Pour favoriser notre esprit freerider (voir chapitre 3), notre vélo doit nous inciter à prendre les chemins de traverse. Non content de se faire oublier, de se fondre avec nous (voir chapitre 2), il doit démultiplier notre imagination. Rien de pire que d’être sur une route, de voir s’échapper un chemin que nous ne pouvons pas prendre parce que notre vélo ne le permet pas. Mon vélo doit amplifier mes rêves. Susan B. Anthony, une des leaders du mouvement pour le droit de vote des femmes aux États-Unis, a déclaré en 1896 : « Laissez-moi vous dire ce que je pense du vélo. Il a fait pour l’émancipation des femmes plus que toute autre chose. Il a donné aux femmes un sentiment de liberté et d’autonomie. » Aujourd’hui, il me donne ce même sentiment de liberté et d’autonomie chaque fois que je m’échappe des routes imposées par les obligations quotidiennes et que je saute de route en chemin à la poursuite d’images et de sensations neuves.
Quand j’étais gamin, longtemps je n’ai eu qu’un vélo de route avec un cadre en acier peint en grena. Mon village était encore en contact direct avec la nature. Après cinq minutes de macadam, je filais sur les chemins entre les vignes où j’enchaînais les singles de la garrigue, sans ménager ma monture, mes jambes et mon dos étant alors capables d’absorber les secousses, moins mes pneus que je déchirais souvent. Mon corps rendait polyvalent une machine qui ne l’était pas, mais nous n’avions pas le choix, les premiers VTT n’apparaissent aux États-Unis qu’à la fin des années 1970 (en même temps que les premiers micro-ordinateurs — il ne s’agit pas d’une coïncidence, plutôt d’un besoin généralisé à cette époque de développer notre potentiel individuel).
Quand mon père m’a acheté un vélo de course en titane peint en bleu électrique, avec des boyaux, il n’était pas question de l’amener en garrigue. Quand je ne roulais pas sur route, je piquais le mini-vélo de ma mère pour faire du vélocross comme on disait alors. Avec mon copain Michel qui avait un chopper, on ne cessait de customiser ces vélos pour les rendre plus costauds (après on a fait pareil avec des motos). Je devais avoir douze ou treize ans, je nous revois dans nos garages, chez lui ou chez moi. On était dans les années 1975-1977. Ce désir de tout-terrain nous prenait donc en même temps qu’il en prenait d’autres aux États-Unis sur les pentes de la Repack de Fairfax, mais sans qu’on en fasse toute une affaire, surtout sans que l’un de nous songe à en faire un business.
J’avais donc à cette époque deux vélos avec lesquels j’étais capable de m’attaquer à tous les terrains à ma disposition, même les descentes des coupes-feus qui aujourd’hui me donnent le vertige et dans les pentes desquels je refuse dorénavant de m’engager. Deux vélos, c’est peut-être le minimum vital pour qui désire explorer le monde. Beaucoup de cyclistes possèdent plus de deux vélos. Selon un théorème cycliste, le nombre idéal de vélos serait N+1, c’est-à-dire autant de machines que possible tout en désirant en ajouter une à sa collection.
Deux conceptions du monde
Il existe deux types de cyclistes, les spécialistes et les éclectiques. Les premiers s’adonnent exclusivement à la route, à l’enduro ou à la descente, les seconds comme la plupart de mes amis sont plus versatiles et disposent de plusieurs vélos. Ils changent de monture en fonction des conditions, des envies et de l’endroit où ils se trouvent. Un jour, ils franchissent un col par la route, le lendemain, ils l’atteignent en suivant un chemin forestier, éprouvant des sensations différentes, découvrant le paysage avec un autre point de vue, élargissant le spectre de leurs perceptions, s’appropriant le paysage avec plus d’amplitude.
L’éclectique est curieux, ouvert à la nouveauté, désireux de tenter des aventures. L’éclectique reconnaît quand le trafic est trop important et que rouler sur la route revient à jouer à la roulette russe. L’éclectique ne porte pas d’œillères qui l’empêchent de repérer les chemins de traverse. Il accepte de travailler différentes aptitudes sans être nécessairement un champion dans chacune. Il fait de toutes ses compétences, de toutes ses sorties avec différents vélos sur différents terrains un cocktail dont il est le seul à connaître la recette. De ce fait, il est un cycliste original, digne d’être connu, irréductible à une catégorie, le seul champion de la sienne.
