C’est peut-être pas tant à cause de la saison que suite à longue accumulation de plus ou moins bonnes expériences éditoriales que nous sommes nombreux à nous poser des questions quant à la meilleure façon de diffuser nos textes.
Les copains : François Bon, Philippe Castelneau, Neil Jomunsi, Martin Page… gambergent et expérimentent. La première constatation est définitive : nous n’avons plus besoin d’intermédiaires de médiation pour exister au regard des lecteurs. Nous devons nous le mettre dans le crâne, et ce n’est pas aussi simple qu’il y paraît, surtout quand on a déjà travaillé avec des éditeurs et qu’on travaille encore avec eux.
Pour ma part, j’ai clarifié il y a quelques mois ma position, j’imite le toubib qui est tantôt généraliste et travaille à son compte (je m’autoédite), tantôt fait des missions dans le privé (je signe avec un éditeur).
En 2009, j’ai créé la société Thaulk (jeu de mots entre Talk et l’étang de Thau trouvé par Isa) pour facturer mes prestations d’auteur et encaisser les revenus générés par mes livres édités en direct, soit via immatériel, soit via CreateSpace (j’ai commencé avec Lulu en 2009). Thaulk est donc de fait une maison d’édition qui n’édite que du Crouzet ou des livres préfacés par Crouzet (plus d’une vingtaine de textes disponibles sur Amazon depuis 2010).
Les chiffres sont publics. Il est facile de constater que je ne fais pas fortune avec cette activité d’auteur indépendant, mais ces revenus me permettent de me payer mes fantaisies numériques (abonnements, téléphones, ordis, déplacements, livres, montres connectées et autres gadgets…).
Je parle chiffres pour ne pas orienter dans une mauvaise voie de jeunes auteurs. Si vous n’avez pas de revenus annexes, pour moi ceux de l’édition traditionnelle et surtout ceux de mes locations, l’indépendance risque de ne pas être sustainable.
D’ailleurs, l’indépendance devrait se poser en termes purement esthétiques. Le plus important me paraît de pouvoir diffuser nos textes mêmes quand les tiers que sont les éditeurs les refusent, de pouvoir diffuser nos textes quand nous le jugeons nécessaire.
Comme je le disais il y a quelques jours, j’ai récupéré les droits de la plupart de mes textes édités pour les autoéditer chez Thaulk. J’ai aussi prévu de compiler des textes initialement publiés sur le blog et qui forment des ensembles cohérents, par exemple mes vagabondages, mes carnets, mes textes sur l’édition… J’ai lancé le chantier et les deux premières rééditions sont disponibles : La mécanique du texte (version révisée et augmentée) et Ératosthène (version intégrale avec le journal d’écriture qui n’était disponible jusqu’alors qu’en ebook). J’en ai profité pour virer la mention Thaulk de mes couvertures à la façon des éditeurs américains qui vendent des textes plutôt que de se vendre eux-mêmes (j’ai souvent tenté de faire supprimer le logo de mes éditeurs sans succès).
Ce travail d’artisan du livre étant encore tout chaud, c’est peut-être l’occasion d’en partager la mécanique et de vous faire entrer dans la cuisine.
- J’écris mes textes sur Ulysses (sur mon Mac, mon iPhone, mon iPad). Quand je dois rééditer un ancien texte saisi avec Word, je l’ouvre avec Ulysses. À noter que tous mes textes édités sont au format Word, même les plus récents, car Ulysses ne dispose pas encore d’un mode de suivi de corrections ce qui empêche le travail de finalisation collaborative (mais je crois que ça arrive). 3. Je commence par préparer la version papier. J’ai créé un gabarit CreateSpace sous InDesign. Pour mes nouveaux textes, j’ai choisi le format 5,25" x 8" (13,335 x 20,32 mm), soit pratiquement le format de la collection Blanche de Gallimard. 5. Je travaille sur des pages justifiées en 90 mm avec une marge intérieure bien supérieure à la marge extérieure (sinon la reliure est trop proche du texte). Je compose le corps de texte en Warnock Pro 11,5 pt interligné 13,8 pt. Pour la titraille, j’utilise du Proxima Nova qu’on retrouve sur mes couvertures.
