Vendredi 1er, Agios Nikolaos, Messinia
Un journaliste de la chose Internet, par principe observateur, se permet de critiquer les sentiments éprouvés par les acteurs d’Internet. Ça m’amuse cette incapacité à prendre conscience des limites de sa propre position (je ne suis pas immunisé à ce trouble).
Idem pour les gens qui militent pour les biens communs et qui eux-mêmes n’en produisent guère, sinon leurs réflexions sur ce que les autres devraient faire, sans qu’eux-mêmes, une fois de plus, se mettent un instant à leur place.
J’ai été journaliste, je suis activiste, je suis producteur de biens communs et aussi, de temps en temps, de biens qui remplissent mon frigidaire, car l’État ne finance pas mes délires.
J’ai couru avant la canicule, avant la baignade du matin. Je flotte avec la mer pour horizon et les enfants qui jouent. Je retrouve des sensations du temps de l’enfance, par vagues voluptueuses, sans que je puisse les juger supérieures aux vagues des plaisirs neufs. Plus je vieillis, moins je suis en accord avec Proust. Le temps est maintenant, et quand le passé s’en mêle, c’est pour en amoindrir la puissance novatrice.
Dans la chaleur du midi estival, j’aime l’immobilisme, la tension brûlante qui me fait croire que le temps s’écoule avec une lenteur anormale, et d’ailleurs cette lenteur n’est pas que psychologique, puisque le soleil reste plus longtemps dans le ciel qu’à toute autre période de l’année, et que donc les secondes solaires durent effectivement plus longtemps (si entre l’aube et l’aurore, on a x unités de temps, c’est x durent plus longtemps en été qu’en hiver quand on les exprime en secondes).
Le temps de l’été ne m’est perceptible que si par ailleurs je renonce à travailler, et donc que si je suis loin de chez moi. Je le retrouve parce que j’ai rompu. Je ne prends pas assez souvent cette liberté, sauf quand je m’abandonne à mes vagabondages.
Samedi 2, Agios Nikolaos, Messinia
De 25 à 35 ans, quand je vivais à Paris, j’étais nostalgique de ma jeunesse. C’était mon époque proustienne. J’avais besoin de me réfugier dans des impressions plutôt que d’affronter le réel.
Dimanche 3, Porto Kagio, Messinia
J’ai fini par trouver un coin de paradis, un port minuscule, quelques tavernes au creux d’une crique pas encore aménagée pour les touristes. La route se transforme en chemin où sont plantés quelques parasols et quelques pontons.
Cette simple chose se situe au bout d’un désert de cailloux et de plantes griffe-jambes. Je me suis arrêté à l’extrémité du promontoire, à l’ombre du phare de tribord qui défend l’entrée de la passe.
Je repense à l’idée de la nuit. Un roman qui s’intitulerait Les médiocres ou Les pitoyables et qui raconterait Internet tel que je l’ai vécu et tel que je le vis. J’ai mes personnages. Celui qui accapare le pouvoir de censure sur Wikipédia. Le blogueur littéraire qui critique les autres auteurs parce qu’il n’est pas lu. Celui qui fuit la TV pour passer sa vie sur les réseaux sociaux. L’entrepreneur qui veut changer le monde et qui dès qu’il gagne de l’argent ne songe qu’à en gagner davantage.
Dans la nuit, j’ai imaginé que Houellebecq écrivait ce livre, et qu’il faisait très mal à toute notre bande d’écrivaillons numériques, alors je me suis dit que c’était à moi de me flageller, de le faire avec cynisme, avec d’autant plus de méchanceté que je serais moi-même l’objet de cette méchanceté. Je suis arrivé au bout d’Internet, il me faut le dire avec humour et mordant.
Il me faudrait revenir en Grèce en automne, quand le soleil autorise les longues marches. Il fait trop mal en juillet, il écrase et invite à la baignade ou à la sieste, même lire m’est difficile.
Lundi 4, Agios Nikolaos, Messinia
La sieste. Il fait si chaud que même les cigales se font moins bruyantes. Les enfants, eux, débordent d’énergie. Je crois que j’ai profité de ces moments de calme imposé par mes parents pour développer mon imaginaire, un imaginaire entre ombre et lumière que j’ai plus tard retrouvé exprimé dans L’Aventura d’Antonioni, dans certaines images de Lartigue, dans quelques textes que je n’ai cessé de vouloir réinventer quand j’ai commencé à écrire.
