Tout commence avec ma lecture de Born to run. Dans ce récit lumineux, Christopher McDougall raconte l’histoire des ultramarathons à travers son expérience et celle de champions emblématiques, notamment le mythique Caballo Blanco, remontant peu à peu dans le temps jusqu’à étudier l’art de courir des premiers hominidés, aboutissant à la conclusion que nous sommes nés pour courir et que nous avons manqué oublier cet art ancestral. Ce livre m’a révélé mes propres possibilités de coureur, mais il m’a aussi mis une idée en tête : nous sommes nés pour pédaler tout autant que pour courir.
Il s’agit bien sûr d’un paradoxe puisque les vélos n’ont été inventés qu’au XIXe siècle, les premiers vélos dignes de ce nom n’apparaissant que dans les années 1890, notamment grâce aux pneus démontables et aux chambres à air. Mais ce paradoxe est facile à lever. L’évolution biologique a fait de nous des coureurs endurants, capables de traquer durant des heures et des heures le gibier jusqu’à ce qu’il meure d’épuisement. Pour réussir cette prouesse, nous disposons d’une capacité unique : nous nous refroidissons par transpiration alors que les autres mammifères terrestres se refroidissent par ventilation, ce qui implique chez eux un essoufflement rapide. Si on les pousse à courir non-stop, ils finissent par succomber d’hyperthermie.
Notre aptitude à l’effort peut être mise à profit pour la marche, la course, le vélo et tous les sports d’endurance qui implique un déplacement : ski, natation, aviron… D’une certaine façon, nous sommes nés pour ces sports, à cela près que la course et le vélo nous amènent sur les mêmes terrains, sur de grandes distances et pour de longues durées, indépendamment de la saison et de la localisation. Partout où nous pouvons courir, nous pouvons pédaler. Bien sûr, l’évolution n’a pas optimisé notre morphologie pour le vélo. En revanche, nos ingénieurs ont su lui adapter les vélos.
Les biologistes parlent d’exaptation, une adaptation a posteriori. Par exemple, certains dinosaures disposaient de plumes pour se réchauffer qui, ensuite, se sont avérées utiles pour le vol. Autre exemple : quand les premiers hominidés se sont redressés, leur larynx est descendu, ce qui nous a ensuite donné la possibilité de la parole. Sans grande exagération, nous pouvons conclure que nous sommes nés pour le vélo. L’évolution a fait de nous des coureurs, et soudainement à la fin du XIXe siècle, nous avons découvert que tout ce travail de sélection avait aussi fait de nous des cyclistes. De fait, quand nous courons ou pédalons, nous éprouvons souvent les mêmes émotions, même si nous ne faisons pas travailler les mêmes muscles. Cette similitude psychologique est sensible lorsque nous allongeons les distances. L’art de la course et du vélo ont plus qu’une parenté, ils puisent aux mêmes racines ancestrales.
Plus je pense à cette relation, mieux je comprends pourquoi à vélo je me sens souvent en communion avec la nature autant qu’avec mes compagnons de route. Quand nous pédalons, nous parcourons les savanes africaines à la poursuite du gibier. Quelque chose de semblable se joue, à la fois physiquement et psychologiquement. Nos sens se tendent. Nos pensées se taisent. Nous ne sommes pas loin du vide/plein propre au satori. Nous nous sentons vivre avec une force décuplée.
Les quatre dimensions du vélo
Et puis, en août 2018, j’ai déménagé en Floride. Impossible de retrouver mon état de grâce. De toute évidence, le vélo est un art fragile, qui exige un subtil équilibre pour atteindre au sublime. Il me semble que toutes mes sorties vélo peuvent être évaluées au regard de quatre dimensions.
Dimension sportive Le vélo est bien sûr un sport, qui exige un entraînement et une hygiène de vie, le tout associé au goût de l’effort.
Dimension pilotage À vélo comme à la course, il faut trouver son chemin, optimiser ses trajectoires, maîtriser la glisse quand on dévale des singles ou des routes de montagnes. Le vélo est lié à la géographie, à la cartographie, à la topographie.
