Comment être territoire (voir chapitre 2), comment s’approprier un paysage à vélo, comment l’habiter ? En visionnant la Rampage 2018, une compétition de descente extrême dans les montagnes de l’Utah, je me suis dit que les concurrents nous en donnaient une idée. Ils s’élancent tous de la même plateforme, arrivent tous au même endroit, mais façonnent leur propre trajectoire, tentant de surprendre leurs adversaires et les spectateurs. Les commentateurs comparent les traces, les affichent sur le profil de la montagne et en filigrane nous montrent ce que nous pouvons nous-mêmes faire sur n’importe quel espace ouvert au public : partir d’un endroit, arriver à un autre, sans suivre les parcours balisés, ce qui est selon moi la définition du freeride.
Sur Wikipedia, on peut lire : « Le freeride (anglicisme signifiant « pratique libre ») consiste à pratiquer un sport (ski, VTT, motocyclette, motoneige…) hors de tout cadre formel, généralement associé au plaisir des grands espaces naturels vierges, de la prise de risque et de l’absence de compétition. » Même si la Rampage se qualifie de freeride, elle est plutôt une épreuve de freestyle. Comme des trapézistes dans un cirque, les descendeurs enchaînent des sauts vertigineux et des acrobaties. Comme n’importe quel YouTuber, ils cherchent à attirer l’attention, quitte à se tordre le cou. Le vélo est alors un moyen d’expression comme peuvent l’être pour d’autres une paire de skis ou une moto. Vincent Tupin, un des concurrents français, quand on lui demande son but, répond : « Continuer à me faire plaisir et diffuser mes aventures à travers des vidéos. » La dimension spectacle n’est jamais mise de côté, comme l’exigent Facebook, YouTube et Red Bull l’organisateur de la Rampage.
Reste cette trace sur la montagne, cette trace qui peut relier deux points dans une forêt comme dans une plaine ou une ville, et qui a pour ambition de réjouir le cycliste au fil de ses pérégrinations. Parmi tous les adversaires de la Rampage 2018, Remy Métailler m’a enthousiasmé. Plutôt qu’aligner des figures, il a ouvert une ligne en finesse et souplesse, montrant qu’il s’intéressait au moins autant à la communion avec la montagne qu’avec les spectateurs.
Dans l’esprit, il me paraît proche d’un Alexis Righetti, un freerider qui œuvre loin de la foule, au sommet des montagnes, loin des chemins balisés. Dans une interview, le journaliste lui demande : « Les itinéraires, c’est ce qui vous motive ? » Righetti répond : « Ce qui me motive, c’est l’aspect pionnier : passer là où personne n’est passé à vélo. J’ai une démarche intellectuelle : trouver un itinéraire, faire en sorte que ce soit faisable. »
Être pionnier
Être pionnier revient à ouvrir un chemin entre deux points selon un itinéraire auquel les autres n’ont pas pensé. C’est ajouter une chanson sur la carte. Ajouter une façon d’y jouer, une façon d’y respirer, de s’y exprimer, de voir le paysage selon la perspective propre à cet itinéraire. Être pionnier n’exige pas de prendre des risques physiques, mais d’être curieux, de refuser de répéter sans cesse les mêmes figures.
Passer là où personne n’est passé ne me paraît pas compliqué. Bruce Chatwin avec son Chant des pistes m’a appris qu’il suffit d’aller d’un endroit à un autre selon une trace neuve. C’est possible en ville, à la campagne, aussi bien que dans des territoires plus hostiles.
Comme Righetti le précise, il faut que ce soit faisable, que techniquement nous puissions le faire, mais aussi physiquement, tout cela en fonction du temps à notre disposition, de notre matos et des conditions météo. Parce que suivre une trace sous un soleil de plomb ne provoquera pas les mêmes sensations que sous la pluie ou la neige. Il ne s’agira plus de la même trace. Les possibilités s’empilent sans se superposer. Elles nous offrent une infinité de variations. Voilà pourquoi nous pouvons répéter les mêmes boucles tout au long de l’année, parce qu’elles se renouvellent comme les paysages de bord de mer sans cesse redessinés par les nuages, les bateaux et les vagues. L’ennui ne vient que quand nous ne ressentons plus rien de neuf.