La sieste estivale a été une expérience saillante de mon enfance. Je suis si éberlué par la chaleur, et pas question d’allumer la clim, que je suis incapable d’évoquer la sieste de hier autant que celle d’aujourd’hui. Je ne peux que parler d’elle en style direct alors qu’il me faudrait plonger dans la touffeur, évoquer les lointaines bourrasques nées de gradients thermiques chaotiques et propices aux mini-tornades. Elles lèchent la mer, en arrachent des perles froides et immédiatement bouillonnantes, puis frappent les rochers gris des falaises avant les pentes couvertes de lentisques et d’épineux.
Dans le silence de la chambre, un frigidaire ronronne avec la promesse d’un réconfort que je n’ai pas la force de m’offrir. Au-delà des murs, une femme murmure sans volonté d’être entendue, comme de peur que ses mots réveillent les morts. Je suis immobile, un chasseur à son affût. Une mouche traverse mon espace visuel trop vite pour que j’en fasse plus qu’un trait. Les rideaux de gaze ondulent pour démontrer que l’air n’est pas immobile. Par les volets entrouverts, une raie de soleil mord le drap blanc du lit, à quelques centimètres de mes pieds croisés.
Je critique souvent l’abus du « comme », mais j’aime quand il déboule en coup de canon au milieu de la prose. Il s’agit simplement d’économiser cette arme redoutable. Au milieu de la sieste, elle fait un bruit de porte qui claque. Dans mon écriture, je ne m’interdis plus rien sauf les abus, et les débordements baroques, si étrangers à la sieste, à ses ombres fermes entre le jaune et le gris, du moins ainsi je les peindrais.
Je ne m’interdis surtout pas d’écrire que pour moi, pour saisir le temps dans ces moments si particuliers où il cesse de se dérouler, et pour pouvoir l’arrêter à nouveau en me relisant des semaines plus tard dans un environnement climatique différent.
Mardi 5, Agios Nikolaos, Messinia
Isa m’initie peu à peu à l’art de la famille. Juste être ensemble avec des cousins, leurs enfants, et ne rien attendre d’intellectuel à cette relation, simplement célébrer une mémoire commune et s’accompagner dans la vie.
Alors peu importe l’endroit. Un plongeoir suffit pour que tout le monde trouve sa place. Son exotisme nous rapproche, il nous pousse à faire cocon dans une terre peu familière et dont nous ne comprenons rien à la langue.
Pas d’idée, rien que des sentiments, une course matinale, des baignades entrecoupées par une longue sieste, cisaillée par les cigales, jusqu’à ce que le silence assourdissant fasse exploser les enfants et que nous nous équipions à nouveau pour le bain, encore et encore, comme si nos vacances ne devaient jamais cesser.
Je sais déjà que je regretterai cette vacuité, parce qu’elle ne peut durer, parce que demain nous reprenons la route et le mouvement.
Mercredi 6, Olympie
Fin d’après-midi. Presque seul sur le site. Des souvenirs de Palenque resurgissent. Peut-être à cause des pierres noircies et rongées, ou plus sûrement à cause de la végétation et des cigales infatigables. Les moustiques me forcent à quitter le pied de la colonne où je me suis assis. Ils ont décidé de m’empêcher d’écrire. Il y a trop de vie ici. Les présences anciennes s’incarnent dans les insectes bourdonnant, et dévorant.
Les enfants acceptent de se prêter au jeu de la visite. Ils ont couru sur le stade. Les âmes du passé doucement les pénètrent, plus tard elles leur parleront avec force. J’ai frissonné dès l’entrée ombragée par les pins, avec les éclats de soleil et les ombres sur les colonnes couchées et dont les rares debout laissent entrevoir le grandiose de la cité antique.
Il me faudrait écrire avec plus d’emportement, avec le baroque clinquant d’un Malraux pour dire le sublime des sentiments qu’un simple tas de cailloux peut provoquer en moi quand il éveille la mémoire et l’anime. Pas besoin d’une madeleine de mon enfance pour animer le passé, mais juste d’en découvrir un vestige que je resitue dans une histoire, alors l’instant dépasse le présent, pour englober le passé et se tendre vers l’avenir, car demain vous pourrez aussi venir ici, et répéter le même rituel, même si le muret où je suis assis n’existe plus. Il vous suffira de savoir que c’était ici, à un moment du jour semblable, avec le soleil frôlant le sommet des collines et le faîte des arbres.
