Quand je me suis engagé dans l’HuRaCan 2019, « the ULTIMATE OFF-ROAD ENDURANCE EXPERIENCE in the state of Florida », je ne savais pas à quoi m’attendre. Je n’avais jamais effectué de course d’endurance ni la moindre randonnée en bikepacking. Pire, en une journée, je n’avais jamais parcouru plus de 115 km à vélo de route et 75 km à VTT. J’avais de gros doutes quant à mes capacités mentales et physiques à réussir à avaler plus de 600 km, dont 80 % non asphalté avec 30 % de singles.
J’étais certes entraîné, parcourant environ 200 km/semaine en gravel ou VTT, j’avais minutieusement préparé mon vélo et mon équipement, j’avais étudié le parcours, mais j’étais définitivement un rookie.
En compagnie de David et Luis, j’ai finalement effectuée la boucle en quatre journées, parcourant 616 km et 2115 mètres de dénivelé positif (D+) en un peu moins de 89 heures pour un temps de déplacement de 49 heures, soit une moyenne 14,3 km/h.
Je retiens trois grandes leçons.
- Nos corps sont plus forts que nous ne le soupçonnons. J’ai 55 ans et je ne savais pas de quoi le mien était capable.
- Dans des circonstances difficiles, la solidarité se manifeste instantanément, ce qui me rend assez optimiste quant à notre capacité générale à surmonter les crises. Au quotidien, nous vivons dans des cocons qui nous tiennent à distance les un des autres, ce qui nous empêche de voir avec lucidité ce dont l’humanité est capable et ce dont nous avons besoin pour être heureux. La collapsologie et autres théories fumeuses ne découlent que de notre enfermement.
- Plus que le backpacking, le bikebacking procure un immense sentiment de liberté. On avance plus vite qu’à pied, on peut aller plus loin, tout en ayant le temps de profiter des paysages. On sait qu’à tout moment ou presque on peut s’arrêter, dresser le camp, se reposer. Malgré l’effort, on se sent en sécurité peut-être parce que nous transportons avec nous une micromaison. Je renouvellerai l’expérience aussi souvent que possible.
Vendredi 1er février
Je quitte Weston avec mon vélo dans le coffre de notre minivan Sienna, direction nord, sous un ciel lourd, qui se déverse sur moi à la hauteur de West Palm Beach. Comme des records de pluies ont été battus le week-end précédent, je crains le pire pour les conditions de course. De mauvaises pensées m’occupent, bientôt adoucies par un rayon de soleil. Une fois à la hauteur d’Orlando, j’ai même le sourire. Des collines boisées m’entourent dans les dernières lueurs du jour. J’ai soudain quitté la plate Floride du sud pour la Floride centrale, plus vallonnée. Il fait nuit noire quand j’arrive au camping de Shangrila où à 9 heures demain sera donné le départ de l’HuRaCan.
Alors qu’un ranger vient m’ouvrir la barrière, mes phares éclairent un pick-up rouge avec devant un gars qui me fait de grands signes. C’est David avec qui je partage l’emplacement. On s’est connecté sur le forum de l’HuRaCan. Un point commun entre nous : nous avons bossé la carte, lui créant une timeline millimétrée pour effectuer la boucle en quatre jours, moi enrichissant la carte créée par Karlos, l’organisateur, pour toujours savoir où je pourrai me ravitailler ou dormir. Là s’arrêtent les similitudes.
David, 37 ans, est une belle baraque, avec des yeux d’un bleu lumineux. Habitué au bikepacking et aux courses d’endurance, il a prévu d’effectuer le parcours dans le sens des aiguilles d’une montre pendant que moi je pense l’effectuer dans le sens contraire, sous prétexte de profiter d’un vent favorable. David a déjà sorti son vélo, un Surly en métal équipé de roues 27,5" et de pneus de 2,8". Son poste de pilotage me fait penser à celui d’un avion.
Un autre gars est là. Un tout juste trentenaire au crâne dégarni, qui lui chevauche un vélo en titane à l’équipement minimaliste. Il ne cesse de pédaler autour de la table de bois du camping comme s’il trépignait avant le départ. Il compte avaler les 600 km d’un trait et n’emporte avec lui que de l’eau et de quoi manger. « Je ferai peut-être une sieste. »
Plus loin dans l’ombre du camping, je devine des tentes, des camping-cars et les vélos des autres concurrents. Nous serons une centaine à nous élancer. David tente d’allumer un feu, mais le bois qu’il a récupéré est trop humide. Alors nous grimpons dans son pick-up et allons grignoter non loin des chicken wings. Nous parlons vélo. Tout équipé, le Surly de David pèse plus de 30 kg pendant que le mien dépasse tout juste les 20 kg.
Nous parlons aussi de la course, consultons les dernières prévisions météo. Le vent sera quasi nul, stabilisé nord-nord-est pour les prochains jours. Je n’ai plus de raison de choisir le sens antihoraire, d’autant que David me jure qu’il ne dépassera pas le 10 mph. Ce qui me paraît une moyenne tenable pour moi, habitué à rouler presque deux fois plus vite sur les levees autour de Weston. Je décide donc de suivre David pour la première journée et de m’arrêter à la tombée de la nuit quand lui continuera. Nous décidons aussi de ne pas attendre le grand départ à 9 heures et de l’anticiper en partant plus tôt.
