Lundi 1er, Nancy
Depuis quelques jours, je suis privé de perspectives. Nancy est une ville fermée, enfermée, où pour voir un peu loin il faut se placer au centre d’une des avenues rectilignes. Si je devais m’attarder dans ce quadrilatère, j’étoufferais. Même la douceur exceptionnelle en cette saison ne réussit pas à pondérer mon jugement catégorique. J’ai besoin de l’horizon miroitant.
Mercredi 3, Balaruc
La veille de notre départ à Nancy, un violent vent de l’ouest, appelé chez nous Narbonnais ou Largade, soufflait. Je le retrouve ce matin. Il est assez exceptionnel, surtout en cette saison. Il témoigne d’une tempête atlantique.
Jeudi 4, Balaruc
Souvent on me dit tel ou tel livre marche bien. Je regarde son classement sur Amazon : 25 000e position. Que je vous explique. Il suffit d’une vente pour atteindre cette position depuis la 150 000e, c’est-à-dire depuis le néant. Un livre marche, s’il se maintient durablement dans le top 1000.
Pourquoi je ne créerais pas une App pour interagir avec mes lecteurs ? Ce serait plus intime, moins déballage en public… en même temps, ce serait un peu plus tourner le dos au Web.
Vendredi 5, Balaruc
Samedi 6, Balaruc
Puisque je critique l’abondance, je dois me faire rare. Pas difficile quand je m’échine durant des heures à publier ma Géolecture sur les stores.
Lundi 7, Balaruc
Une application n’est jamais terminée, sauf le jour où on la laisse tomber ; un peu comme un site Web. C’est très différent d’un livre, considéré comme achevé une fois publié. La raison : la technologie numérique évolue et implique des évolutions pour que les codes survivent. Par opposition, une fois imprimé, un texte ne nécessite plus de nouvelles technologies. Il est donc paradoxal de produire des œuvres à caractère stable sur des supports qui ne le sont pas. Voilà pourquoi j’ai éprouvé le besoin d’imprimer mon blog.
Mardi 8, Balaruc
J’esquisse le début d’un roman d’amour, une commande potentielle, je m’amuse.
Jeudi 11, Balaruc
En montant à Nancy, j’ai oublié ma carte de crédit dans une station-service, jeudi dernier j’ai perdu mon passeport, hier j’ai perdu la clé de la voiture… avant de la retrouver ce matin toujours sur le neiman. Il y a quelques semaines, j’avais perdu mes lunettes de soleil. Est-ce que je souffre d’un trouble de l’attention ? D’une sénilité précoce ?
Sortie d’un livre de Benjamin Hoguet sur la narration en réalité virtuelle qui démontre sans doute que ces narrations sont encore incapables de parler d’elles-mêmes, puisqu’il faut un livre traditionnel pour le faire. Vous imaginez les écrivains être incapables de parler de littérature dans leurs textes ?
Vendredi 12, Balaruc
Apple ne cesse de refuser ma Géolecture. C’est un véritable combat. J’ai l’impression qu’ils ne lisent pas les documents que je leur envoie.
Je retrouve mon passeport, dans le tiroir où je le range habituellement. Je ne suis peut-être pas fou, du moins pas encore.
Je replonge dans Mon père était un tueur, début du travail éditorial. Ça fait mal.
Lundi 15, Balaruc
Mardi 16, Balaruc
Second jour à traîner au lit, après ce qui ressemble à une grippe intestinale. Apple refuse toujours ma Géolecture. Les révisions de Mon père été un tueur avancent, je complète le récit, j’aime quand les éditeurs m’en demandent plus.
Le 20 janvier, c’est la nuit de lecture. Une nuit de l’écriture attirerait sans doute davantage de monde. Il est plus difficile d’être lecteur qu’écrivain.
Mercredi 17, Balaruc
Jeudi 18, Balaruc
Je discute avec un ami scénariste. Il veut rendre ses personnages principaux attachants. Il me parle d’identification. Je suis justement en train de lire un roman où le personnage principal ne m’intéresse pas, où je m’ennuie un peu malgré une belle écriture. Il me vient à l’idée une classification.
Dans un grand livre de littérature, c’est tout le livre qui me prend, d’un bloc, les descriptions, les réflexions comme les personnages, qui parfois d’ailleurs me dégoûtent. Ce bloc caractérise l’œuvre et la différencie de la simple histoire de genre qui peut nous divertir, mais pas nous bouleverser.