La magie n’est donc pas de retrouver le temps perdu, mais de réveiller l’imagination qui parfois s’alanguit en nous, d’en invoquer toute la puissance pour faire revivre des fantômes et discuter avec eux. Je sens leur présence, et le bruit lointain d’une moto ne les effraie pas. Ils s’amusent de mon monde comme je m’amuse du leur. L’histoire n’est qu’un pan de la littérature de l’imaginaire. Il n’existe sans doute pas d’autre littérature que celle qui recrée des lieux et les peuples de sensations, de sentiments et de présences, de préférence indicibles, car donner trop de réalisme tue l’imagination que le lecteur doit lui même invoquer en lui pour connaître le sublime.
Décrire, mais pas trop. Tout l’art se résume à trouver un juste milieu, et chaque artiste passe sa vie à définir sa propre moyenne. Ne pas renoncer à évoquer le laid, ces deux touristes grecs qui débarquent et qui hurlent, sans doute pour parler de tout autre chose que ce qu’ils voient. Ils profitent des dix dernières minutes d’ouverture pour une visite express, et me cassent les pieds avec plus de piquant que les moustiques (ils s’avèrent être des gardiens qui chassent les retardataires, bientôt à coups de sifflet).
Jeudi 7, Olympie
Pendant qu’Isa et les enfants visitent le musée, je viens me poser au pied du temple de Zeus. Nous avons petit-déjeuné pantégruelliquement et mon ventre contenté, je doute que mon cerveau se prête à l’extase. Il lui faut pour l’approcher la tension de la faim ainsi que celle des autres sens, comme si j’étais à l’affût d’une proie ; la création artistique est sans doute une façon de détourner notre atavique fonction de chasseur-cueilleur, fonction que mon père a toujours utilisée au sens premier, mais qu’il m’a transmise pour capturer des proies imaginaires.
Très tôt nos ancêtres nomades ont disposé de beaucoup de temps libres, surtout après la découverte du feu, très tôt ils ont chassé autre chose que des animaux, très tôt ils sont devenus artistes ; ils ont vécu un âge d’or que les sédentaires, obligés de travailler à longueur de journée, ont oublié, limitant la fonction artistique à quelques privilégiés, et nous revenons peu à peu à cet idéal du chasseur en même temps que les machines travaillent pour nous et que la productivité augmente. Cela pose un problème à tous les artistes contemporains parce qu’ils vivent avec en tête un idéal bohème issu des siècles passés, avec l’artiste déifié, alors que l’art est une fonction ordinaire de l’humain, et qu’il ne faut pas en attendre une quelconque gloire, mais simplement un jouir d’une intensité rare, que les sédentaires, devant sa rareté, ont transformé en foie en diverses divinités.
Maintenant que nous redevenons tous artistes, nous devons inventer de nouveaux usages de la création, en faire le liant qui manque à nos sociétés. Nous devons refonder une spiritualité esthétique, celle qui idéalement occupait nos ancêtres. La croyance en cet âge d’or oublié en vaut bien d’autres. Elle pourrait cimenter notre monde plus solidement que la croyance en une croissance infinie, croissance qui d’ailleurs ne serait pas remise en cause par la croissance possiblement éternelle de la création esthétique, puisqu’il ne lui faut que des mémoires pour en mesurer la rapide accumulation.
Je suis sous les cigales, sous le tumulte d’un avion à réaction, sous les chênes verts, sous la seule colonne debout du temple de Zeus. Je n’ai pas besoin de parler des pierres éparpillées entre lesquelles jaillissent des bouquets de graminées pour être pénétré par le spectacle de la ville antique.
J’ai perdu le fil de ma pensée à cause des touristes qui déferlent de plus en plus nombreux. Ils brisent ma concentration, où que je tourne la tête désormais je ne vois plus qu’eux.
Je voulais dire, je crois, que le passé infuse dans ma pensée sans que je me réfère explicitement à lui. L’avion pourrait être une navette spatiale. D’ailleurs, je peux me persuader que je suis sur une planète lointaine, en train de découvrir les vestiges de races disparues, et dont je pourrais semblablement me nourrir sans rien connaître de leur histoire.