De retour au camping, je me contente de gonfler mon matelas et de le dérouler à l’arrière du Sienna. À 22 heures, extinction des feus. Longtemps, j’entends d’autres concurrents discuter et rigoler dans le lointain.
Samedi 2 février
Je me réveille à 5 h. Impossible de dormir davantage. Je reste enroulée dans mon sac de couchage pendant qu’une pluie fine tapote la carrosserie du minivan. De temps en temps, je me redresse, lorgne vers le pick-up de David toujours plongé dans le noir. Enfin, vers 6 h 30, il allume son plafonnier. Trente minutes tard, nous sommes équipés, nos vélos prêts pour le départ. La pluie s’est arrêtée, le sol est à peine humide. Il fait 15°C, le jour pointe avec difficulté à travers une épaisse couverture nuageuse.
Karlos et une bande d’autres concurrents déboulent avec leurs pick-up, venant d’un autre camping. Tout le monde s’affaire. Des vélos apparaissent de partout. La plupart des concurrents ont choisi comme David et moi des VTT hardtail, quelque un des VTT tout suspendus, d’autres des drop-bar mountain bikes, des gravel avec des pneus de VTT (alors que mon gravel, laissé à Weston, est limité aux pneus de 44 millimètres).
Je vais à la rencontre de Karlos, un petit gars avec une petite moustache, entouré d’une cour d’aficionados. Il me remet un sticker HuRaCan 2019. Je lui demande si je suis le premier Français à participer. Il me répond : « Tu le seras, si tu termines. » Je ne peux m’empêcher de penser « Quel con, quel prétentieux… » peut-être parce qu’il accompagne sa réponse d’un ricanement pervers.
David ne semble pas plus à son aise que moi dans cet aréopage, alors, aux alentours de 8 h, nous prenons la route, ou plutôt le chemin s’échappant du camping tel un long intestin qui nous amène sur les réputés singles de Santos, que David avale un peu vite à mon goût. Je lui colle au train en me demandant ce qui m’attend. Nous montons, descendons, enroulons de belles courbes, escaladons et dévalons des ponts de bois.
Très vite nous nous retrouvons hors trace. Nous semblons la suivre à une vingtaine de mètres au sud et supposons que le GPX fourni par Karlos manque de précision. Au bout d’une vingtaine de minutes, au croisement d’une piste, je repère trois autres bikepakers, qui roulent en parallèle de nous.
Non, Karlos ne s’est pas trompé. David accélère pour rejoindre les trois bikepakers qui sont sur la bonne trace et se place derrière eux. Ils nous proposent de nous laisser passer, mais nous restons sagement derrière. De fil en aiguille, lorsqu’une difficulté se présente, lorsque nous ralentissons ou nous arrêtons pour boire, nous commençons à parler tous les cinq.
Nous nous entendons tout de suite à merveille, peut-être parce que nous avons d’un commun accord devancé l’heure du départ. Va savoir. Luis, Alex et Gabriel arrivent de Miami où ils font du vélo de route et du VTT dans les parcs dédiés, notamment à Markham, un de mes terrains de jeu. Quand Gabriel découvre que je suis Français, il commence à me parler en français, m’expliquant qu’il a vécu à Nice et à Paris, et qu’il rêve de retourner vivre à Nice.
Le plus souvent, je me place à la queue du groupe, je pédale à l’économique. Je profite des belles trajectoires offertes par les singles de Santos. J’étais en manque depuis mon départ de France en août. Pas de rocher, juste quelques racines. Un beau tapis d’aiguilles de pin. Aucune réelle difficulté, une vingtaine de kilomètres de pur plaisir après lesquels nous rejoignons une route.
Nous voilà en file indienne, avec Gabriel comme locomotive et moi comme dernier wagon. Deux heures après le départ, au kilomètre 37, nous nous arrêtons à une station-service pour acheter à boire et à manger, le prochain point de ravitaillement se trouvant au kilomètre 131. Au moment où nous nous remettons en marche, les trois premiers réels compétiteurs nous dépassent déjà, dont le trentenaire au vélo en titane.
Après un bout de route, nous bifurquons dans une forêt aux arbres couverts de mousse espagnole, aux troncs verdâtres émergeant de flaques noires. Gabriel roule tout en filmant ce paysage silencieux, immobile, pétrifié, en attente d’un évènement mystérieux. J’admire la facilité de Gabriel, je comprends pourquoi avec ses potes ils ont décidé d’effectuer la boucle en trois jours.
Nous débouchons dans une clairière plantée d’un immense chêne. Après une courte pose, nous revoilà en file indienne alors que nous retrouvons des portions asphaltées qui nous amènent à travers une forêt où parfois une ferme apparaît. Si la route n’était pas divisée par une ligne jaune, je me croirais dans une de nos campagnes françaises.
Bientôt, nous quittons l’asphalte pour une piste de sable jaune, une piste qui colle aux roues, qui ondule indéfiniment. David souffre avec son Surly surchargé alors que Gabriel et Luis caracolent en tête avec moi fourbement rangé derrière eux, surtout derrière Luis bien plus massif que Gabriel. À chacun des sommets, nous nous arrêtons pour attendre les retardataires. Alex commence à se plaindre des fesses. David progresse au train sans perdre le sourire.
