. Je peux me mettre à poil, me pseudo laver avec une lingette biodégradable, me pommader les fesses, passer mon collant de récupération, un t-shirt thermique, bouquiner sur mon téléphone. Parce que j’ai besoin de ce moment d’intimité, je crois que je ne me mettrai pas au bivy bien que plus léger, plus rapide à installer et à ranger.
Jonathan abandonne, d’autant que pour boucler l’HuRaCan en trois jours nous n’avons plus le choix que d’engranger un max de kilomètres. Il n’attend même pas que je quitte les toilettes pour disparaître dans la nuit.
Peu avant 7 heures, nous atteignons la station Shell de Ridge Manor, dernier point de ravitaillement pour 110 km. Un cycliste patibulaire, transportant sans doute toutes ses possessions avec lui, gare sa monture à côté de la mienne. Deux mondes se côtoient, mais ne se parlent pas.
Quand nous reprenons la route, le jour se lève. Une ligne de brume dessine des montagnes orange dans le lointain. C’est juste superbe, le premier moment esthétique depuis le départ, mais trop bref, pas le temps d’en profiter que nous bifurquons dans le Green Swamp, et tout de suite attaquons un secteur sableux. J’y suis à mon avantage avec mes pneus 2,6 pouces. Je passe partout, les autres marchent, et sans doute se fatiguent plus que moi.
Nous atteignons Meg’s Hole, une dépression où plonge le chemin. L’eau y est moins profonde qu’en février, ce qui me laisse penser que la suite du raid sera plus tranquille. Nous traversons sans difficulté. Scott et Sasha y vont pieds nus, Ron garde ses chaussures, je fais le douillet en chaussant mes nus pieds.
La suite du Green Swamp n’est qu’une succession de pistes damées, sur lesquelles nous menons bon train. Ron prend un long relais, quand je le remplace en tête, gardant le même rythme, il décroche. Je comprends qu’il est toujours à bloc. Il ne lâche la tête que quand il ne peut plus la tenir, sinon son orgueil le repousse à la reprendre, une stratégie pour le moins suicidaire à vélo, tout l’art du cyclisme étant de s’économiser.
Nous nous glissons sous des arbres majestueux, longeons des forêts inondées, passons devant des cabanes ombragées, des prairies. L’herbe sent le printemps, les verts explosent d’une vitalité nouvelle. Le soleil nous brûle.
Ron nous distance, je le laisse caracoler en tête, puis Scott le rattrape avant de le planter sur place, alors je rejoins Scott et nous faisons cavaliers seuls. Il surnomme Ron « Mr know-it-all » et se moque gentiment ses prouesses cyclistes. « Attention, c’est un mec adorable », précise-t-il. Il a bien raison. Ron est un gentil, le genre de gars qui à force de prendre des coups, et il vient d’en recevoir un terrible avec la mort de sa femme, cherche à donner le change. Nous ne lui en voulons pas et je me dis qu’il fait de l’endurance pour prouver à tous les gros bras qui l’ont bousculé depuis son enfance qu’il est plus costaud qu’eux. Ron a une volonté de fer.
Sasha, lui, est à la peine. Il m’avoue qu’il n’a fait que du home-trainer durant l’hiver. Voilà qui explique sa pâleur. « Ce n’est pas pareil que rouler en extérieur, me dit-il. Je suis juste, mais je vais m’accrocher. » En voilà un autre qui sait se faire mal. Reste qu’il nous ralentit de plus en plus. Après le Green Swamp, il souffre dans les côtes d’un secteur asphalté. Quand nous atteignons les rives du lac Louisa, il est déshydraté. Nous restons là à sommeiller pendant que des enfants et des chiens jouent sur la plage. C’est l’été en mars. Je n’arrive pas à m’y faire.