Mes amis artistes souffrent de la profusion de l’art. Ils n’acceptent pas d’être sous les feux d’une concurrence généralisée. Ils vivent l’art d’avant alors que notre monde leur offre des pratiques esthétiques nouvelles, dont le partage, toujours possible sans qu’il soit nécessaire, ne doit en rien contrarier la nécessité.
Je suis artiste pour vivre non pour la gloire, non pour la fortune, mais juste pour me dépasser, et faire de quelques instants des chants sublimes que je suis le seul à entendre, et dont mes mots ont pour seule ambition de témoigner, pour plus tard réveiller ma mémoire. Et si par un charme improbable ils provoquent un certain effet en certains lecteurs je m’en réjouirai sans que l’instant ne soit en rien contrarié.
Les quantités, mesures propres à l’âge capitaliste, n’ont aucune importance au regard de mon univers de qualités. Un lecteur en vaut des millions, et leur absence peut-être davantage, car elle m’enferme dans ma singularité, dans mon pouvoir à projeter sur le monde un jouir qui ne vaut que pour moi et qu’aucun autre ne partagera plus jamais. Cette simple possibilité de projeter sur le monde des sentiments sublimes justifie que je vive, et que depuis mon enfance j’ai aiguisé mes sens et mon art pour être capable de décupler mes perceptions.
La sensibilité est un don qui se travaille, qui se décuple, et peu importe le point de départ. Il suffit d’avoir du temps pour se lancer sur cette route, temps que nous pouvons grappiller avec de plus en plus de facilité en limitant nos besoins matériels. Il ne faut pas souhaiter vivre de son art pour devenir plus artiste, mais devenir artiste dans chacun des interstices de temps libre. Cet algorithme a toujours dicté mes choix de vie. J’ai renoncé à une carrière prometteuse et rémunératrice afin d’avoir le temps de remplir des dizaines de carnets de notes et de dessins. Si j’ai malgré tout gagné un peu d’argent, c’est avant tout par chance, celle d’abord d’être né avec la micro-informatique, d’en être devenu un expert et d’avoir profité de sa soudaine explosion. Je n’ai pas fait fortune pour la simple raison que je voulais être riche de temps. Je n’ai pas d’autre obsession aujourd’hui, et je ne souhaite pas une autre vie pour mes enfants.
Je passe par le musée avant qu’Isa ne vienne me pêcher. Je parcours les salles jusqu’à me trouver devant l’Hermes de Praxiteles, une des plus fameuses statues de l’antiquité, que les touristes ne daignent même pas venir voir, ou juste jettent un coup d’œil à son profil au nez grec, sans avoir la curiosité de contempler ses fesses majestueuses. Un groupe finit par me marcher dessus, parce que bien sûr je suis assis à même le marbre froid.
Jeudi 7, Delphes
Première réservation foireuse. Notre volonté d’avoir une piscine pour les enfants nous fait choisir un bungalow dans un camping, mais, en plus d’être minuscule et affreusement situé sur un parking, il est au bord de la route et nous avons l’impression que les voitures nous passent sur le corps. Nous décampons et partons à la recherche d’autre chose. Rien de calme ne s’impose dans le village de Delphes et nous décidons de nous rendre sur le site, d’y rester jusqu’à la fermeture et d’aviser en suite. Je cours me percher au sommet du théâtre et retrouve immédiatement toute la magie de Delphes, sans que mon énervement se calme (on a payé une nuit au camping).
Depuis hier, Tim prend plaisir à photographier les vieilles pierres et nos visites deviennent soudain jeu. Il suffisait d’y penser, mais si c’était venu d’Isa ou de moi, ça n’aurait pas marché. Je les vois tout en bas monter peu à peu vers moi. Je ne peux m’empêcher de penser qu’il nous faut trouver un endroit pour dormir. Plutôt que de profiter du site, je cherche un hôtel sur booking.com.