Il se met à pleuvoir. Nous enfilons nos impers et continuons imperturbables, ou presque. Dans les descentes, mes quatre compères se laissent aller en roue libre, alors que je pédale pour me réchauffer et me charger en énergie cinétique avant la prochaine bosse qu’ainsi j’avale d’un trait. Je me retrouve en tête, prenant conscience que les Floridiens ne sont pas habitués aux ascensions et ne savent pas tirer profit des descentes.
La piste ondule à n’en plus finir. Chez nous, un chemin sableux fait quelques centaines de mètres, parfois un ou deux kilomètres. Ici tout est à l’échelle du continent. Tout est plus long, plus extrême. Je me rends compte que j’ai choisi la taille de pneus idéale, 2,6" ni trop étroit, ni trop large. J’ai aussi des roues de 29" qui me procurent un avantage sur les 27,5" dans les zones roulantes sans réellement me pénaliser dans les singles.
La piste est de plus en plus lourde. Nous croisons des 4x4, souvent arrêtés, leurs occupants scrutant le ciel gris, non pas pour se demander quand il se remettra à pleuvoir, mais quand les jets de l’US Navy lâcheront leurs bombes sur la zone qui leur sert de cible et que nous devons contourner. Le pilote d’un 4x4 de l’armée nous demande d’ailleurs de faire demi-tour. Il nous force à quitter la trace, à plonger dans une montagne de sable où nous sommes obligés de mettre pied-à-terre. Voilà qu’il se remet à pleuvoir, nos vélos grincent de partout. Gabriel aussi commence à se plaindre des fesses.
Après avoir contourné le bombing range, nous enfilons un single qui nous fait contourner un lac aux abords spongieux. Il pleut de plus en plus fort. Parfois nous perdons la trace, rebroussons chemin, nous frayons un passage entre les arbustes. Deux autres concurrents nous rejoignent, nous échangeons quelques mots, puis les suivons, leur abandonnant le travail de repérage. Un troisième gars fonce sur nous. Il nous double sans même nous regarder. Je lui lance un « Hello » enjoué, aucune réaction. Je le surnomme le psychotique.
Nous nous croyons tirés d’affaire quand nous quittons les abords marécageux du lac, mais c’est pour découvrir de nouvelles pistes sableuses et vallonnées à la couleur de latérite. Mes quatre compagnons ont de plus en plus de mal dans les montées que je ne sens même pas passer. Je les grimpe au train. Le soleil pointe enfin. Je m’arrête souvent. D’autres concurrents nous rejoignent.
Je prends conscience que les fat tires ne sont qu’une mode, sauf peut-être dans les territoires neigeux. Les concurrents ainsi équipés n’avancent pas dans les montées, à peine s’ils ont un avantage dans le sable par rapport à mes 2,6". Alors que nous approchons le point de ravitaillement du kilomètre 131, je n’éprouve aucune fatigue. J’ai déjà pulvérisé mon record en une journée et c’est comme si je n’avais pas pédalé. Je suis même impatient quand j’attends mes nouveaux copains. L’explication est simple : mon cœur n’a sans doute jamais dépassé la zone d’aérobie alors que durant mes sorties habituelles je le pousse souvent au seuil et dans la zone d’anaérobie.
Gabriel a mal aux fesses, Alex ne va guère mieux, David et Luis se ménagent en restant avec eux dans les grimpettes. Après avoir retrouvé l’asphalte, nous atteignons le point de ravitaillement, premier checkpoint de la course où une dizaine de concurrents mangent sur un bout de pelouse ensoleillé. Le psychotique se tient à l’écart du groupe. Il est 17 h 30. Dans une heure, il fera nuit. Comme je me sens bien, je décide de poursuivre. Je me vois mal camper seul, ce que je n’avais jamais envisagé.
Alex, Gabriel et Luis ont déjà renoncé à leur objectif de trois jours et se replient sur celui plus réaliste de David. Moi, je ne sais plus quoi penser. Je décide d’écouter mon corps. Et donc je pédale. La nuit tombe. Après un bout d’asphalte, nous rejoignons un nouveau single qui file sous les pins. David s’y entraîne souvent. Il nous guide tout en fermant la route, se sentant moins agile que nous avec son Surly.
Malgré l’obscurité, je suis survolté, je me sens capable de pédaler des heures. Alors que je lâche le guidon pour boire, je me prends une racine et me voilà à terre, avec une belle béquille à la cuisse gauche. Je remonte en selle, éprouvant une douleur chaque fois que je plie la jambe. Mon HuRaCan aurait pu s’arrêter là.
Nous finissons par quitter le single, rejoignons des routes et des pistes. Gabriel ne peut plus poser ses fesses sur la selle. Il parle d’abandonner, Alex aussi. Nous les encourageons. Nous nous arrêtons dans une pharmacie, nous ravitaillons. Poursuivons encore un bon moment avant d’entrer dans un parc naturel où enfin nous décidons de camper. Une fois dans ma tente, je me bats avec les moustiques qui s’y sont glissés, d’autres se tenant à l’extérieur de la moustiquaire prêts à me dévorer. J’ai un peu mal aux fesses, pas du tout aux jambes. Je suis moins fatigué qu’après une de mes sorties d’entraînement, bien plus courtes, mais effectuées avec plus d’intensité. L’endurance semble me convenir.