Voilà pourquoi j’aime un Peter Sagan, à son aise sur tous les terrains, aussi adroit sur un VTT que sur un vélo de course. Ou la Française Pauline Ferrand-Prévot, qui a détenu en 2014-2015 trois titres mondiaux : route, cyclocross et cross-country.
Maintenant que nous pouvons continuellement nous former grâce au Net, l’éclectisme est une tendance de fond dans la société. Nous avons dépassé l’époque des spécialistes imbus de leur savoir. C’est d’autant plus nécessaire que sans cesse de nouveaux problèmes surgissent qu’aucune spécialité ne peut prétendre régler seule : les dérèglements climatiques par exemple.
Même le Tour de France commence à bouger, avec l’introduction de plus en plus fréquente des pavés de Paris-Roubaix lors d’une étape dans le Nord, et la nécessité pour les coureurs de choisir des montures adaptées. À quand des montées et des descentes dans les bois sur le Tour de France ? J’aime les sprints, mais pas suivre les étapes qui mènent jusqu’à eux. Le vélo exige plus que de l’asphalte sous ses roues pour nous révéler toutes sa magique versatilité. Il est temps que les organisateurs de courses entrent dans notre siècle.
Avec quels vélos rouler ?
Mon goût pour l’éclectisme se heurte souvent à un problème de budget. Si je m’écoutais, j’aurais dix vélos, mais quand je me suis remis à rouler avec sérieux, j’ai commencé avec un seul vélo. J’ai choisi un VTT XC tout suspendu, XC étant l’abréviation de cross-country, vélo à l’aise sur tous les terrains, même sur l’asphalte où un amateur comme moi on peut tenir le 25 km/h de moyenne sans trop de difficulté, surtout avec des roues de 29 pouces.
Depuis 1996, le XC est une discipline olympique, et de fait les vélos XC restent quelque peu agressifs, position plus penchée que sur les VTT trail/all mountain plus généralistes qui, eux, disposent de fourches avec plus de débattement, tout en étant aussi un peu plus lourds. Le choix du vélo reste une question de goût et dépend du relief à notre disposition. Mon but n’est pas de faire un comparatif entre tous les modèles. Les marques sont très fortes à ce petit jeu, chaque année inventant de nouvelles catégories.
Reste que j’ai fini par acheter un second vélo. À mon arrivée en Floride, les contraintes étaient claires : plat pays, beaucoup de routes, pas mal de pistes cyclables, aussi de larges trottoirs adaptés aux vélos, des chemins de terre dans les Everglades, les levees, enfin un parc VTT tout à côté de chez moi, un des plus fameux de Floride.
J’ai commencé par écarter le parc VTT, autrement dit un circuit avec des bosses, des grimpettes et des descentes, des sauts et des sauts, le tout replié dans un petit espace à la façon d’un intestin, avec des centaines de cyclistes qui tournent en rond et s’entretuent. Je ne connais pas moins freeride. J’ai abandonné mon XC en France. Il me restait à trouver un vélo adapté à la route et aux chemins, c’est ainsi que j’ai choisi un gravel (peut-être à cause de la pub tournée par Peter Sagan).
Quelle claque ! Avec mon gravel, j’ai roulé sur route avec des cyclistes équipés de vélo de course. Tenir le 30 km/h de moyenne sur le plat, rien de plus facile. Faire des pointes à 40 km/h, pas de problème. Sur l’asphalte, d’après les études, les gravel ne nous feraient pas perdre plus de 2 % ou 3 % de rendement, 5 % quand le terrain s’élève (et encore tout dépend du poids du gravel et des pneus qui l’équipent). Je ne fais pas de course, donc je suis prêt à concéder ce petit handicap, et dès qu’un chemin de terre se présente, je peux m’y engager. Mon gravel est parfait pour la Floride, mais aussi pour toutes les régions ou des chemins interconnectent des routes, des chemins qui souvent permettent d’éviter les grands axes jusqu’à atteindre des zones où le trafic est supportable. En prime, le gravel est le vélo parfait pour le bickepacking. Chaussés de pneus larges, comme le superbe WTB Resolute, il peut accompagner les VTT XC sur bien des chemins tout en étant plus aérodynamique.