Il existe de grands romans sans grands personnages. Tryptique de Claude Simon par exemple. Dans One Second, je n’ai mis en scène que des seconds rôles. Mon but : que le lecteur soit pris par une structure narrative, qu’elle lui vrille le cerveau. Je suis déçu que ce texte ne soit pas davantage lu.
Mon père était un tueur, c’est l’histoire de mon père, de notre rapport à la violence. Je n’ai pas cherché à séduire, à divertir, à faire aimer ou détester mon père. J’ai raconté ce que je savais à partir de ce que je ressentais. J’ai parfois rapproché des faits, j’ai altéré la chronologie, j’ai imaginé des scènes où mon père aurait pu être parce qu’il était à coup sûr très proche et qui, avec certitude, ont occupé son paysage mental. J’ai voulu faire vivre mon père pour l’accepter tel qu’il était.
En 2012, deux ans avant sa mort, j’avais mis au propre une quinzaine de feuillets manuscrits où il avait écrit sa guerre d’Algérie. J’avais passé un mois à effectuer des recherches sur le Net, à corréler des faits, à débrouiller sa mémoire, à l’objectiver. À force de question, de discussions, j’avais abouti à un petit livre de souvenirs que je lui avais offert pour Noël. Ce texte était pour lui, pour la famille. Il constitue la colonne vertébrale de Mon père était un tueur et, à la fois, en diffère en tout. Je n’ai jamais songé une seconde que ce texte devait être publié.
J’ai effectué le véritable travail l’année dernière, quand j’ai plongé en lui, en nous, dans nos rapports. J’étais obligé de penser publication, avec une exigence de littérature. Peu m’importait que le livre soit finalement publié ou non, je devais travailler comme si. C’était pour moi la seule façon d’aller au bout de moi-même. Écrire pour les autres pousse à se dépasser.
Vendredi 19, Balaruc
Je viens de lire un article scientifique expliquant que le coup de foudre n’existe pas. C’est une illusion édifiée a posteriori. Ça pourrait être le sujet d’une histoire : un couple a construit sa relation sur cette idée du coup de foudre et la révélation que c’est un fantasme ruine peu à peu leur relation.
Pourquoi je retourne en avril en Iran ? Parce que j’ai été invité, aussi parce que j’ai ressenti là-bas en 2015 une énergie fabuleuse chez les jeunes, surtout chez les femmes. Une envie de tout balayer, de tout changer. J’avais l’impression d’être en cure de jouvence.
Je regarde passer de grands nuages.
Dimanche 21, Balaruc
Lundi 22, Balaruc
Enfin, ma Géolecture est disponible.
Mardi 23, Bordeaux
Quand le chauffeur de taxi me voit arriver, il me dit : « Vous êtes sportif, vous, ça ne trompe pas. Je m’y connais, j’étais militaire. » Il me conduit jusqu’à mon hôtel, au cœur exact de la ville. Il me suffit de quitter le lobby pour atterrir dans une rue bordée de boutiques luxueuses, les mêmes que dans toutes les autres villes, si bien que je me demande pourquoi je suis ici. Il faut que je marche un moment avant de réussir à m’échapper des axes traversés par la foule, et m’échapper aussi des devantures débiles qui clament toutes un discours identique, à quelques variations tarifaires près.
J’échoue sur un banc, place Saint-Pierre. La nuit tombe sous un ciel pesant de nuages tièdes, qui roulent avec lenteur depuis l’océan. Un café sur ma gauche, éclairé de rouge et de jaune, aussi par les rampes infrarouges des chauffages d’extérieur.
Des bittes entourent la place, limitent les rues, les trottoirs, dans un combat contre les voitures qui devraient tout simplement être immobilisées bien avant le dédale des rues anciennes. Ces bittes comme une démonstration de la puissance policière et politique. J’imagine la place sans elles, transformée en un espace fluide.
J’ai voulu arriver tôt à Bordeaux pour vagabonder, sans en trouver la force. J’ai somnolé dans le train, je suis encore sur un faux rythme, peut-être parce ma vie hésite à se choisir une direction avec fermeté. Les rails de la famille nous emprisonnent, mais nous tentons de les bouleverser, de nous en échapper, prenant conscience que bien des forces antagonistes veulent nous maintenir immobiles.
Mercredi 24, Bordeaux
Je quitte mon hôtel, j’arpente la ville, m’éloignant des insipides rues piétonnes, m’enroulant autour d’elles, découvrant des façades encore noires, preuve que les époques antérieures étaient au moins aussi polluées que la nôtre, j’atteins des quartiers modernes, plus aérés, laissant la lumière m’atteindre. Et puis j’ai envie de me poser, de boire un thé, d’écrire. Commence la recherche d’un café.