Dimanche 3 février
Réveil dans le brouillard. Je n’ai pas beaucoup dormi, pas plus de cinq heures, mais bien. J’aime me retrouver à l’intérieur de la tente, seul. J’ai un peu lu, pas longtemps. Je n’ai pas eu le courage d’écrire, faisant confiance à ma mémoire.
Nous démontons le camp, chargeons nos vélos. Gabriel jette l’éponge. Alex ne nous accompagne pas plus de dix minutes avant de faire demi-tour. Je me retrouve en compagnie de David et Luis.
Nous nous traînons sur des chemins sableux, croisons des runners engagés dans une compétition. Quand nous regagnons un sol un peu plus ferme, nous exprimons notre joie avant de déchanter quand à nouveau le sable se dérobe sous nos pneus.
Il faut imaginer la Floride centrale comme un désert sur les dunes duquel ont poussé des arbres. Il suffit de gratter l’humus pour en faire ressurgir le sable.
Après un bout de route, nous entrons dans le camping de Wekiva Falls, une ville de camping-cars monumentaux. Les gens vivent autour d’une immense piscine. David nous raconte qu’il y vient avec ses filles durant les week-ends d’été, parce que l’eau n’y est jamais trop chaude. Nous nous contentons de refaire le plein d’eau, avant de rejoindre des pistes, puis un single de plus en plus traître, tracé à travers une espèce de lande.
Nous avons qu’une pensée en tête : la rivière vers laquelle nous nous dirigeons et que nous devrons traverser en portant nos vélos sur les épaules. Je crois toujours que nous nous apprêtons à l’atteindre, mais encore des courbes et des détours nous en tiennent à distance.
Le single finit par nous mener dans une forêt épaisse à l’apparence de jungle. Nous remontons une piste étroite tracée par des 4x4. Je suis en tête quand la piste plonge dans l’eau tout en décrivant une courbe qui nous en cache son déroulé ultérieur. Des fougères et des palmetto écrasés sur le côté nous montrent par où sont passés les concurrents qui nous devancent. Je m’engage entre les branches. Au bout d’une cinquantaine de mètres, je dois m’arrêter. De l’eau devant moi. Nous rebroussons chemin. Nous retrouvons devant la flaque.
Luis se dévoue. Il s’y engage le premier, poussant son vélo dans l’eau. Avec David, nous tentons de marcher sur la berge, mais finissons par marcher dans l’eau. Nous franchissons ainsi des flaques et des flaques. Nous nous traînons. Bientôt il est même impossible de continuer sans s’engager dans une flaque qui ressemble à petit lac.
Je repère alors un ruban rose dans les arbres, avec un vague trace entre les palmes. C’est peut-être une façon d’éviter l’étendue d’eau. Je m’y engage. Nous bataillons longtemps dans la jungle jusqu’à ne plus voir le moindre ruban et jusqu’à ce que nous soyons franchement hors trace. Il nous faut revenir sur nos pas, revenir devant la flaque, que nous franchissons en poussant nos vélos.
Nous perdons ainsi deux heures à chercher un chemin qui n’existe pas. Nous poussons, nous roulons. Nous retrouvons avec soulagement une piste plus praticable bien que spongieuse. Au point où nous en sommes, les flaques ne nous font plus peur. Nous tentons simplement de ne pas noyer nos boîtiers de pédalier.
Nous n’avons toujours pas atteint la rivière. La trace quitte soudain la piste et s’engage droit dans la jungle, avec des marques évidentes laissées par les autres concurrents. Nous pédalons quelque temps, puis poussons à nouveau les vélos. La trace GPX fonce dans un maquis infranchissable. Les empreintes des autres concurrents nous amènent aux bords d’une étendue d’eau, la rivière, mais de l’autre côté la végétation est trop dense pour que ce soit l’endroit du gué.
Un canoé passe. David interpelle les rameurs. « Vous voyez un chemin de l’autre côté ? » Ils nous répondent que non, puis, alors que nous ne les voyons plus, ils nous crient « Ici ». Nous revenons sur nos pas, nous frayons un passage entre les palmes, atteignons un endroit boueux que nous avons déjà aperçu. Traversons une flaque, rejoignons une espèce d’île au bord de la rivière et de là nous apercevons l’autre rive, plus accueillante, avec une belle pente qui y plonge : l’extrémité d’une piste.
Nous voilà à nous désaper, à mettre nos fringues et nos affaires précieuses dans des sacs poubelles. Luis traverse le premier. Il nous avertit que l’eau est froide. Il est déjà de retour que je n’ai pas encore terminé mon packetage. Je suis le dernier à traverser. À poil, sans le moindre scrupule. Pas envie de tremper mon cuissard.
Je reviens chercher mon vélo. J’arrive tout juste à le porter sur mes épaules. Je pense à Alexis Righetti qui escalade ainsi des sommets. Ce n’est pas pour moi. Je finis par lâcher le vélo sur l’autre rive. Le franchissement de la Wekiva River, second checkpoint de l’épreuve, était ce qui me faisait le plus peur avant le départ. J’avais prévu à cet effet une paire de chaussures d’eau et un short. Je n’aurais utilisé ni l’une ni l’autre. Mes pieds étant déjà trempés, j’ai traversé avec mes chaussures de vélo et le short est resté au chaud dans mon sac de selle. David m’a bien pris en photo lors de ce moment compromettant, mais je renonce à la publier.