Je comprends mieux les messages rassurants de Sasha sur Facebook. Ils n’avaient pas tant pour but de me convaincre de me joindre à eux que de le rassurer lui-même. Rester grouper impliquait de l’attendre lui, ce qui ne me gêne pas. Je sens seulement que je ne battrai pas mon record de distance en une journée, même si cette seconde HuRaCan est une peace of cake comparée à celle de février.
Nous croisons la Route 27, traversons des orangeraies par des chemins de sable orange, qui ondulent en un beau roller coaster. Scott fait les montées. Je le laisse me prendre quelques mètres, car je ne veux surtout par franchir mon seuil, telle est la règle si on veut maintenir un effort dans le temps. Ron et Sasha sont loin derrière. Je m’arrête au sommet de la plus haute colline, m’assois sur les chenilles d’un tracteur, où je grignote une parcelle d’ombre. La chaleur est suffocante.
À la sortie de ce secteur, nous retrouvons la Route 27, puis le lac Louisa avant de rejoindre le lac Minnehaha. Sur la droite de la route, en léger surplomb, se succèdent de magnifiques baraques qui disposent de l’autre côté de la route d’un ponton avec bateau suspendu au-dessus de l’eau. L’atmosphère est paisible, opulente, ambrée. Je me dis qu’il faudrait photographier les pontons un à un, car ils diffèrent tous, traduisant la psychologie de leurs propriétaires.
Nous nous posons au centre de la ville balnéaire de Clermont. Ron veut s’installer à l’intérieur de la fameuse brasserie de Suncreek pour profiter de la clim, je refuse et choisi la terrasse où il y règne un air de fête. Mes compères décident qu’ils en ont fini pour aujourd’hui, alors qu’il n’est que 16 heures et que nous n’avons parcouru que 123 km. Nous mangeons des pizzas, correctes, mais pas de quoi nous rouler par terre. Devant nous, un enfant se balance sur sa chaise et se prend une belle gamelle qui le conduit droit aux urgences.
Lors de ma première HuRaCan, nous n’avons pas eu d’autre choix que de dormir à Clermont, où nous sommes arrivés à 22 heures. Il y a comme une fatalité pour moi à dormir dans cette ville à l’atmosphère européenne. Je refuse simplement de retourner à l’abominable Orange Motel. Nous choisissons l’auberge du lac Minneolla, mais d’abord faisons un détour par le Publix du coin. C’est là que je découvre que Scott a mal aux fesses et qu’il doit acheter de la pommade et du désinfectant. Voilà la véritable cause de notre arrêt si tôt dans la journée.
Je suis de mauvaise humeur, pas pour longtemps. Quand nous nous dirigeons vers l’auberge, le soleil se couche sur le lac Minneola et j’ai l’impression de me retrouver chez moi en France. Pendant que Ron avec qui je partage la chambre se douche, je reste jusqu’à la nuit au bord de l’eau sur le ponton du restaurant de l’auberge, l’endroit apparemment le plus couru de la ville.
Quand je rejoins la chambre, Ron est torse nu sur son lit, au téléphone avec sa partenaire de raid à qui il raconte notre périple. Je sens qu’il la drague, qu’il veut à tout prix repartir avec elle. À un moment, il lui dit « Mais non, tu sais bien, je suis prudent, je ne tombe jamais en VTT. » À 21 heures extinction des feus, une seconde après Ron ronfle. Moi, je relis The killers d’Hemingway.
Lundi 11 mars
Nuit merdique. Quand Ron ne ronfle pas, il se lève pour aller pisser. À trois heures, j’ai les yeux grands ouverts. Je me rendors vers 4 h 30, mais à 5 heures pétantes Ron allume la lumière, tout ça pour un départ prévu à 6 heures.
Je suis grognon en queue de peloton quand nous attaquons les Pyrénées de Floride. Scott plante un démarrage dès la seconde difficulté. Je le rattrape dans la descente et le double à fond de train. Il me rejoint dans la bosse suivante et me dépasse. Je le laisse partir, voyant peu à peu s’éloigner son feu arrière dans la nuit brumeuse où le jour progresse avec timidité.
