Lundi 1er, Genève

Je lis une biographie de Camus par Onfray, ramassée au hasard sur une table de la maison Pittet. J’y trouve une belle définition d’anarchiste : « Qui refuse de suivre autant que de guider. » Voilà pourquoi j’aime me contredire, changer de point de vue, pour éviter de me transformer en maître à penser. Un être libre doit être capable de perdre ceux qui cherchent à le suivre.


Je me sens comme une merde, après avoir passé deux jours au Salon du livre de Genève, à mendier quelques euros à quelques malheureux lecteurs. Cet exercice m’humilie chaque fois que je le pratique, et je me l’impose comme une pénitence, pour me rappeler que je ne suis qu’un infime vermisseau dans cette mer des écrivaillons, qui rivalisent d’orgueil et de prétention.

J’écris pour voir le monde et non pour exister au regard des autres, et ma forme d’écriture se heurte douloureusement à celle des autres auteurs. Je n’ai souvent rien à leur dire. Le moindre mot échangé provoque des tensions entre nous. Dans leurs yeux, je ne suis qu’un amateur, mais pas l’amateur que je célèbre dans Ératosthène, non l’amateur pitoyable, mauvais, le peintre de croûtes qui ne se vendent pas.

La séance de masochisme est terminée. Je n’en ai qu’une autre de prévue sur mes terres fin juin, au moins je serai au soleil.

Mardi 2, Genève

Je découvre ce matin la première mauvaise critique de Résistants, qui me reproche d’avoir versé dans la romance et en même temps dans le James Bond, moi qui trouvais ça amusant pour détendre du fond médical, une critique qui me reproche surtout de manquer de logique. Chaque fois qu’on me dit ça, je fulmine. Bien sûr, là où la lectrice voit un manque de logique, elle révèle simplement son manque de curiosité et son propre manque de logique. Si je crie sur tous les toits qu’il est très logique que Kat soir recrutée par l’ABC puisqu’elle leur sert d’appât, je ruine une partie de l’intrigue. Mais je ne peux rien dire, je dois me contenter de pester en silence. C’est aussi ça publier des livres.


J’entends tout et son contraire sur Résistants. Raison de plus pour ne plus écouter, il est trop tard.


Ce matin, mon amie Geneviève me dit : « Tu es vacciné contre toute forme d’activisme politique collectif. Te reste à en prendre acte. »

Oui, je dois tourner la page. Ne livrer que des batailles infimes, que des batailles esthétiques, avec le devoir de n’en faire qu’à ma tête.


Je dépasse les rames alignées dans la gare de triage à la sortie de Genève, le lac sur ma droite, sous d’épais nuages, grands arbres, villas, appontements… Jouir de tout cela, aimer la vie, la faire aimer, je n’ai plus d’autres possibilités politiques.

Mardi 2, Bienne

Ville de Swatch et de Rolex, ville jardin d’une propreté presque idéale, avec ses berges arborées, ses cygnes, ses pédalos, son café sur les quais où je termine une petite rando après être monté jusqu’au belvédère qui surplombe cette opulence mêlant verdures et bâtiments de verre.

Rien ne m’enflamme, la boule énergétique qui d’habitude me déborde semble assoupie tout au fond de moi, sans doute parce que je pense trop à l’avenir et à ce que je vais faire de ma vie d’écrivain. J’ai envie de jouer de mon imagination, d’habiter des lieux, quitte à les créer. J’ai envie de prendre mon temps. J’ai envie de choses imprécises, peut-être de pas grand-chose en fin de compte. Ce soir, on enregistre une TV avec Didier, je ne sais pas si je serai capable de jouer le jeu.

Un soleil timide se glisse entre les montagnes nuageuses. Des vieux en fauteuils roulants entrent et sortent du café. Certains tremblent, prêts à s’écrouler. Quel destin de lamentable si on oublie de l’enchanter.

Alors, faire, écrire plutôt que publier, car publier tend vers l’avenir, implique un processus qui déborde de beaucoup l’écriture. Elle seule me réjouit, elle seule m’ancre dans le présent, elle seule est vie.

Je suis dans un état de dépendance, tout changement d’état en moi ne peut résulter que des autres. Hier, un ami me demande de réfléchir à un roman sur la fleur de vie. Ce matin Geneviève me fait d’autres propositions. Il faut que je commence par me recentrer, sans doute écrire ce texte sur mon père que j’avais déjà en tête avant sa mort, et qui maintenant me devient urgemment nécessaire.