Il est plus de 14 h quand nous nous remettons en marche. David prend alors conscience qu’il a perdu un de ses bidons. « On ne va pas le chercher, lui dit Luis. Je t’en achèterai un, même deux si tu veux. » Nous sommes soulagés, nous rigolons franchement alors que nous traversons la suite de la jungle par une piste plus ou moins praticable qui nous amène aux pieds d’une colline sableuse, et donc sèche, plantée de sapins. Un magnifique single nous emporte. Je prends un immense plaisir. Mon vélo s’efface sous moi, même si je sens de plus en plus mes fesses, que je pommade à chaque halte.
Luis a le cuir plus atteint. Quand il me suit, je l’entends pousser de petits cris à la moindre secousse. Ses « Hai ! Hai ! » rythment notre progression. Seul David semble indemne, ce qui me fait jurer d’essayer une de ces fameuses selles Brooks que plébiscitent les spécialistes de l’endurance.
Au sommet d’une hauteur, nous atteignons un nouveau camping, où nous faisons le plein d’eau, avant de dévaler vers la commune d’Apopka. Là, une pizzeria nous tend les bras. Il est 16 h quand nous y entrons et qu’un orage éclate. Nous sommes très en retard sur l’horaire fixé par David.
Je mange un énorme plat de pâtes, un énorme morceau de pain gorgé d’huile d’olive. Je ne me sens pas fatigué, mais j’ingurgite une quantité de nourriture faramineuse. Peut-être d’ailleurs que je tiens aussi bien parce que je ne cesse de m’alimenter. Je bois de l’eau dopée avec de pastilles hydratantes, je mâchouille des gommes énergétiques, je grignote des barres de céréales avant même d’en éprouver le besoin.
Nous attendons la fin de l’orage avant de reprendre la route. Il est 17 h. Nous traversons l’indistincte zone urbaine d’Apopka, puis atteignons le lac du même nom. J’avais prévu de dormir pour ma seconde nuit au camping de Magnolla Park, mais David veut que nous continuions de rouler aussi longtemps que possible.
Le soleil plonge à l’horizon au-dessus d’une ligne de collines, dominée par les 95 mètres du point culminant de Floride, le Sugarloft Summit. David me promet de voir au bord du lac plus d’alligators que je n’en ai vu dans ma vie. Finalement, un seul gros bébé flotte dans l’eau étale trop loin de nous pour que je m’arrête pour le photographier. Nous traversons l’heure dorée avant d’être avalée par la nuit, puis par la pluie.
La lassitude me gagne, surtout quand je prends de longs relais, tentant de presser l’allure pour en finir au plus vite avec cette journée, avec cette nuit qui me prive de paysage. Il se met à pleuvoir. Un long chemin herbeux ascendant nous casse les pattes.
Nous atteignons la rive opposée, grimpons en haut d’une passerelle d’observation par une série d’épingles que je surnomme l’Alpe d’Huez. De là, nous ne voyons rien. Nous en avons fini des chemins, mais des vallonnements à n’en plus finir nous attendent. Karlos prend un malin plaisir à nous faire gravir toutes les côtes de Floride.
David me jure que je serai forcé de mettre pied à terre à un moment ou à un autre. Parfois, je me dresse sur mes pédales, mais jamais les ascensions ne me coupent le souffle, encore moins les jambes. Nous progressons ainsi dans ce qui s’apparente à un roller coaster jusqu’à atteindre le Sugarloft Summit. Pendant que j’attends David et Luis, un chien me hurle dessus. Sa propriétaire inquiète vient jusqu’à moi avec une lampe torche, tant il est anormal que quelqu’un se plante là au milieu de la soirée de la finale sur Super Bowl.
C’est le moment de dévaler jusqu’à la ville de Clermont. David et Luis sont cuits, je ne vaux guère mieux. Nous prenons chacun une chambre au Orange Motel, un bouge peuplé de clients patibulaires qui fument devant les portes grandes ouvertes de leur antre. À côté de la mienne, une femme en robe de chambre sirote un grand verre de Coca tout en écoutant la TV à tue-tête.
Je n’ose même pas m’allonger sur les draps, troués, tachés de rouille. Je déroule sur le lit mon sac de couchage. Je marche en me servant de deux serviettes comme patin. Au moins, l’eau de la douche est chaude.
Ce motel me fait repenser à la dernière station-service où nous nous sommes ravitaillés la veille au soir, peuplé d’ivrognes et de filles fatiguées, me montrant le visage d’une Amérique que je n’ai pas l’habitude de croiser.
Lundi 4 février
Sous un ciel bas, nous ne quittons le motel qu’à 9 heures et descendons vers le centre de Clermont, une ville coquette coincée entre deux lacs bordés de villas indécentes. Le centre-ville est désert, mais plein de charme. Nous nous photographions devant le troisième checkpoint, un bistrot malheureusement fermé.