Jeudi 7, Arachova
Il suffisait de savoir où chercher. Dix kilomètres après Delphes, Arachova est une station de montagne située à 960 mètres d’altitude. L’air y est rafraîchissant et nous dénichons un quatre étoiles moins cher que le bungalow. Il domine la vallée et la vue porte jusqu’au détroit du Péloponnèse. Quand nous partons nous promener dans les rues charmantes de la ville, nous découvrons des boutiques de luxe et des cafés qui tous retransmettent la demi-finale de l’Euro 2016. Nous sommes tombés sur le point de chute des Athéniens fortunés ! Et comme le luxe ne nous dérange en rien, nous rigolons franchement.
Vendredi 8, Arachova
Nous sommes hors programme, sans objectif. Nous roulons jusqu’à la station de ski au pied du mont Parnasse, une grosse motte aride, précédée par une forêt de conifères et un village ponctué de dizaines de chalets abandonnés à mi-construction, parfois il manque les vitres d’autre fois les ouvriers se sont arrêtés avant le toit. On dirait qu’un cataclysme a figé le temps, qu’une bombe a tué les hommes, abandonnant leurs ouvrages en l’état. On peut imaginer un départ précipité pour fuir une maladie ou un envahisseur qui lui-même ne se serait pas arrêté. Il s’appelle le capitalisme, l’Europe technocratique, l’Allemagne prétentieuse.
Surpris par les 15°C, nous regagnons Arachova. Nous nous promenons dans les ruelles escarpées et finissons par nous échouer sur la place ombragée où hier soir nous avons regardé le match. Sous les mûriers ligneux, les enfants et Isa lisent sur leur Kindle pendant que je relis mes notes.
J’ai téléchargé le Lonely Planet Grèce, un guide sans intérêt, qui se contente de lister les lieux avec une neutralité journalistique déprimante. D’Arachova, il ne dit pratiquement rien, et surtout pas que la ville est un must see. Il faudrait écrire des guides de voyageur plutôt que des guides de voyage. Dans J’aime en Grèce, je pourrais dire qu’il ne faut pas loger à Delphes, mais dix kilomètres plus loin, conseil qui ne peut valoir pour tous les touristes, bien sûr, mais ceux de notre espèce.
Un tel guide commencerait par décrire le voyageur, par faire comprendre sa façon de voir le monde, alors on pourrait le suivre, et partager certains de ses choix. Le Lonely ne choisit pas, ce non-choix le rend inutile à l’âge d’Internet. Je croise pourtant des touristes qui se promènent encore avec sa version papier, qu’ils tiennent en main en même temps que leur téléphone, ignorant que le Lonely existe en version électronique, avec des liens et une fonction search bien pratique ; preuve s’il en faut que les ebooks ne sont pas entrés dans les mœurs.
Vendredi 8, Delphes
De retour sur le site, sans les enfants, restés à bouquiner à l’hôtel. Je m’installe à l’ombre d’un olivier du sanctuaire inférieur, avec en ligne de mire le Tholos, une de nos constructions les plus pures, dont il subsiste assez de vestiges pour nous laisser l’imaginer au moment de sa splendeur.
Delphes est magique pour son site, pour sa position au centre du monde, et la même puissance résonne à Arachova, sur le même flanc de montagne. Les deux lieux vibrent d’une énergie semblable, et dans la ville moderne et ses vertigineuses enfilades d’escaliers, on ressent la sagesse qui a poussé les anciens à occuper les contreforts du mont Parnasse.
Un même lieu a rencontré le génie humain à des milliers d’années d’écart et leur conflagration a créé un chef-d’œuvre. Visiter Delphes sans visiter Arachova, c’est passer à côté d’un lien indéfectible entre chacun de nous.
La douceur est si puissante que j’aimerais vivre ici, pour tous les jours me nourrir à sa source, et voir quel sirop elle distillerait en moi. J’aurais une petite terrasse en encorbellement, avec quelques buis et quelques géraniums pour poser devant eux des taches rouges. On ne pourrait l’atteindre en voiture, seulement par des volées de marches. Elle donnerait sur la vallée boisée de sapins sur ses hauteurs et plus bas de chênes verts et d’oliviers.
Les scientifiques viennent de découvrir la zone cérébrale de la mémoire profonde où nous fixons les lieux aimés, où nous leur associons des émotions, et dont nos pas nous poussent à retrouver le chemin plus facilement que les autres lieux qui ne nous marquent pas. La vallée delphique a sans doute un pouvoir d’imprégnation particulier, pour peu que nous la traversions avant ou après les déferlements des bus, qui ont la décence d’abandonner aux promeneurs solitaires des plages propices à la contemplation.