D’où je parle ? Et donc à qui puis-je parler ? Je suis un privilégié, je suis écrivain à plein temps depuis mes trente ans, je vis librement, dans une certaine aisance, dans le luxe par certains côtés, j’ai la vie dont beaucoup rêvent.

« Fais ce qu’il te plaît » était la devise de mon père, même s’il n’avait pas lu Gargantua. J’ai hérité de lui sa philosophie, mes privilèges je les ai gagnés avec beaucoup de chance, et quelques décisions judicieuses prises au bon moment.

Mais cette situation matérielle me paraît sans grande importance, en tout cas pas déterminante. D’où je parle ? Je suis né dans un milieu acculturé. Je me suis voulu écrivain dans un monde où tous autour de moi aspiraient à gagner plus d’argent. J’ai été dévoyé par des lectures et j’ai poussé « Le fais ce qu’il te plaît » bien au-delà de « Dépense ton argent tant que tu es vivant. »

Voilà d’où je parle, depuis un milieu où on n’est pas censé parler, mais simplement travailler. Je n’ai jamais connu la misère comme Camus, misère affective et financière, mais je pars des mêmes soubassements du monde… et peut-être que, quand on vient d’aussi profond, on n’aspire qu’à la liberté. Personne ne nous a enseigné la norme bourgeoise. Nous l’avons apprise pour la combattre.

J’ai dû acquérir la culture, je n’ai pas baigné dans son cocon, et contrairement à Camus je n’ai pas eu de maître pour m’initier, j’ai dû partir à l’aventure, persuadé qu’il y avait quelque chose dans cette direction. J’ai nécessairement perdu du temps, je suis un penseur qui ne trouve sa voix que peu à peu. Si Camus se savait condamné à mourir jeune, je dois mourir vieux, par nécessité.

Mercredi 3, Balaruc

Aujourd’hui Émile a dix ans. Il y a dix ans, avec Isa, nous écoutions le débat présidentiel Sarkozy-Royal quand nous avons dû foncer à la maternité. Et je suis là, écoutant le même débat abêtissant.

Dimanche 7, Balaruc

Je me suis remis à écrire de la fiction, je ne me sens bien que quand je plonge ainsi dans mon imaginaire, ou que quand je m’abandonne à l’extase du monde.


Le Président est pour la première fois plus jeune que moi. Pour le reste, rien ne changera.

Mardi 9, Balaruc

Mercredi 10, Balaruc

Inquiet de voir combien de gens que j’aime veulent croire en notre nouveau Président. Chez eux reste ancrée cette croyance dangereuse en l’homme providentiel, un homme providentiel qui n’a plus sa place dans un monde complexe exigeant des réponses complexes, donc diverses. L’homme providentiel serait-il celui qui affirmerait cela, et serait entendu ? Il faudrait alors qu’il se refuse d’agir, ce qui est incompatible avec une charge de Président, quoi que. Peut-être que la meilleure chose qui pourrait arriver à Macron serait de ne pas avoir la majorité à l’assemblée.


Tentation répétée de fermer mes comptes sociaux, de me replier sur mon blog, de définir ma vie depuis mon centre plutôt que d’obéir aux exigences des autres, à leurs mots autant qu’à leurs silences. Vivre pour jouir du monde, et non pas pour exposer aux autres de fausses jouissances.

Vendredi 12, Balaruc

Nous vivons une époque de saturation, et je participe à cette saturation en évoquant cet état de fait. La saturation remplace l’intensité. L’abondance devait entraîner une plus grande démocratie, car davantage de choix devaient impliquer plus de diversité individuelle. Le contraire se produit. Face à la saturation, tout le monde se tourne vers les mêmes choix sanctifiés. Comment alors cultiver l’intensité ?


Camus prône la jouissance du monde, donc l’intensité, mais cette extase n’est réellement accessible qu’aux hypersensibles, les autres doivent se droguer pour éprouver ce qui nous bouleverse spontanément. Un grand malentendu traverserait donc toute la littérature.


Plutôt que d’autodétruire mes comptes sociaux en les fermant tout simplement, je devrais bombarder mes followers jusqu’à ce qu’ils m’éliminent de leurs amis. La saturation est dans tous les cas absurde.

Samedi 13, Balaruc

Solidarité = solidité collective => diversité de chacun de nous, pour que, là où l’un faiblit, un autre puisse s’interposer pour le soulager. Si nous sommes tous semblables, nous craquons tous en même temps, au même endroit.