Peut après la sortie de la ville, nous nous engageons sur une piste de sable orange, qu’un tracteur ratisse, effaçant les traces des bikepackers qui nous précèdent, surtout retournant le sable pour nous compliquer la tâche.
Nous peinons dans de longues montées, progressant entre des plantations de mandariniers où s’affaire une armée de Latinos en musique. Une descente nous amène près d’une ferme située au bord d’un lac, entourée de chênes. L’endroit est paisible. J’ai l’impression d’avoir été transporté en Afrique équatoriale.
Nous retrouvons une route bordée d’une piste cyclable. Nous atteignons un Wendy’s où nous petit-déjeunons. Il est déjà 11 h et un long trajet nous attend, où nous ne pourrons pas nous ravitailler avant de camper. David se commande deux hamburgers au poulet pour plus tard. Luis l’imite, puis moi aussi. Nous passons par une station-service où nous achetons des barres de céréale et David des piles.
Après quelques kilomètres sur une route avec pas mal de poids lourds, nous bifurquons sur des voies communales desservant des fermes isolées. De vastes perspectives ondulées se répètent. Nous ne manquons pas de retrouver de nouvelles pistes sableuses jusqu’à atteindre une forêt et des chemins plus roulants qui nous conduisent à l’entrée du Green Swamp. Il est déjà 16 h, le moment de dévorer un de nos hamburgers, de souffler un peu avant de nous engager dans une région plus sauvage.
Nous devons franchir des barrières hautes d’au moins 1,5 m. Seul, j’aurais été bloqué là. À trois, nous collaborons. Luis et moi escaladons les barrières, et David nous fait passer les vélos un à un. Il serait un peu inconscient de se lancer en solo dans un raid pareil. Pour éprouver quoi ? Un déplacé sentiment de toute-puissance, peut-être. Nous avons plus à gagner en termes d’expérience humaine en collaborant, en nouant des amitiés de nécessité qui pourquoi pas se solidifieront à l’avenir.
Alors que je mène notre groupe à bonne allure, le nez sur ma roue avant plus que sur l’horizon, je perçois un mouvement. Un énorme alligator s’arrache du chemin où il semblait dormir. Une bête d’au moins 2 mètres, que j’ai manqué percuter.
Vers 16 h 30 nous arrivons à un embranchement où débute une boucle nouvellement ajoutée par Karlos. Sur le papier, je la trouve stupide. Si nous continuons tout droit, nous économisons une vingtaine de kilomètres. Mais David n’en démord pas. Il veut suivre les consignes, d’autant qu’une balise spot le traque et qu’il sera facile de vérifier s’il a effectué ou non le parcours officiel.
Pour le meilleur et pour le pire, nous le suivons. Après quelques kilomètres, le chemin sombre sous l’eau. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’un chemin, mais d’un vague lassis d’ornières tracé par des 4x4.
Il n’est plus question de pédaler. Nous poussons nos vélos avec souvent de l’eau jusqu’aux genoux, nos chaussures se remplissent de boue. Nous commençons à maudire Karlos. À le traiter de tous les noms. Je suis le premier à le critiquer, à jurer que je vais lui mener la vie dure et que je me fiche qu’il me traite de fucking stupid French. Sa nouvelle boucle est franchement débile. Elle ne mène nulle part, ne sert qu’à nous en faire baver. C’est juste du masochisme imaginé pour des mecs blancs qui s’emmerdent dans la vie.
Le projet de l’HuRaCan m’apparaît crétin. La règle : suivre la trace sans écarter de plus 100 pieds n’a aucun sens. Me reviennent en mémoire les critiques que les copains de Karlos m’ont assenées sur Facebook quand j’y ai partagé ma carte enrichie : « Inutile tout ça. Le bikepaking, c’est partir, improviser, c’est la liberté. »
Où est la liberté quand il faut suivre aveuglément une trace, quitte à ce qu’elle nous ordonne de sauter du haut d’une falaise ? J’ai une conception autre de la trace. Je la vois comme une partition non autoritaire, une invitation à l’interprétation libre. La trace doit m’inspirer, non me dicter la volonté de son créateur. C’est moi qui aime la liberté, pas Karlos, ce dictateur en herbe. Je comprends mieux son petit rire de raton laveur qui signifiait : « Mon vieux, je vais t’en faire voir de toutes les couleurs. »
Même pas, tu m’as fait marcher dans la boue, c’est tout. Tu as flingué nos vélos, c’est tout. Aucune difficulté dans ta course, surtout pas technique. C’est la longueur qui la rend difficile. Ton masochisme qui gâche tout, nous empêche de profiter des endroits sublimes où tu nous amènes. Tout cela me donne envie d’organiser une course dans un esprit contraire, une course pour susciter la rêverie et les rencontres, une course en quête de l’extase, pas une course pour faire pisser de rire un Navy Seal et pleurer un citadin qui passe ses journées le cul sur une chaise derrière un bureau. J’en viens à comparer Karlos à un des rats illustrés par Art Spiegelman dans Maus.
Critiquer Karlos, maudire sa descendance pour dix générations, nous aide à progresser. Nous retrouvons un bout de dur, et Luis prend conscience qu’il a crevé. C’est un miracle qu’il n’ait pas crevé plus tôt, car il ne roule pas en tubeless. Nous réparons, reprenons la progression, grimpant sur une digue qui nous fait croire que nous en avons fini de l’enfer. Mais aux dernières lueurs du jour, nous replongeons dans la vase.