Dimension sociale On peut faire du vélo seul, mais rien ne vaut de rouler en groupe. On peut parler en pédalant. De fait, on parle beaucoup. Le vélo est propice à l’échange, d’autant qu’il implique de se ravitailler souvent. Il crée du lien. Quand on approche ensemble du satori, c’est comme si on faisait l’amour.
Dimension esthétique Quand on pédale, on ressent le monde, on le respire, on le voit, on l’explore. On transforme le territoire en terrain de jeu, aussi en musée, avec des lumières toujours changeantes au fil de la journée et de l’année. Le vélo nous rapproche de la nature, aussi de la ville malgré sa violence pour les deux roues.
Ces quatre axes me sont devenus évidents à mon arrivée en Floride. J’ai commencé par y pédaler seul, empruntant les pistes cyclables autour de chez moi. Je ne réussissais qu’à travailler la dimension sportive, et encore sans réussir à me dépasser. Puis j’ai rencontré d’autres cyclistes et j’ai gagné quelques points sur la dimension sociale et aussi esthétique, car j’ai été initié aux levees, les digues qui délimitent les Everglades. J’ai même déniché un parc où je pouvais travailler le pilotage. Peu à peu, j’ai découvert que toutes mes sorties pouvaient être situées sur mon graphique à quatre dimensions.
Des sorties purement sportives, avec zéro en pilotage, collectif et esthétique. Des sorties en famille, avec zéro en sportif et pilotage, mais un bon score en collectif et esthétique. Des sorties magiques, avec une note maximale sur tous les axes, lorsque nous explorons en bande de nouveaux territoires. J’ai alors compris que le vélo ne devenait un art qu’à ce moment, quand nous poussons les quatre dimensions vers leur extrême.
J’ai aussi compris pourquoi je n’étais pas un cycliste heureux en Floride. Côté sportif, il me manque les ascensions. Côté pilotage, je suis cantonné à quelques routes et chemins plutôt ennuyeux. Côté collectif, mon cercle de copains est encore minuscule et ne bénéficie pas d’une histoire riche de liens. Côté esthétique, les parcours urbains sont dangereux et monotones, tout aussi monotones que les levees, infinies lignes droites entre des étendues tout aussi infinies de marécages, avec parfois de belles lumières, il est vrai, mais je n’ai aucune envie de me limiter à ces perspectives, ici ou ailleurs, je veux transformer le cyclisme en art.
Je me lance donc dans une quête personnelle aussi bien que collective, car j’espère entraîner avec moi mes copains et mes copines, présents et à venir. Pour commencer, il me paraît donc important de parler de quel cycliste je suis.
Comment je suis redevenu cycliste
J’ai toujours fait du vélo, ou presque. Pour mes onze ans, mon père m’a acheté un vélo de course en titane et j’ai commencé à faire des sorties avec le club local, une quarantaine de kilomètres le mercredi, une centaine le dimanche, avec souvent plus de mille mètres de dénivelé. Puis j’ai grandi, ce vélo est devenu trop petit. À quatorze ans, mon père m’a acheté une moto d’enduro et j’ai vendu mon vélo. Ma carrière de cycliste de haut niveau était déjà terminée.
J’ai attendu plus de dix ans avant de m’acheter mon premier VTT, c’était en 1988. J’ai alors pris l’habitude de faire une ou deux sorties par mois, question de me tenir en forme. Je jouais aussi un peu au tennis, faisais des randonnées en montagne et du ski. J’ai poursuivi sur ce rythme erratique pendant plus de vingt ans. La quarantaine franchie, et à force de passer le plus clair de mon temps à écrire derrière mon ordinateur, j’ai commencé à avoir mal au dos et donc à me rendre régulièrement chez Olivier, mon ostéopathe et bientôt ami.