J’éprouve un ressentiment assez vif quand je vois que Résistants ne se vend pas autant qu’espéré. Isa me suggère de voir ça comme un projet pro bono. Parfois les avocats prennent des clients fauchés, et parfois même ils perdent ces procès, ce qui doit être assez douloureux. Voilà donc pourquoi je me suis lancé dans Adam, pas question de psychoter, j’en reviens à mes passions, à ma nourriture interne.


Saturation médiatique => Recentrage sur des valeurs pseudo sûres => Mimétisme => Fragilité => Perte de solidarité.


J’aime assez Mastodon, plus tranquille que Twitter, mais étrangement, le politiquement acceptable de cette solution décentralisée n’engendre aucun bruit qui serait politiquement intéressant. C’est le concept même de socialisation numérique qui est à revoir, peut-être à jeter à la poubelle.

Lundi 15, Balaruc

Avec One Minute, j’ai rêvé de faire passer pour non littéraire un texte littéraire. « La meilleure littérature n’est pas celle qui ressemble à la littérature, mais celle qui ne lui ressemble pas ; c’est-à-dire : celle qui ressemble à la vérité. Toute littérature authentique est anti-littérature. » Javier Cercas dans Le point aveugle, que je lis et relis en ce moment.

« C’est un mensonge, je le répète, que de prétendre que les romans servent seulement à passer un moment, à tuer le temps ; au contraire : ils servent à faire vivre le temps, pour le rendre plus intense et moins trivial. Mais surtout, ils servent à changer la perception du monde ; c’est-à-dire qu’ils servent à changer le monde. Le roman a besoin de se renouveler pour dire des vérités nouvelles ; il a besoin de changer pour nous changer : pour nous rendre tels que nous n’avons jamais été. »

Mardi 16, Balaruc

Je termine un article pour la revue Fixxion : « Le best-seller comme contrainte », où j’évoque la face cachée de Résistants et discute de la nature des best-sellers, notamment au regard de la théorie du point aveugle de Javier Cercas.

Mercredi 17, Balaruc

Sur Google Earth, je tombe sur un endroit lugubre en cherchant une adresse. Les voitures de Google nous révèlent la véritable facette du monde.


J’aurais presque envie de croire à notre nouveau Président. Il soulève un vent d’espoir qui fait plaisir. C’est toujours bon à prendre, mais je sais que la déception sera à la même mesure. Non, je ne suis pas pessimiste. Nous avons simplement dépassé le temps des hommes providentiels, même si on a ça ancré dans notre ADN. Alexandre le Grand, Napoléon, Robin des Bois… L’Histoire comme les histoires nous ont mis ce modèle dans la tête. On est habitué au chef de guerre, au chef de parti, au chef de gouvernement… et on finit par croire qu’il n’existe pas de salut hors d’un de ces héros. Alors quand l’un surgit, jeune, fringant, on peut s’emballer.

Sauf que notre monde est de moins en moins gouvernable. Il n’est plus compatible avec les grands chefs, à moins qu’ils ne le fassent retomber dans la barbarie, qui est la forme d’organisation qui leur convient le mieux.

La complexité de nos sociétés implique l’imprévisibilité qui implique l’ingouvernabilité top down et donc l’impuissance du chef. À moins qu’il s’érige en leader, qu’il propose une méthode politique en accord avec la complexité. Je n’ai rien entendu de tel chez Macron, plutôt des réponses anciennes à des problèmes engendrés par des méthodes anciennes.


Le roman contemporain doit nier le héros. Il doit le faire éclater au profit de la multiplicité.

Jeudi 18, Balaruc

J’ai toujours une boule dans le ventre que je combats par l’écriture… et c’est l’écriture qui la cause, ou plutôt l’impossibilité d’être une voix dans mon temps.


Depuis des années, je réfléchis à ce livre sur mon père et sa forme ne s’impose pas. Je veux l’écrire pour m’accepter moi-même en même temps que mon héritage, avec son pesant de non-dit, je veux donc écrire avant tout pour moi, et je pourrais donc l’écrire en me moquant de la forme, sauf que la forme est l’édifice qui permet à l’auteur de se dépasser, et atteindre des contrées qu’il n’imaginait pas.


La chose la plus difficile aujourd’hui : se taire, parce qu’il n’a jamais été aussi facile de s’exprimer, mais paradoxalement jamais autant difficile d’être entendu. Alors, résister à la tentation en s’exprimant discrètement.