Quand je coiffe ma lampe frontale, les deux piles s’envolent et tombent dans la vase. J’en récupère une, mais l’autre polluera le marécage à jamais. Heureusement, David a tout prévu et me passe deux piles. Luis, lui, a perdu une tong et une paire de lunettes de soleil. Nous semons derrière nous. D’autres ont laissé des canettes de bière. Je trouve ça moins cool. Nous avons tenté de transporter nos déchets avec nous.
Nous nous arrachons de la boue au bout de trois heures, n’ayant parcouru que 8 km. Nous nous arrêtons au camping de Colt Creek pour manger notre second hamburger et nettoyer nos chaussures. David nous raconte comment il s’est mis au vélo : « C’est ma thérapie depuis mon accident de moto où j’ai manqué perdre un pied. » Il faisait des courses, il avait 25 ans. « Dommage, j’étais bon pour ça. » T’inquiètes David, t’es pas mal pour le vélo. Il nous dit : « J’ai trouvé un nom pour mon Surly. Après tout ce que nous avons traversé, ce sera Bulldozer. » Les bikepakers ont ainsi l’habitude de personnifier leur monture comme si elles appartenaient à l’espèce chevaline.
Je ne change pas de chaussettes. Je fais bien, nous traversons de nouvelles flaques. Nous poursuivons bientôt sur des chemins plus cléments. Nous devons pousser plus loin si nous voulons finir le lendemain. Luis a le cul qui pèle et moi qui brûle. David a des crampes. Nous continuons jusqu’à Meg’s Hole, un autre des passages critiques de l’HuRaCan. Il s’agit d’un troue d’eau à contourner en portant les vélos. Ça nous fait bien rire après ce que nous avons traversé un peu plus tôt.
Nous dressons notre camp dans une clairière sous les chênes. Il est près de minuit quand je me glisse dans mon sac de couchage.
Mardi 5 février
Au petit matin, il fait froid : 7°C au compteur du GPS, moins en perception à cause de l’humidité. Un brouillard épais entoure les tentes. Tout est détrempé. Même si mes chaussures sont mouillées, je porte des chaussettes propres et sèches. Pas pour longtemps, nous devons à nouveau marcher dans l’eau, pousser dans le sable. Le cocktail est détonant. Mais tant bien que mal nous quittons la forêt alors que le brouillard se dissipe et que le soleil se lève. Une belle journée s’annonce, la plus belle depuis le départ, aussi la plus dure si nous voulons en finir avec l’HuRaCan.
Après quelques kilomètres de route, nous atteignons une station Shell où nous nous gavons de baignés et d’omelettes tout en faisant le plein d’eau et de barres de céréale. Un peu plus loin, nous entrons dans le secteur VTT de Croom, un magnifique single qui s’enroule sur lui-même, file sous les sapins, monte-descend sur près de 30 km.
Mon vélo roule tout seul. Il anticipe les virages avant que j’en prenne conscience. Parfois je pense à autre chose, j’oublie mon corps, quand j’y reviens je suis un peu en panique. Je croise d’autres cyclistes. Je discute avec une VTTiste qui vient souvent rouler en France.
Derrière, David et Luis souffrent. Moi, paradoxalement, j’ai moins mal aux fesses que les jours précédents. Peut-être parce que le pur VTT me convient mieux. Sans cesse, je me mets en danseuse, change de position, alors que sur les pistes ou les routes j’ai tendance à maintenir longtemps les mêmes appuis.
Nous roulons à côté d’une chaussure, une Crok grise, perdue par un autre concurrent, peut-être qui effectuait la boucle en sens antihoraire, avant qu’il n’entre dans le dur des flaques boueuses. Nous rigolons en pensant à nos propres objets perdus.
Croom a beau être génial, nous finissons par en avoir plein les pattes. Nous en émergeons avec soulagement, heureux de retrouver une portion de macadam. Pas pour longtemps, un chemin herbeux nous entraîne entre des fermes, avant de nous déposer aux abords de Lake Lindsey Grocery & Deli, le quatrième checkpoint de l’HuRaCan.
C’est un petit coin de paradis, pure image d’Épinal de l’Amérique rurale. Des bikers boivent des bières devant leur Harley garées sous un chêne vénérable. Des rocking-chairs sur la terrasse. Une caverne d’Alibaba où nous commandons à manger. Luis et David prennent un Philly cheesesteak, moi un sandwich végétarien, car je suis en manque de légumes. Les deux nanas qui tiennent la boutique sont curieuses de nous, heureuses de nous voir, de nous faire plaisir.
Nous nous installons sur la terrasse, rêvassons, tentons de ne pas penser aux 100 km qui nous restent à parcourir. Il est déjà plus de 15 h. Les sandwiches arrivent. Le mien est énorme, la taille d’un gros pain. Celui de David autant, mais bourré de bœuf, de champignons et de fromage. Luis a le même, mais demi-portion. Je craque, je vais me commander mon Philly cheesesteak. Il arrive après une vingtaine de minutes que nous ne voyons pas passer tant nous sommes détendus. Le soleil miroite, un biker arrive, un autre repart. Le temps pourrait s’être arrêté au siècle dernier.