Dans mon souvenir, j’ai arpenté les ruines, je me suis assis sur chacun des blocs, j’ai déambulé entre les colonnes. Aujourd’hui, des câbles protègent les vestiges que nous ne pouvons admirer qu’à distance. Je ne sais pas si je me trompe. Isa dit qu’elle se souvient d’avoir été prise en photo assisse sur le nombril du monde. C’était il y a trente ans lors de son premier voyage en Grèce. Peut-être que nous faisons que fantasmer ou nous abandonner à des souvenirs qui ne nous appartiennent même pas.
Si nous revenons dans quelques années, nous porterons des lunettes qui nous feront voir les lieux tels qu’ils étaient dans l’antiquité. Nous nous promènerons avec les anciens tout en entendant les cigales contemporaines. Je ne suis pas sûr que nous y gagnons beaucoup. Nous risquons même de perdre le besoin de trouver le lien indicible qui nous connectent en une humanité.
Je n’aime pas visiter les musées archéologiques pour cette raison. En arrachant les vestiges à leur cocon originel, en les bardant de commentaires et de reproductions, ils m’interdisent de rêver. Je préfère être dans l’imaginaire plutôt que dans l’histoire. J’ai l’illusion d’être davantage dans le vrai.
Je remonte au site principal. Je résume à Isa mes idées sur l’art du chasseur-cueilleur, un art qui redevient pour tous et dont nous devons faire un art pour soi, parce que, vécu par des millions et potentiellement des milliards de consciences, il ne peut être partagé au-delà d’un cercle de proches.
Vouloir le succès dans ces conditions est simplement une folie. Ce serait venir à Delphes entre dix heures et seize heures, quand les bus déferlent, et je préfère venir tôt ou tard. Il est dix-neuf heures trente passés et mon public n’est alors que d’une dizaine de personnes, mais avec elles j’ai à coup sûr plus à partager qu’avec les milliers qui nous ont devancés.
Quand j’écris Résistants, je suis un artisan, j’écris pour le milieu de la journée, sans garantie de succès, mais au moins en me donnant une chance. Quand j’écris dans mon carnet, je m’adresse à moi, à mes enfants pour plus tard, à vous les retardataires du soir. Je n’ai aucune autre ambition, et en même temps une ambition folle d’espérer attraper quelque chose de rare et d’inoubliable.
L’artiste habite les frontières. Dans les sites archéologiques, elles sont à la fois spatiales et temporelles. Le petit tas de pierres qui n’intéresse personne, l’heure où les bus gagnent leur port d’attache pour la nuit.
Quand on veut écrire pour les zones de forte affluence, il faut en accepter les règles. Penser au guide qui parle fort, raconte des choses simples. Penser aux touristes, fatigués, qui se suivent tels des moutons de Panurge, et qui ne s’échapperont pas vers les chemins de traverse. Cela exige de soi-même adopter la même stratégie. Parler haut et fort, sans effort de style, mais juste avec un souci de simplicité, et ne jamais oublier de prendre par la main, un effort pour moi presque impossible tant je suis peu pédagogue.
Samedi 9, Arachova
Le soleil matinal immobilise la vallée et dessine le serpent brillant du canal qui traverse les champs d’oliviers. De temps en temps, une voiture escalade ou dévale une rue, puis le silence se réinstalle, froissé par le piaillement des oiseaux.
Hier en quittant Delphes, j’ai songé que nous ignorons bien des choses des Grecs anciens parce qu’ils ne parlaient pas d’eux, mais seulement de ce qu’ils imaginaient au-dessus d’eux. Je me suis alors demandé ce que nos successeurs lointains nous reprocheraient de ne pas avoir dit. Nous croyons tout dire et nous oublions sans doute la seule chose qui sera importante pour l’avenir.
Quand je ressens puissamment le monde, je me dis que vivre en un temps ou un autre ne fait aucune différence, puis je jalouse ceux qui viendront après moi, parce que j’aime la technologie et la science. Je ne regrette pas de passer à côté des œuvres d’art à venir, celles présentes étant déjà trop innombrables, mais j’aimerais en savoir plus sur l’univers, bénéficier de nouvelles possibilités techniques et je l’avoue espérer jouir plus longtemps du spectacle.