Les gravel deviennent si performants, si polyvalents, que sur la chaîne GCN les journalistes affirment que nous en avons terminé avec la règle du N+1. À moins d’être un compétiteur, les purs vélos de course ne présentent plus guère d’intérêt face aux gravel, surtout quand on a un esprit freerider. Un exemple. En Floride, la route des Keys jusqu’à Key West est un must do. L’US1 dévale depuis le nord du continent américain et file jusqu’à son extrémité sud, sautant d’île en île, empruntant des ponts de plusieurs miles au-dessus d’une eau cobalt. Je n’ai pas résisté. Ma femme m’a déposé à 120 km de Key West et je me suis élancé, avec l’intention de suivre la piste cyclable partout où elle était disponible, le fameux Florida Keys Overseas Heritage Trail.
Avec un vélo de course, je ne serais pas allé loin. Parfois du sable inonde la piste, parfois elle est défoncée, parfois des racines l’envahissent, d’autre fois elle est ondulée, d’autres fois couvertes de débris, parfois métalliques qui n’auraient fait qu’une bouchée de pneus lisses. Parfois elle s’arrête, alors il faut sauter sur un trottoir et y rouler, plutôt que se frotter au trafic routier sur l’US1. Parfois, je n’ai pas eu d’autres choix, comme sur le Seven Miles Bridge, mais rouler 120 bornes en compagnie d’un flot ininterrompu de voitures, ce n’est pas mon truc. Malgré mon trajet peu rectiligne, j’ai tenu le 30 km/h de moyenne. J’aurais pu aller plus vite avec un vélo de course, mais franchement ma vie n’aurait pas été bouleversée, si, un peu, parce que j’aurais pris davantage de risques.
Le gravel nous permet de nous mettre à l’écart, il nous permet de fuir le flux principal, d’échapper aux routes que tout le monde prend, il nous permet d’aller renifler des chemins et les artères presque oubliées, d’envisager des traces inédites. Mais ce n’est pas le vélo parfait. Sur les levees caillouteuses, à vive allure, l’absence de suspension à l’avant se fait sentir. Mes copains américains sur des XC hardtail (pas de suspension à l’arrière) sont plus à leur affaire. J’ai parfois mal aux épaules, mais il me suffit de ralentir pour passer en douceur.
Je dois avouer que j’ai acheté un second vélo, ici en Floride. Mes enfants ont voulu aller au parc VTT, puis j’ai rencontré des Français qui y roulaient tous les samedis matin. J’ai fini par craquer, j’ai choisi un all mountain, et j’avoue que je prends plaisir à tourner en rond, ce qui me change des longues lignes droites des levees. Ce VTT me sert aussi quand avec mon ami JP nous explorons les zones inconnues de la Big Cypress Preserve. J’en arrive à la conclusion que deux vélos me suffisent pour la plupart des traces à ma portée, exactement comme quand j’étais gamin. Un gravel pour la route et les chemins, un XC ou un all mountain pour les terrains plus accidentés, ces deux types de vélo pouvant en prime être équipés pour le bikepacking.
Il m’arrive dans une même journée de rouler avec le gravel puis avec le VTT ou inversement. Les différences s’imposent. Légèreté, célérité, réactivité, fluidité pour le gravel (expérience qui serait démultipliée avec un vélo de course, mais si j’achète encore un vélo ma femme me tordra le cou). Avec le VTT, en revanche, j’ai l’impression que je peux passer partout, que rien ne peut m’arrêter, que je suis en sécurité (d’où mon choix du VTT pour les explorations en eau trouble). Je comprends qu’on puisse préférer une sensation à un autre, qu’on soit tenté de n’en cultiver qu’une, mais je me garde de me spécialiser.
Quand j’étais ado, je ne lisais que de la science-fiction jugeant tous les autres genres littéraires inférieurs. Puis j’ai découvert les classiques, le nouveau roman, les polars, les essais de philo… Plus j’ouvrais les écoutilles, plus je goûtais à de nouveaux plaisirs. Il s’est produit la même chose avec la musique, le cinéma et bien d’autres domaines où la curiosité se cultive, quitte à s’arracher à sa zone de confort dans la douleur.