Il est 11:20. Je replonge vers le centre, je découvre de belles terrasses, mais dès que je veux m’installer au chaud, à l’intérieur, impossible. Toutes les tables sont déjà dressées pour midi. Les cafés faisaient une des joies de la France, les cafés n’existent plus, tous transformés en restaurant. C’est un phénomène généralisé. Nous pouvons boire un coup tôt le matin ou en milieu d’après-midi, le reste du temps nous ne sommes plus les bienvenus.
Comme j’ai repéré un Starbuck, je décide d’y aller. Au moins, j’y serai accueilli avec le sourire et je trouverai un bon fauteuil où m’affaler. Les Américains ont tout compris. C’est alors que j’aperçois une terrasse chauffée aux infrarouges, avec une ligne de tables réservées au simple débit de boissons. Je m’y installe, de dépit.
J’ai lu ce matin un article sur les routines de quelques auteurs célèbres. Pas d’un grand intérêt, surtout quand Balzac y est présenté comme étant célèbre pour la quantité de ses écrits plus que pour leur qualité. J’imagine que le journaliste n’a jamais ouvert un Balzac. Je me suis dit : moi, je n’ai pas de routine, j’écris tout le temps, n’importe où.
Puis j’ai pensé à ma jeunesse. J’écrivais au moins une heure avant de partir au bureau, où j’étais journaliste et où j’écrivais encore, puis le soir je reprenais mon travail littéraire pour une ou deux heures. Le week-end, je réservais la matinée à l’écriture. C’était une routine inflexible.
Je l’ai peu à peu cassée, prenant de plus en plus l’habitude d’écrire en extérieur, dans les parcs, dans les cafés justement. Aujourd’hui j’écris, c’est tout. Ma routine est plutôt sportive. Je m’impose trois sorties en VTT par semaine, des marches, quelques footings. Ces extra sont devenus indispensables à mon écriture, et même indissociables.
Je commence à me sentir mal à l’aise. Je suis désormais encerclé par les nappes blanches, dressées pour le déjeuner. Les garçons me font comprendre que je dois déguerpir. Ils me demandent d’ailleurs de payer mon thé (je bois des thés maintenant que j’évite le sucre et donc les nectars d’abricot).
Bordeaux est une ville trop plate pour être intéressante. Elle ne me donne pas envie de grimper à son sommet pour l’embrasser. Elle m’enveloppe, m’enserre dans ses immeubles bourgeois de pierres uniformément crème. J’aime bien y passer quelques heures, mais je ne suis pas sûr que je pourrais m’y attarder plus longtemps. D’ailleurs dans quelle ville ai-je envie de vivre ? La question se pose pour nous : dans quelle ville vivre l’année prochaine pour que nos enfants apprennent l’anglais.
Vendredi 26, Paris
Pas le temps de vagabonder, je cours d’amis en rendez-vous. Tout juste si je grappille ou un deux articles, attrapés à la volée sur mon agrégateur de flux, cet antique outil dont je suis un des derniers utilisateurs, mémoire d’un autre Web.
Un copain pointe vers un blog littéraire, je tombe sur un objet ouvert récemment, mais sur un modèle désuet, trop répété, et où le texte lui-même n’est que le clone de textes semblables publiés par d’autres. Vous ne voyez donc pas que vous vous imitez ? Que vous formez une clique ? Un entre-soi qui me donne la nausée.
Pourquoi je ne donne pas de nom, de lien… pour ne pas rompre avec ceux qui malgré tout se battent encore sur le terrain numérique, même s’ils le font avec des armes inadaptées et une incompétence tant littéraire que technique. Nous n’avons rien en commun, je sais qu’ils me méprisent, mais je n’ai pas envie de les dénoncer.
Pierre Fourniaud sera donc l’éditeur de Mon père était un tueur. Le roman sortira à La manufacture de livres en janvier 2019. Nous discutons des corrections. Du titre aussi. Pierre trouve que mon titre fait trop polar. Il nous faut autre chose. Mon dossier de travail s’appelle La lettre de mon père.
Lundi 29, Balaruc
Le bleu claque à mes fenêtres jusqu’aux Pyrénées enneigées. Le contraste est saisissant après quelques jours passés dans la pénombre parisienne.
Sortie en VTT, retour en plongée sur l’étang qui fume de bonheur sous la tiédeur d’un soleil généreux. Pas une ride, un voilier se traîne dans les évaporations bleutées.