Ce matin, la connexion étant bonne, j’ai déroulé le fil des photos Instagram. J’aime voir ce que les gens voient, ce qui les immobilise, ce qu’ils montrent d’eux. Certains narcissiques jusqu’au bout des ongles qui toujours n’affichent que leur portrait, d’autres qui montrent les couvertures des livres qu’ils lisent ou les plats dont ils se régalent. Peu de gens observent ou s’intéressent aux détails. Souvent le banal est privilégié, sans souci de saisir les moments d’exceptions. Cette tendance m’en apprend beaucoup sur mon monde égoïste sans que j’en sois particulièrement heureux. Je me sens alors incapable de communiquer.
Un nœud se réveille en moi, celui de ma position d’auteur dans cette pluralité. Je dois me résoudre à diffuser confidentiellement mes textes importants et ne signer des deals que pour les œuvres d’artisans. Je sais que je ne dois pas mettre One Minute et Résistants sur la même balance. Cette connaissance, cette certitude, cette conscience ne m’en fait pas moins souffrir. Je suis un enfant du XXe siècle et je suis encore incapable d’accepter l’état de l’artiste du XXIe. J’ai beau savoir que rêver de gloire est folie, je n’en reste pas moins jaloux, pas même jaloux non, plutôt agacé par la médiocrité exposée au grand jour par les éditeurs, après tout de simples firmes commerciales, dans une simple logique de croissance, inféodées à une religion capitaliste à laquelle je ne crois pas.
Ce dilemme serait simple à résoudre si moi-même je prenais en compte la logique capitaliste. Si je diffuse moi-même Résistants, un livre qui sera sans doute précommandé par des compagnies pharmaceutiques, je gagnerai plus d’argent que si je le signe avec un éditeur, intéressé par son seul potentiel commercial (et en rien par mon art). Isa me conseille d’agir seul, en artisan, d’un bout à l’autre de ma pratique. De mon côté, j’ai peur d’être définitivement marginalisé, d’être exclu du rang des auteurs où on entre que par la sacralisation du capitalisme (présence en librairie, chroniques dans les médias, invitations à des salons et des colloques…). Dans ces conditions, signer de temps en temps un deal avec un éditeur revient pour moi à payer ma carte du parti, sans ne plus croire en sa politique.
Avant notre départ, je grimpe les escaliers qui montent droit vers l’église. Cette rampe me rappelle celle découverte il y a peu à Blois, en plus étroite, en plus discrète, d’ailleurs j’y suis passé devant la première fois sans la remarquer, mon regard attiré par les boutiques de l’autre côté de la rue.
J’éprouve déjà une forme de nostalgie à l’idée de quitter ce gros village de montagne, un sentiment de mort m’envahit, parce que le plaisir d’être là et d’être en général ne peut perdurer éternellement. Il est déjà assez extraordinaire qu’il puisse se manifester en nous, et il est horrible de songer que c’est à seule fin de nous donner un avantage évolutif. Ce n’est même pas sûr. Il résulte sans doute d’un bénéfice co-évolutif engendré par nos gros cerveaux.
Sur les toits rouges des maisons en contre-bas, les chapeaux des cheminées en inox tournicotent et projettent des éclats aveuglants. Des hirondelles couinent et leurs ombres filent à la surface des marches. Dans la montagne de l’autre côté de la vallée, je devine des chemins de randonnée, des cyprès isolés, des alpages pelés.
J’ai du mal à imaginer la ville sous la neige en hiver. Elle serait alors bien plus fréquentée par les touristes d’après le gardien de l’hôtel qui, en été, choisissent plutôt Delphes. Il est donc judicieux d’avoir des penchants opposés à leur masse, un penchant qui pour un écrivain malheureusement se traduit par un lectorat réduit.
La marginalité d’Hemingway incarnait un idéal générationnel, sans rupture avec le consumérisme du XXe siècle, et même bien au contraire. Je ne me suis jamais vu en marginal. J’ai toujours détesté les artistes qui s’affirment ainsi par leur tenue. Et néanmoins on m’accuse de marginalité, pour la simple raison que je pense souvent contre, même contre la croyance assez répandue que la croissance économique cessera par manque d’énergie. C’est une des blagues les plus communes d’aujourd’hui. En 90 minutes le soleil nous envoie l’énergie nécessaire à une année d’humanité. Il faut être bien naïf pour croire que nous serons incapables de la capter.