Je me retrouve seul. Je pédale sans me faire mal, sachant que la plus grosse difficulté se trouve à la fin du secteur et que la journée ne fait que commencer. Je dois poser mes lunettes tant l’humidité est épaisse. Au point culminant de Floride, je m’arrête, prends quelques photos, me ravitaille jusqu’à ce que Ron et Sasha me rejoignent.
Nous nous regroupons, éclatons à nouveau. Personne ne m’attend quand je prends des photos, je reviens à l’économique. Arrive la dernière bosse, on se détache avec Scott, cette fois je n’ai pas envie de le laisser faire son numéro et je le lâche avec son SS impossible à manier dans les montées un peu rudes. Je dois lui mettre une minute en un rien de temps. Nous sommes joueurs. On se retrouve avec le sourire. Le soleil pointe au-dessus de la brume qui surnage à la surface de l’invisible lac Apopka.
En février, j’étais arrivé là de nuit, sous la pluie. Je découvre la passerelle d’observation, puis j’ai le coup de foudre pour un chemin herbeux éclairé par le soleil rasant. Je m’arrête pour photographier, regrettant de n’avoir que l’objectif merdique de mon téléphone. C’est juste sublime, et toute la course, tout ce qui précède prend sens, parce que ça mène à cet instant, où se conjuguent un paysage et les ressources intérieures pour l’apprécier et le sublimer. Je me délecte de ce chemin pendant que Scott fonce en tête, frappé d’une autre forme d’euphorie.
Problème, nous le perdons. Sasha a l’impression de l’avoir vu partir sur la gauche alors que nous devons tourner sur la droite. J’affirme que le chemin de droite est évident puisque nous devons faire le tour du lac et je me lance à la poursuite de Scott. Je roule, je roule, ne comptant plus les alligators endormis sur les bas-côtés. Je me sens bien en solo, débarrassé de la radio que Ron allume sur les portions plates, un truc que je déteste, que je ne comprends pas. Je fais du vélo pour fuir le bruit, pour fuir la ville, et lui la transporte avec lui, comme si le contact avec l’extérieur le troublait, ou peut-être que la musique fait taire ses pensées les plus sombres.
Après un long moment, je m’arrête au niveau d’une station de pompage. Quand Ron et Sasha me rejoignent, ils m’expliquent que Scott s’est trompé de chemin et qu’il est 30 minutes derrière nous. Nous l’attendons, sous l’ombre parcimonieuse d’un kiosque d’observation pendant que les pompes nous fracassent les oreilles.
Un chemin rectiligne nous amène jusqu’à la pseudo ville d’Apopka. « Je connais tous les restaurants », nous dit Ron. Tout ça pour nous faire déjeuner dans un vulgaire Chipotle Mexican Grill où Scott dévore six tacos en se pourléchant les doigts. Je me contente d’un burrito et d’un verre d’orange pilée.
Une fois rechargés en eau, nous traversons la ville où je joue à sauter de trottoir en trottoir, tant je m’ennuie sur ce tracé trop peu technique. Enfin nous retrouvons un single, le beau sentier qui sous les pins nous conduit jusqu’à la Wekiwa River. Je file en tête, surpris de trouver deux kayaks et leurs passagers accostés au gué.
Tant pis pour eux, je me fiche tout de même à poil pour traverser, une première fois avec mes affaires, une seconde fois avec mon vélo sur le dos. Plus pudiques, mes comparses gardent leur short. Ils me disent que c’est bien français de se mettre à poil. Je leur explique que c’est plutôt une spécialité allemande. Pour eux, qui se définissent comme des fucking Americans, Allemagne, France, Espagne… tout cela est la même chose.