J’en reviens aux qualificatifs de freeride proposés par Wikipedia : « hors de tout cadre formel, généralement associé au plaisir des grands espaces naturels vierges, de la prise de risque et de l’absence de compétition. » Je me sens en accord avec cette proposition, même si je la tords à ma convenance. Je n’aime pas le cadre formel, je ne porte jamais de costume-cravate, je ne vais pas commencer à le faire à vélo (ma tenue en lycra a pour fonction de me protéger les fesses alors que la cravate n’est qu’un signe ostentatoire). Je participe peu souvent aux randonnées organisées, car je n’aime pas faire des balades avec des centaines d’autres personnes alors qu’un jour plus tôt ou plus tard je peux les faire seul ou avec quelques copains. Ces randonnées impliquent toujours une forme ou une autre de compétition, toujours des gars pour dire qu’ils vont plus vite que les autres, ce qui implique un stress que je fuis à vélo.
Quant à elle, la notion de risque est complexe. On peut risquer de se tordre le cou en tentant des figures ou des sauts, mais on peut prendre aussi des risques en allant où on n’est jamais allé, même si y aller n’implique pas ou peu de risques physiques. Je pense même que le risque est plus grand quand on sort de sa routine que quand on répète des centaines de fois une figure au-dessus d’un bac de mousse avant de la passer devant des spectateurs. Le risque intellectuel est celui qui m’attire, celui dont nous avons besoin collectivement pour que notre société trouve des solutions à ses problèmes.
Si autant de cyclistes participent aux randonnées et aux courses organisées, c’est peut-être par peur d’imaginer, peur d’être créatif. Souvent j’entends : « On n’y est jamais allé, on ne l’a jamais fait. » Nous oublions trop vite que nous sommes nés pour explorer : à la recherche de nourriture pour commencer, ce qui implique le déplacement, ce qui explique pourquoi l’Homo sapiens a conquis la planète. Quand nous explorons, nous nous sentons vivre avec intensité, et avec d’autant plus d’intensité. Se contenter des sentiers balisés, c’est se priver d’un sentiment de plénitude que peu d’autres expériences procurent.
Floride : un cas d’école
J’ai dépassé l’âge limite pour les acrobaties. À la moindre chute, je me pète une côte. Depuis ma maison dans le Midi, j’ai le Canigou en face de moi, mais Righetti ne m’a pas donné envie de le descendre à vélo. En revanche, je pense que je prépare mes traces avec une attention aussi grande la sienne (il faudra que je le lui demande).
Exemple. J’ai atterri en Floride en août 2018, non parce que je l’ai choisi, mais parce que des Floridiens nous ont proposé d’échanger pour un an notre maison avec la leur. J’ai commencé par anticiper mon voyage en chargeant toutes les traces GPX que je trouvais sur le Net, obtenant une première couverture du coin où je m’apprêtais à débarquer.
Vu le relief inexistant dans le sud de la Floride, j’ai choisi de rouler en gravel, vélo très à la mode aux US, aussi adroit sur le tarmac que sur les chemins tant qu’il n’y a pas trop de pierres. Dès ma première sortie, je me suis attaqué à la levee qui se trouve non loin de chez moi, une digue qui canalise l’eau des Everglades et permet de réguler leur niveau. J’ai cru devenir dingue sur cette infinie ligne droite monotone. Je n’étais pas en train de faire du vélo, mais seulement du sport. Je n’avais pas d’objectif, pas de sommet à atteindre, pas de col à franchir, même pas une trace à dérouler pour relier deux points. Au bout d’un moment, j’ai fait demi-tour et suis rentré chez moi désespéré.
J’ai plongé mon nez sur les cartes et les images satellites. Côté des Everglades, les possibilités ne me paraissaient pas faramineuses. Je découvrais partout les mêmes levees. Je me suis tourné du côté de la ville. J’ai recherché les pistes cyclables, les parcs, j’ai tenté de les interconnecter. J’ai commencé par dessiner des parcours, par les charger sur mon GPS et par m’y attaquer. Dès que j’apercevais des chemins de traverse, je les empruntais. Au retour, je récupérais mes traces pour les charger sur la carte, pour les superposer aux traces précédentes, et peu à peu j’ai découvert des boucles entrelacées m’amenant de parc en parc (ils ont des parcs sublimes en Floride, de vastes parcs à l’anglaise où la nature a le droit de s’exprimer).