- Depuis Ulysses, j’exporte en DOCX (j’ai créé une feuille de style minimaliste qui n’impose à InDesign que les noms des styles Titre 1, Titre 2, Normal…).
- J’importe ce texte dans mon gabarit InDesign. On peut dire ce qu’on veut, mais aucun texte ne peut avoir un rendu professionnel sur papier sans utiliser ce logiciel (ou XPress). Les traitements de textes ne gèrent pas très bien les approches, leurs algorithmes de justification et de césure sont pitoyables. Comme ils ne travaillent pas en mode bloc, il est impossible d’aligner les bas de page. Autant de raisons qui me poussent encore à passer par InDesign. Pour le travail quotidien, Ulysses avec ses filtres d’export génère des PDF de qualité égale à ceux de Word.
- J’applique sur le texte importé un script maison qui corrige automatiquement les approches et divers problèmes inhérents aux lacunes d’Ulysses (pas de petites capitales par exemple).
- Je règle au mieux les pages creuses, sans être aussi intégriste que je le suis avec mes textes édités chez les autres (il m’arrive, j’avoue, de justifier les blocs en hauteur).
- Je soumets le texte à CreateSpace (qui me génère au passage un ISBN que je convertis tout de suite en images).
- Il me faut alors créer la planche de couverture, une fois de plus sur InDesign (c’est un peu prise de tête la première fois). 15. Il est temps alors de fixer le prix de vente. Je me suis fait un petit tableau sous Excel que je vous livre. En fonction de la pagination, CreateSpace calcule un prix minimum (prix de fabrication). Je lui ajoute la marge théorique que j’aimerais me faire par exemplaire et j’obtiens un prix public que j’arrondis. CreateSpace me donne alors ma marge réelle sur Amazon. 17. Il est temps de passer à la version ebook. Pour créer l’epub, je pourrais exporter directement depuis Ulysses et retoucher le fichier sur Sigil, mais cette méthode ne me convient pas. Je préfère exporter depuis Ulysses en HTML et convertir en epub avec un script maison, j’ai ainsi beaucoup plus de contrôle sur le rendu final, et surtout je peux regénérer mon epub aussi souvent que nécessaire (et ça ne me prends un rien de temps).
- J’attribue un ISBN à mon epub (quand j’ai créé Thaulk, j’ai gratuitement récupéré une liste de 50 numéros dans laquelle je puise depuis).
- Je diffuse le texte sur Immatériel chez qui je suis enregistré avec Thaulk comme éditeur. Je peux fournir une couverture, un ISBN ebook, mais aussi celui papier fourni par CreateSpace (ainsi Amazon lie les deux versions du texte et laisse le choix du format à l’acheteur).
- Pour le prix ebook, je veux qu’il soit au moins deux fois inférieur à la version papier.
- Résultat, je peux vendre mes livres moins cher qu’avant, les offrir dans une qualité au moins égale et gagner deux à trois fois plus par exemplaire (ce qui n’est pas un enjeu d’importance vu mes volumes de vente).
- Je ne vous cache pas que l’opération prend du temps. Une très grosse journée de travail au minimum une fois le processus institué en routine. Mais c’est un engagement, une façon pour moi d’aligner mes actes avec mes idées.
Cette liberté n’est réelle que si nous avons des lecteurs, que si de temps à autre ils nous achètent des textes et les conseillent à leurs amis.
Aujourd’hui, et c’est un paradoxe, j’ai la légitimité de m’autopublier parce que je suis édité par ailleurs. La véritable liberté est de pouvoir choisir. Désormais, quand un éditeur veut un de mes textes, je dois choisir de lui donner ou non. Ce choix n’est pas toujours simple, car pour un texte accepté, d’autres ont été refusés, des textes que j’estime parfois bien meilleurs et bien plus radicaux.
Je vous jure, ce n’est pas simple de réagir au coup par coup quand on aimerait être jugé comme un auteur dans son ensemble, mais le marché se moque de l’homme ou de la femme, il s’intéresse aux produits que sont nos livres. C’est une autre chose qu’il faut se mettre dans la tête.
Au final, il ne faudrait pas l’oublier, les lecteurs décident. Si un livre a le potentiel d’avoir du succès, il l’aura quel que soit son mode de diffusion.