En février, l’autre rive était inondée, épuisante. Cette fois elle est juste sableuse. Au détour d’un sentier, nous tombons sur deux cyclotouristes, assis dans ses sièges de camping à l’ombre d’un pin rabougri. Scott, 61 ans, Paul, 65 ans. Ils font l’HuRaCan après avoir parcouru une partie de la Florida Divide, à leur rythme, 75 km/jour. Ils transportent de lourdes sacoches sur leurs vélos de randonnée, des Salsa, dont un magnifique Fargo avec des pneus de 3 pouces.
Nous continuons ensemble. Ils sont retraités, ou presque. Scott possède un camion avec lequel il transporte des trucs à travers l’Amérique et dans lequel il vit, avec ses trois vélos. Paul habite l’état de New York dont il s’échappe le plus souvent possible. J’aime tout de suite ces deux gars. Ils respirent une belle santé, pédalent avec une fougue qui foudroie mes trois compagnons, se tiennent droits sur leurs bécanes, les yeux levés, pour se faire du bien à l’âme. L’été dernier ils ont fait la Great Divide Mountain Bike Route en dix semaines, du Canada au Mexique, mon rêve.
La nuit tombe, dernier ravitaillement, nous atteignons le camping de Lake Clearwater après avoir parcouru 154 km. Tout le monde s’enferme dans sa tente. Je ne reverrai pas Paul et Scott, car ils ne partiront pas avant 9 heures. Peut-être un jour, à l’avenir, au détour d’un sentier.
Mardi 12 mars
Plus que 134 km à parcourir. J’ai mis le réveil à 5 heures 30, mais je me réveille à 5 heures. Il me faut bien une heure minutieuse pour ranger mon barda, m’alimenter, me débarbouiller. Ron a finalement raison de sonner l’alerte une heure avant le départ.
Nous attaquons immédiatement un long single sous les pins. Au détour d’un dévers sableux, Ron qui ne tombe jamais se prend une gamelle qui l’envoie dans un buisson. Oui, ça n’existe pas un cycliste qui ne tombe pas.
Vexé, Ron appuie sur le champignon. Bientôt nous nous retrouvons tous les deux. Peu à peu un jour humide se lève, brumeux, nuageux. Quand nous rejoignons l’asphalte, Ron ne ralentit pas. Il me dit « Je ne veux pas rentrer tard chez moi. Je vais continuer seul après le prochain ravitaillement. »
Nous sommes déjà prêts à partir quand Sasha et Scott arrivent. Ron leur annonce sa décision. Je dis que je l’accompagne. Nous nous embrassons, nous prenons dans les bras, nous disons au revoir. Je leur chuchote « Je vais tuer Ron. » Ça me démange. J’en ai assez de l’entendre se vanter de ses performances. Je vais lui montrer ce qu’un cycliste banal peut lui infliger, à lui le champion.
Très vite nous sommes dans des passages sableux. Je distance Ron, mais il revient au courage. Dans un virage, il se plante à nouveau, enlisé jusqu’aux genoux. Je dois l’aider à déclipser ses pédales sinon je crois que Scott et Sasha l’auraient ramassé là.
Nous repartons, Ron fait l’élastique, je sais qu’il y laisse des forces, et ce n’est que le début. Une odeur de fumée nous pique le nez, bientôt la forêt est en feu, un feu écologique comme ils disent, pour diminuer la densité végétale. Le difficile sentier du Farles Lake est impraticable. Ron me dit « Pas de problème, je sais comment l’éviter, je fais toujours ça. » Ron n’utilise aucun système de tracking. Serait-il un tricheur en plus d’être un vantard ? Perso, passer par un chemin ou un autre c’est du pareil au même, je ne fais pas la course, je ne cherche pas à accumuler des points pour participer à des courses plus prestigieuses. Cette remarque me met en rogne. J’ai vraiment envie de « Tuer Ron », pour venger Sasha et Scott selon un rituel cycliste pacifiste et amical.