Le problème du parcours urbain, c’est les voitures. Le flux est énorme dans le coin de Miami. Six millions d’habitants se bousculent sur les routes. Les pistes cyclables coupent sans cesse des avenues à plusieurs voies. Je n’aime pas devoir m’arrêter à tout bout de champ, à attendre les feus verts et même alors devoir rester aux aguets, car rien ne garantit que personne ne viendra me couper la route. J’ai fini par renoncer à atteindre l’océan depuis chez moi. Trop de stress. Je me suis concocté quelques variations plus ou moins paisibles, en maximisant les passages dans les parcs. Au bout de quatre mois, je m’en suis fatigué. Le trafic impose une contrainte qui limite les possibilités et implique de répéter les rares solutions envisageables, d’autant qu’en moins d’un an quatre cyclistes sont morts sur les routes de Weston, ma ville dortoir.
En parallèle de mes sorties solo, j’ai commencé à rouler avec les leveeriders qui se donnent rendez-vous depuis un groupe Facebook. Pour ma première expérience, j’ai été servi. On s’est retrouvé à sept, trois VTT hardtail, quatre gravel, six mecs, une nana. Objectif 72 km sur la Conservation levee greenway qui borde les Everglades au nord de Weston et à la l’ouest de Sunrise. On s’est mis en file indienne, moi, en deuxième derrière JP, un grand gabarit que je savais être un gros rouleur parce que l’avais repéré sur le réseau social Strava. Il a monté la sauce à 28 km/h avant de me donner le relais après trois bornes. Je continuais sur le même rythme jusqu’à la fin de mon relais. Quand je suis passé à l’arrière, j’ai constaté qu’on n’était plus que cinq, la nana et son copain éjectés, mais on n’a pas ralenti. Au contraire, le quatrième mec nous a fait un relais de dix bornes à 35 km/h (j’apprendrai à la fin que c’est un ancien pro). Je serrais méchamment les dents. Après mon deuxième relais, j’étais cuit. Après trente bornes, on n’était plus que trois. On a sauté une barrière, attendu deux des retardataires, l’un a jeté l’éponge. On a fait une boucle botanique et zoologique avec commentaires, plutôt cool, on roulait calmement, on discutait un peu. Après le ravitaillement, on est rentré, avec une belle brise dans le nez. On roulait à 28 km/h. Très vite je me suis retrouvé seul avec JP, que j’ai forcé à ralentir à 25 km/h, incapable que j’étais de prendre les relais. Les deux autres avaient craqué, même l’ancien pro. Tout ça sous 35°, 80 % d’humidité.
Je ne savais pas encore que JP était mon voisin et allait devenir le copain de la plupart de mes sorties. Sur le chemin qui nous ramenait chez nous, je lui ai dit : « Nous n’avons pas fait de vélo ce matin. » Nous n’avions marqué aucun point dans la dimension pilotage, et pas plus d’un ou deux points dans la dimension esthétique. Sans le savoir, je commençais à écrire Born to Bike.
Souvent, nous avons répété de telles sorties. Foncé sur la levee, demi-tour, foncé encore, les uns et les autres éparpillés sur le trajet. Pas la moindre notion de groupe, juste une rivalité primaire, à celui qui se veut le plus fort. J’ai fini par dire à JP que je ne voyais pas l’intérêt d’être en groupe. Les gars sortent pour une heure, mais sont incapables d’enchaîner de plus longues sorties. Ils ne sont même pas intéressés, ils font du vélo comme d’autres font de la course ou de la natation. Leur but : se griller le plus vite possible. Ils pourraient tout aussi bien se contenter de rouler sur un simulateur du type de Zwift.
JP m’a alors fait découvrir ses boucles préférées. Nous avons changé de levees, optant pour celles plus éloignées de la ville, aussi plus rugueuses, plus sauvages, sur lesquelles peu de cyclistes s’aventurent. JP m’a nommé les plantes, les animaux, repérant de loin les alligators avec leurs yeux au raz de l’eau noire. J’ai pris goût aux nuages éléphantesques qui raclent leur ventre sur la Floride, arrivant tantôt de l’Atlantique, tantôt du golfe du Mexique. J’ai pris goût à la brise qui provoque des vagues à la surface des champs de roseaux. J’ai pris goût aux ponts, aux passerelles, aux écluses, au camp de pêcheurs où nous nous ravitaillons à l’ombre de grands arbres. J’ai commencé à aimer les Everglades, à m’y rendre parfois seul, à m’arrêter au débouché d’un canal, à rester à rêver là comme je peux le faire sur mes terres d’origine. À force de parcourir les levees matin et soir, par tous les temps, sous la canicule ou sous la pluie, j’ai appris à les voir, à les comprendre, à m’y sentir à ma place.