Luis nous parle de sa vie à Miami Beach. « Je fais tout à pied. » Une vie presque parisienne à l’entendre. Dans ces conversations à la frontière de l’intimité, mon anglais me limite. Je vois bien que Luis et David échangent entre eux plus qu’avec moi, mais je survis tant bien que mal à mes maladresses.
Je ne sais pas si la fatigue m’enivre, mais ce lieu est chargé d’une puissance extraordinaire, comme peuvent l’être les ruines de Delphes. Peut-être que l’HuRaCan n’était qu’un chemin initiatique pour arriver là dans l’état d’esprit adéquat. J’aimerais le croire. Je ne regrette rien, même pas la marche dans la boue, car la récompense est là. Placée au juste point, assez loin de l’arrivée pour que nous puissions en profiter sans nous y abandonner avec paresse.
Quand je mords dans mon Philly cheesesteak, c’est le bonheur simple. La jeune serveuse s’est trompée. Au lieu de me préparer une demi-portion, j’ai droit à une intégrale. Et me voilà que je l’avale. Je ne sais pas où je la mets. Je voudrais rester là, ne plus en bouger, dormir dans l’arrière-cour. Il nous faut pourtant nous échapper. À 16 h précise, nous clippons nos chaussures.
Pas vraiment. L’axe de la pédale gauche de David est en train de se désolidariser de la pédale elle-même. Il peut pédaler, mais il n’a plus d’appui. Dans ces conditions instables, il lui sera impossible de parcourir l’ultime single qui, sur près de 30 km, nous ramènera à notre point de départ.
Peu avant, il y a bien une boutique de vélo. Nous lui téléphonons, mais elle est malheureusement fermée et de toute façon nous ne pourrions l’atteindre avant point d’heure. Puisque nous sommes encore au Paradis, nous invoquons les dieux pour qu’ils déposent sur notre route une paire de pédales neuves. Et nous roulons sur des pistes alors que le soleil peu à peu se couche, tirant un dernier trait rose derrière les sapins.
David s’en tire bien, même très bien. Il réussit à franchir sans problème un premier single, puis une fois sur une longue piste cyclable il prend des relais terribles, boosté par l’idée d’en terminer. Luis n’est que plaintes. Moi, je ne dis rien, je serre les dents. J’avais emporté avec moi quatre gels de 200 calories dont je n’avais pas eu l’usage jusque là. J’en ingurgite trois presque coup sur coup.
Voilà qu’un ange passe. Change les pédales de David, puis s’envole. Nous continuons sur la piste cyclable, la quittons pour une étrange route nouvellement asphaltée avec maisons sombres de part et d’autre. Les étoiles piquent le ciel. Nous donnons nos dernières forces sur une piste forestière, puis rejoignons le single de Santos. Le plus technique de tout le parcours. David et Luis me demandent d’ouvrir la route. Leurs vélos aiment moins ces portions que le mien. Bientôt ils me prient de ralentir. Puis, je n’ai plus le choix. Je suis vidée. Il est minuit. Il reste encore 20 km à parcourir.
Des biches passent devant moi, au ralenti, en silence, avec élégance. Je suis comme au cinéma. D’autres biches encore, presque pas surprises de voir ma lampe les éblouir. À un moment, une souris court sur le chemin, refuse de le quitter, puis s’y résigne. Ou peut-être je l’ai écrabouillée.
Je suis hypnotisé par les zigzags. Tout zigzague, ma tête avec. Peu à peu ma lampe perd en intensité. Je coiffe ma frontale qui elle aussi manque de jus. Nous entrons dans une zone où les arbres ont brûlé, une zone caillouteuse. Je suis obligé de demander à David de prendre la tête, car je n’y vois plus rien. Ça en devient dangereux. Nous nous traînons sur les derniers kilomètres. David a de l’énergie pour trois sur la portion qui nous ramène au camping que nous atteignons à une heure du mat.
D’autres cyclistes nous applaudissent. Ils sont en train de fumer des joints et de picoler des bières devant leur camping-car. Ils nous prennent en photo. Nous sommes vannés. Je décide de partir tout de suite, je veux mettre de la distance entre moi et l’HuRaCan pour m’assurer qu’elle est bien terminée. Je m’endors sur une aire d’autoroute.
Sans Luis et David, je n’aurais pas réussi cette course. Sans Luis et David, elle n’aurait pas eu d’intérêt. Sans Luis et David, je n’aurais pas connu mon satori de Lake Lindsey. Sans ce gros pervers de Karlos, je n’aurais même pas rencontré Luis et David. Tout ça à cause de lui, un peu aussi grâce à lui. Je suis obligé de lui reconnaître quelques vertus. C’est plus facile maintenant que la souffrance et l’inconfort sont derrière moi. Il ne me reste que les belles images, aussi une douleur persistante dans ma main gauche dont je n’ai pas retrouvé le contrôle précis des doigts, comme tétanisés à force de serrer le guidon.
J’ai maintenant envie d’entraîner mes copains dans d’autres aventures, moins extrêmes, mais dans le même but d’éprouver la liberté que procure le bikepacking avec ce pouvoir de nous faire connaître au détour de l’effort des moments d’extase.