Olivier est aussi marathonien et cycliste. Il ne cessait de me dire de faire davantage de sport. Je ne l’écoutais pas, persuadé que j’avais mieux à faire devant mon ordinateur. En 2011, à 47 ans, j’ai fait mon burn-out, dont le récit est devenu un livre, et je n’ai pas eu d’autre choix que de me reprendre en main. J’ai commencé à courir. Les premières fois, j’étais une loque. Puis, peu à peu, j’ai allongé les distances et augmenté le rythme, mais j’étais incapable de franchir les 10 km/h de moyenne. Il m’a fallu courir avec des copains pour aller plus vite, plus longtemps.
Pour satisfaire mon hypocondrie chronique, j’ai effectué un test à l’effort, le médecin déclarant que j’avais une capacité respiratoire hors norme et une non moindre exceptionnelle capacité de récupération. Voilà qui m’a motivé à courir davantage, peut-être trop, jusqu’à la blessure lors d’un semi-marathon urbain. Rien de très grave, un syndrome de l’essuie-glace au genou droit, une inflammation récurrente nécessitant de longues périodes de repos. Comme je ne supportais plus l’immobilité, je me suis remis au vélo. À 53 ans, je me suis acheté un VTT 29 pouces.
Olivier m’a entraîné avec ses copains. Malgré ma bonne condition physique, les premières sorties ont été douloureuses. J’ai ainsi découvert que la course et le vélo ne faisaient pas travailler les mêmes muscles et que les deux sports étaient finalement complémentaires. J’ai commencé à rouler de plus en plus, au moins trois fois par semaine, tout en continuant de courir de temps à autre. J’étais passé du camp des oisifs à celui des sportifs. Depuis trente ans, je n’avais pas été en aussi bonne forme.
Mes nouveaux copains cyclistes m’ont fait découvrir des kilomètres et des kilomètres de chemin dont j’ignorais tout, mais, au bout d’un an, j’ai eu l’impression de tourner en rond. Alors j’ai commencé à passer des heures sur Google Earth et à tracer des parcours avec mon GPS, ouvrant de nouvelles pistes, connectant de nouveaux terrains de jeu. À ce moment, la dimension esthétique du vélo s’est imposée à moi.
J’ai repensé au Chant des pistes, le cultissime récit de voyage où Bruce Chatwin nous parle de la façon dont les aborigènes australiens mémorisent des parcours sur leur territoire à l’aide de chansons. Avec les GPS, nous réinventons une tradition millénaire. Il ne s’agit plus de se déplacer pour atteindre un lieu, mais faire du déplacement un art, un art de la boucle, du tissage, de la cartographie. L’œuvre est le chemin que nous pouvons offrir en partage. L’œuvre est la carte. Techniquement, elle prend la forme d’un fichier GPX.
Depuis, je ne fais plus du vélo seulement pour faire du sport, mais pour parcourir le territoire, pour m’amener à des points de vue, à des pistes agréables, des chemins amusants. Je joue là où d’autres ne cherchent que la performance, s’efforçant d’enchaîner le plus de dénivelés possible en le moins de distance possible, comme pour rentabiliser les sorties et qu’elles s’achèvent le plus vite possible. Quand je les vois répéter jour après jour les mêmes boucles, j’ai l’impression qu’ils ne cessent de lire le même livre.
Tracer des parcours revient à écrire sur la carte, à la couvrir d’arabesques amples ou au contraire resserrées. Les GPS élèvent cet art à une hauteur jadis impossible. Un art de la contrainte, parce qu’il s’agit d’éviter les routes avec trop de voitures, aussi d’éviter de passer deux fois aux mêmes endroits lors d’une même sortie.
Depuis mon arrivée en Floride, je lorgne du côté du bikepacking, la randonnée à vélo en autonomie, car elle ouvre la possibilité de boucles bien plus grandes, avec la perspective de se tenir éloigné des grands axes, et même de l’asphalte, durant des jours et des jours. Voilà aussi pourquoi j’ai décidé de publier mes réflexions. Pour partager mes rêves de randonnées, mes rêves de parcours.