J’ai alors replongé sur la carte. J’avais à nouveau envie d’explorer ce pays, de le creuser, de dérouler de nouvelles traces. J’ai repéré à moins d’une heure de voiture de chez nous la Big Cypress Preserve, une forêt de conifères inondée en été et qui commence à s’assécher en décembre. J’ai une nouvelle fois chargé les traces disponibles, puis j’ai scruté les photos satellites, jusqu’à me construire ma propre carte. Un matin, nous partons en exploration avec JP.
Big Cypress Preserve
Vélos chargés sur la voiture, nous roulons en direction de Naples sur l’interstate 75, à cet endroit nommée Alligator Alley. Très vite nous dépassons nos levees favorites, puis filons droit vers la réserve naturelle.
Nous nous dirigeons vers une zone où peu ou pas de cyclistes s’aventurent. À la connaissance de JP, nous serions même les premiers. Rien de tel pour provoquer une petite excitation qui me fait sentir ce qu’éprouvent les explorateurs et autres ouvreurs de pistes.
Nos quittons l’autoroute par une sortie interdite aux véhicules non autorisés. Nous avons repéré plus loin, une belle levee qui effectue une boucle de 75 km dans la réserve des Indiens Miccosukee, à cela près qu’il faut d’abord franchir une station de pompage et difficile de savoir si c’est possible à l’aide des images satellites.
Nous sommes immédiatement déboutés. Un panneau stipule que sans permis il est strictement interdit d’aller plus loin, sous penne de poursuites judiciaires. Nous ne prenons pas ce risque. Marche arrière et retour sur l’autoroute. Nous dépassons l’embranchement de Snake Road et nous garons un peu plus loin sur un parking désert au bord de la Levee 28 Interceptor Canal que nous comptions prendre plus tôt.
Nous voilà lancés vers le nord. Très vite nous repérons un chemin qui s’engage dans la Big Cypress Preserve. Après avoir été bloqués par une étendue d’eau peu engageante, nous trouvons un passage qui s’enfonce dans le sous-bois. Nous pénétrons dans une espèce de jungle qui frétille d’insectes, parfois de bruits plus impressionnants, mais non identifiés.
La lumière est sublime, les feuillages nous éclaboussent de leur vitalité, par moment le ciel craquelé de bleu se révèle. Nous roulons à petite vitesse, impossible de faire autrement, tant le sol est spongieux, ou sableux, couvert de branches et de feuilles de palmettos nain, arrachées par des ours noirs qui se gavent des baies des palmettos (mais nous ne les voyons pas, seulement leurs excréments rouges fluo). Parfois nous croisons d’autres chemins, tracés par des 4x4. Sans GPS, nous serions perdus.
Je ne pense plus, j’observe, je renifle. Je scrute une flaque, cherche un passage sur le côté, ne le trouve pas, avance dans l’eau, concentré, mais avec le sourire, parce que cette aventure procure une jouissance primaire, que j’ai besoin d’éprouver à échéances régulières, sous peine d’avoir l’impression de vivre à côté de moi-même.
Nous tombons sur une cahute dans les bois. Un peu plus loin, alors que JP est en tête, un mocassin d’eau se dresse à moins d’un mètre de lui. Nous faisons un écart. JP retourne photographier ce serpent dont la morsure peut vous bousiller un membre. Nous commençons à flipper, surtout que nous avons du mal à retrouver la levee. Cette fois, JP roule sur une couleuvre noire, qui en suite se trémousse sous mes roues. Impossible de lever les jambes, puisque nos pieds sont rivetés à nos pédales.
Nous retrouvons la lumière éblouissante de la levee, au sol blanc neige. Nous roulons sur des chemins dont la topographie nous est familière. Nous entrevoyons des possibilités que nous ne faisons qu’amorcer pour nous assurer qu’elles sont envisageables. Nous nous laissons séduire par une levee qui épouse un canal sinueux. Des champs d’un côté, avec des buffles noirs, de l’autre l’eau du canal où plongent à notre passage des alligators par dizaines. Des oiseaux s’envolent quand nous approchons, des blancs, des gris, des bruns. Nous avons quitté notre monde postindustriel, nous sommes ailleurs, à un endroit où chaque bouffée d’air est plus savoureuse.
Nous éprouvons un puissant sentiment de camaraderie, celle des soldats conscients d’avoir affronté des dangers et d’avoir survécu ensemble. Nous n’avons qu’une envie, revenir, emprunter tous les chemins, tracer des courbes inédites à la surface du monde et de nos vies.