Alors que nous contournons le champ de tir de l’US Navy et que le terrain ondule de plus en plus, j’accélère, si bien que je perds de vue Ron. Il ne me rattrape que lorsque je m’arrête pour me ravitailler. Je lui dis « Plus que 50 miles. » Ne voilà pas qu’il me sort que c’est normal qu’il soit plus fatigué que moi parce que le premier jour il a fait 10 miles de plus pour récupérer son portefeuille. Cette remarque m’énerve davantage. Dès la première côte, j’accélère. Ron revient à cinquante mètres au pied de la côte suivante. Encore une fois, encore. Puis je ne le vois plus et je ne ralentis pas. J’ai décidé de ne plus m’arrêter jusqu’à l’arrivée, sinon pour prendre quelques photos.
Ron n’est pas si loin. Il me crie quelque chose, je ne me retourne pas. Je suis un vrai fucking French. Moi aussi je veux en finir. De retour sur l’asphalte, je maintiens la pression, ne m’arrêtant que pour photographier une vache. Au profit des longs bouts de droit, je ne vois plus Ron, il doit être cinq minutes derrière. Pourtant il repointe le bout de son nez au profit d’une nouvelle piste roulante. C’est un battant, mais je sais combien il est douloureux de subir une nouvelle accélération au moment où on croit rentrer sur le coureur de tête, alors j’accélère à nouveau.
J’entre dans le single de Marshall Swamp. Sur ce terrain, je vais creuser mon avance, d’autant que derrière, après une portion d’asphalte, je rejoins l’interminable single de Santos, le plus technique depuis notre départ. Je me trompe parfois de chemin, reviens sur mes pas, hésite quand un nouvel incendie volontaire me force à chercher une nouvelle route, mais je sais que j’ai pris définitivement le large, même quand par inadvertance je manque la bifurcation du camping de Sangrila et repars dans une seconde HuRaCan, tel le navigateur Moitessier qui franchit l’arrivée de la première course autour du monde à la voile sans s’arrêter.
Quand j’arrive à la voiture, je suis fatigué, mais heureux. La partie de pédale était bonne. Ron doit m’en vouloir, car il n’a pas cité mon nom quand il a dit sur Facebook avoir terminé son HuRaCan en compagnie de Scott et Sasha. Mais je le remercie pour son enthousiasme et sa combativité, sans quoi notre aventure se serait peut-être terminée mollement. Il faut être plusieurs pour vivre une histoire.
Je n’aurais peut-être pas dû la raconter. Plus personne ne voudra rouler avec moi, ou alors ce sera pour me punir. Mais, je le répète, je ne suis un champion de rien. Je ne poursuis aucune prouesse, juste à des expériences esthétiques comme la descente de ce chemin herbeux non loin des berges du lac Apopka.
Bilan de la dernière journée : 130 km. Au total, nous avons parcouru 554 km, gravi près de 1000 m, roulé environ 32 heures. J’ai effectué cette HuRaCan en 78 heures, soit 10 heures de moins que la première fois, pour un parcours plus court et moins difficile, car moins humide.
Merci Ron, merci Sasha, merci Scott. Nous avons été amis durant quatre jours, quatre jours de totale compagnie ou presque, quatre jours chargés de souvenirs, ça compte dans une vie, ça pèse, ça donne au temps une épaisseur que la routine quotidienne allège trop souvent jusqu’à ce qu’il ne reste rien à raconter. Le bikepacking, c’est de l’aventure en barre, de la matière à écrire. Nous prenons la partition écrite par Karlos et nous improvisons dessus. Pour moi, la prochaine étape est de me faire auteur. Pour le moment, je n’ai écrit que des nouvelles. Il est tant que je me lance dans des œuvres de cheminement plus ambitieuses. Je vois un parallèle avec les scénarios de jeux de rôle. Il y a une grande proximité entre l’écriture d’une aventure de jeu et de vélo. On pédale à la place de jeter les dés. Je n’en suis qu’au début de mes explorations.