Il en va de même avec les vélos. Je ne m’interdis aucune trace a priori. Je veux au moins pouvoir essayer, même si je fais demi-tour et me dégonfle. Je ne comprends pas les cyclistes qui ne roulent que sur route, que sur les chemins, que sur les singles, qui ne font que de l’enduro ou que de la descente. J’aime le vélo sous toutes ses formes (j’aime même regarder les gars faire du freestyle). Je suis un cycliste éclectique. Je suis un mec normal (petit clin d’œil à Jeff et à sa superbe chaîne YouTube).
Quel cycliste êtes-vous ?
Je publie ces pensées sur le vélo, sans les laisser décanter. Il faut les prendre comme des notes, des esquisses, je les publie pour provoquer des échanges, pour favoriser la sérendipité. Alors deux cyclistes me parlent coup sur coup de cartographie et me donnent l’idée d’un moyen de mesurer mon degré d’éclectisme (et pour vous de mesurer le votre).
Dans La pédale et le territoire, mon ami blogueur et cycliste Lionel Dricot explique que le vélo étend la zone où nous nous sentons chez nous, la zone d’intimité. Il illustre son article par une carte centrée sur sa résidence en Belgique, une carte qui représente toutes ses sorties vélo, une carte en forme de système cardio-vasculaire, une carte que nous pouvons tous tracer à l’aide de Stravastats pour peu que nous ayons l’habitude de stocker nos traces sur Strava.
Au même moment, Florent C, un géomaticien qui envisage une thèse sur le vélo, m’envoie la carte de ses pérégrinations, tracée cette fois avec Strava Multiple Ride Mapper (et il me suggère d’autres outils comme Heatflask ou Strava personal heatmap). Son tracé ressemble à celui de Lionel, deux habitants des terres, deux cyclistes curieux qui ne se contentent pas de répéter les mêmes boucles, mais tressent le territoire.
J’ai bien sûr tracé mes propres cartes, autour de mes trois zones de roulage (autour de Balaruc les Bains dans le Midi, autour de Salles dans le Lot-et-Garonne, autour de Weston en Floride). Contrairement à celles de Lionel et Florent, mes cartes ne sont pas circulaires et pas centrées sur mes bases opérationnelles. Comme en France je roulais en VTT, je me tenais loin des routes, ce qui donnait une direction à mes explorations. En Floride, c’est d’un côté le trafic qui contraint, de l’autre l’océan et les Everglades.
Ces trois cartes disent que je suis moins éclectique en Floride qu’en France, et de fait que je n’y suis pas un cycliste heureux. En Floride, la plupart des cyclistes sont capables de faire les mêmes aller-retour sur les mêmes digues trois fois par semaine (ou les mêmes pistes cyclables — j’ai un voisin qui fait plus de cent vingt bornes tous les matins entre 4 heures et 7 heures en tournant en rond dans Weston). La ville est gigantesque, tueuse de cyclistes, mais tout de même.
Quand je zoome sur mon terrain de jeu préféré dans le Midi, j’y découvre le signe de mon éclectisme, dans une sorte de volonté d’exhaustivité, une tentation d’emprunter tous les chemins, quitte à me hasarder à travers des broussailles et à porter le vélo. L’image parle d’elle-même. Cette intimité avec le territoire ne s’atteint que par l’éclectisme. Il est une source de joie. Et quand il ne peut s’exprimer, j’en éprouve une profonde frustration qui m’incite à imaginer des aventures au long cours.
Alors je me prends à rêver devant la cartographie de toutes les activités compilées par Strava. Cette carte est vertigineuse. Elle nous dit où les gens font du sport, elle nous dit aussi précisément où ils roulent, courent, nagent. En zoomant, on peut explorer les endroits que nous croyons connaître pour y découvrir des traces dont nous ignorons tout. Impossible pour moi de faire taire ma curiosité.
PS : Si un psy établissait les profils psy de nous autres cyclistes à l’aide de ces cartes, il pourrait étudier quelques traits de la nature humaine comme la propension ou non à l’exploration et à l’éclectisme.