La leçon de Ralph Waldo Emerson
Dans cette sortie, nous avons travaillé les quatre dimensions propres au vélo. Même si nous n’avons pas atteint nos limites côté sportif, nous avons piloté nos bécanes dans des chemins traîtres, à devoir sans cesse découvrir la meilleure trajectoire pour nos roues. Nous n’étions que deux, mais étroitement liés, et nous en avons pris plein les yeux. Sur mon graphique, j’obtiens une forme circulaire qui ne demande qu’à être étendue. Pour cela, je dois à nouveau plonger sur la carte, imaginer des boucles avant d’avoir une chance de les concrétiser sur les chemins de Floride. Je prends ainsi l’habitude de vivre mes sorties par anticipation, de m’y préparer mentalement et physiquement, c’est d’autant plus important quand nous nous engageons en terrain inconnu, et potentiellement habité de serpents, d’ours et autres bestioles peu fréquentables.
Cette préparation, cette anticipation, contribue au plaisir de la balade, parce que je sais plus ou moins où je vais et où je risque de ne pas pouvoir passer, ayant toujours en tête des trajectoires de secours. J’arrive averti des pièges en même temps qu’ignorant de la réalité du terrain. Je suis une sorte de soldat parachuté en territoire ennemi. La mission a beau être planifiée, elle m’apporte assez de surprises pour m’enchanter.
Au XIXe siècle, le philosophe américain Ralph Waldo Emerson disait qu’en chacun de nous réside une force neuve qui ne demande qu’à s’exprimer, pourquoi pas en connectant deux points du monde. Emerson disait aussi que la société avait tendance à nous pousser à nous ressembler, à tourner en rond selon des parcours répétés jours après jour. Pour lui, le non-conformisme était une exigence. Pour le cycliste, cette exigence implique d’ouvrir de nouvelles routes, c’est-à-dire d’être un freerider.
« Il y a tant de routine, tant de regards jetés en arrière, que la sève du génie de chaque homme est réduite à un très petit nombre d’heures, » ajoute Emerson. Inventer une trace est pour moi un des moyens d’entrer dans une ces heures précieuses. Emerson précise la méthode : « Arriver à destination à chaque étape du voyage. » Autrement dit en suivant des traces qui au moindre détour nous surprennent.
Une nouvelle trace ajoute un degré de liberté au monde, une possibilité de cheminer. Plus ces possibilités sont grandes, plus je me sens libre. Je me saisis de toutes les routes, les miennes, celles des autres, je les combine, elles deviennent les couleurs de ma palette de cycliste.
Trouver ma trace sur la carte est comme trouver ma trace dans ma vie, une façon de matérialiser mes combats intérieurs et de les résoudre en pleine lumière. J’ai toujours eu envie de quitter les grands axes, j’ai toujours eux l’impression, peut-être illusoire, qu’en dehors c’était plus intense, moins édulcoré, moins vu, moins éprouvé, et que si je réussissais à me saisir de ces choses souvent passées inaperçues je les ferais naître tout en éprouvant le plaisir unique de leur avoir donné naissance. Ouvrir de nouvelles traces, puis les partager sur le Net et avec ses copains, c’est offrir à tous de nouvelles chances de vivre pleinement (d’autres partagent leurs vidéos dans le même but).
Dans son livre It’s All About the Bike, Robert Penn évoque ce processus libérateur : d’après les registres d’état civil anglais des années 1890, des noms de famille cantonnés à des localités rurales depuis des siècles commencent à apparaître dans de nouvelles localités. Explication : grâce au vélo, les paysans sont devenus mobiles pour la première fois. Ces freeriders primordiaux ont osé des routes qui jusque là leur étaient interdites. Ils ont augmenté leur potentiel existentiel.
Dans ces années 1890, le vélo a été une révolution aussi grande qu’Internet pour nous, Internet qui influence tous les secteurs de nos vies, la pratique du vélo n’y échappant pas. Sans les GPS, sans les systèmes de tracking en temps réel, sans les cartes et les images satellites accessibles sur nos mobiles, sans les réseaux sociaux de partage de traces, nous en serions réduits à préparer nos parcours sur des cartes papier icomplètes par nature et bien des possibilités nous échapperaient. Si j’écris Born to Bike aujourd’hui, c’est parce que les technologies numériques révolutionnent le cyclisme et qu’en même temps la prise de conscience écologique nous pousse à prendre possession du monde d’une manière plus douce.