Je ne peux pas être seulement hédoniste. Une fois que j’ai joui du monde, j’éprouve le besoin de partager ma jouissance, pour qu’elle soit plus grande et que j’aie plus de chances de connaître de nouvelles jouissances. Je suis condamné à écrire.

Vendredi 19, Maguelone

Mercredi 25, Maillardou

Je m’installe dans ma mansarde, comme tous les étés, parce qu’il fait déjà chaud comme en été. J’entends au loin les enfants qui plongent dans la piscine. Les oiseaux et les insectes dans les chênes. Tout cela sur un silence immuable, le silence des débuts d’après-midi de juillet quand tout le monde fait la sieste parce qu’on ne peut rien faire d’autre. Comme je retarde tous les jours le moment de me mettre à mon livre sur mon père, je m’amuse à écrire Adam, au rythme d’un chapitre par jour. C’est ma gymnastique d’auteur.

Jeudi 26, Maillardou

J’apprécie de moins en moins les repas où les gens se goinfrent et passent leur temps à s’extasier sur ce qu’ils mangent, tout ça parce que je ne peux plus les imiter sans passer la nuit avec des remontées acides, puis le payer cash quand je cours, fais du vélo, et même quand j’écris, parce que l’écriture est un sport d’endurance comme un autre et qu’elle exige les mêmes qualités physiques.

Vendredi 27, Maillardou

Sur la route en rentrant des courses, j’entends énumérer les règles imposées lors du ramadan : « Ne pas baiser durant la journée. » Ça, c’est très difficile à tenir. « Ne pas manger. » Mais mangez à en crever durant la nuit, et baiser aussi d’ailleurs. Pourquoi sommes-nous assez dingues pour nous imposer des rituels pareils ? Il en existe de semblables dans toutes les cultures, dans toutes les religions, et même chez les athées… La raison est simple : la vie n’a que le sens que nous lui donnons, alors notre raison défaille et invente des grands n’importe quoi.


Je sors d’une sieste comateuse, comme je ne m’en autorise qu’en vacances, une autorisation inconsciente de fait. Je passe voir les enfants à la piscine, reviens sous la terrasse. Une voiture s’en va, un dernier reflet entre les arbres du bois et le silence retombe.


Sur un coup de tête, je m’amuse à lancer un nouveau projet sur Wattpad : La phrase qui tue, qui pourrait être un inventaire de phrases vénéneuses, et aussi une façon de fausser les statistiques de tracking de Wattpad, dérisoire, mais toujours ce désir de jouer avec les possibilités technologiques et voir si elles me poussent où je n’avais pas prévu d’aller.


Je vais publier les chapitres en réserve d’Adam et puis marquer une pause. Le découpage à la One Minute me paraît trop artificiel dans ce texte, la forme ne soutenant pas le fond. Mon idée reste de démultiplier les points de vue pour montrer comment des gens variés, chacun avec leurs problèmes, progressent vers une forme de sérénité. Mais suis-je assez serein moi-même pour m’attaquer à ce défi, surtout quand d’autres grouillent en moi ? Alors, donner une chance à tous les projets, les mettre en concurrence, sur un plan strictement darwinien, et puis approfondir celui qui survivra.


« Ils ont beaucoup vécu », sous-entendu : « Ils ont beaucoup fait la fête. » J’ai une autre conception du beaucoup vivre.

Mardi 30, Balaruc

Je retrouve enfin la garrigue avec mon VTT. Main gauche encore douloureuse, mais ça passe, avec grande prudence.

Mercredi 31, TGV pour Paris

Je lance plusieurs projets d’écriture en même temps pour ne pas me mettre à celui qui m’importe, ce récit inspiré de la vie de mon père. La forme n’est pas là, elle me résiste, alors qu’il suffirait que je me mette au travail pour qu’elle jaillisse. Et si vouloir écrire la vie d’un homme était le problème, parce que cet homme devient de fait un héros ? Tout cela en opposition de mon esthétique de l’éclatement.

Mercredi 31, Paris

Pas quinze minutes que je suis arrivé, première terrasse, et le nez qui coule, je tousse, les publicités sur les panneaux, les devantures, les bus… me sautent à la gueule et ne me lâchent pas. Je n’ai plus ma place dans cette ville, sauf que j’y ai des amis, et que soudain tout s’éclaire grâce à eux. La ville n’est qu’un espace social difficile pour le corps.