La croissance ne me gêne pas en elle-même. Je la crois nécessaire, mais à condition qu’elle ne soit pas à tout prix, au prix de notre santé, de notre humanité, de notre planète. Le à tout prix est ce contre quoi je me bats. Il implique que certains individus cherchent à dominer les autres. Leur jouissance est médiocre, sans qu’ils le sachent bien sûr, tout cela parce que durant leur enfance personne ne les a initiés à jouir.
Je dois accepter de me lever, de descendre les marches, de rejoindre Isa et les enfants qui lisent sur la terrasse aux mûriers. L’église m’assourdit en sonnant juste au-dessus de ma tête 10 h 30.
Samedi 9, Le Pirée
Nous attendons le bateau pour Folegandros, notre première île. DansSapiens, je lis :
Le commandement suprême du riche est : « Investis ! » Celui du commun des mortels : « Achète ! »
Je suis décidément dans le camp des riches, un riche excessivement prudent puisque je n’ai jamais souscrit le moindre crédit.
Samedi 9, Chora, Folegandros
Le catamaran montait et descendait, Isa a vite verdi pendant que des Américains chantaient et se murgeaient. Nous sommes arrivés avec plus d’une heure de retard. Il faisait nuit. Notre hôte nous attendait au port, il nous a conduits dans une charmante petite maison blanche comme il se doit. Quand nous sommes sortis pour nous dégourdir les jambes, nous sommes tombés sur une enfilade de restaurants et de boutiques de babioles. Ce qui à Arachova était luxe discret est ici tape-à-l’œil pour la foule des touristes. Nous nous sommes tout de suite sentis oppressés. Dire qu’il paraît que ce sera pire à Santorin. Nous allons devoir batailler pour nous faire une place dans ces îles.
Dimanche 10, Chora, Folegandros
Je cours de six à sept heures du matin dans les ruelles du village où je croise qu’une paire de vieux Grecs attablés à un café. Je file vers l’ouest, entre les cultures abandonnées, encore pâturées par quelques moutons. Une brise vigoureuse souffle d’un nord ponctué d’îles vaporeuses. Tout est jaune, brûlé, traversé par les lignes blanches des murets de soutènement des terrasses où les anciens bataillaient pour faire pousser du blé et de l’orge. J’aime ce dessèchement, cette pureté minérale écrasée et encerclée de bleu. Elle travaille en moi un souvenir profond, peut-être gravé dans mon cerveau avant même ma naissance.
J’ai initialement écrit « dans les circonvolutions de mon cerveau » avant de couper. La phrase était peut-être plus musicale, mais elle ne disait rien de plus. Nous ne devrions jamais subordonner le sens à la musique et réciproquement, ce qui implique de rechercher une forme de justesse.
Nous petit-déjeunons puis bouquinons sous une des places du village, très agréable le matin, quand les noctambules dorment encore. L’air est doux, tamisé par une brise de plus en plus vive que les locaux appellent le meltem. Un vieux platane dispense une ombre généreuse, secondée par des acacias et des mûriers. Le bistrotier diffuse malheureusement de la musique d’ascenseur et bientôt des chants d’oiseaux insupportables. Le comble du kitsch sonore.
Je repense à l’obsession de croissance propre au capitalisme, sans doute l’observation la plus juste développée dans Sapiens. Croissance et capitalisme sont synonymes quand on les juge à l’échelle temporelle humaine. La croissance implique de travailler, donc de produire, et elle détourne la plupart des gens de la chasse et de la cueillette, elle les empêche de poursuivre les émotions bouleversantes à longueur de journée, ne leur laissant que le loisir de s’abandonner à quelques divertissements.
Impossible de redéfinir la croissance sur des bases plus spirituelles puisque les capitalistes veulent avant tout s’enrichir de capitaux. Il faudrait qu’ils changent les règles de leur jeu, à moins que nous effectuions individuellement des choix contraires à leurs attentes, choix exigeants auxquels parfois je renonce, surtout en ce moment alors que nous sommes en voyage en Grèce et que nous dépensons à tors et à travers.
Nous partons du village par un sentier qui nous conduit à travers les collines. Le meltem se renforce. Nous le ressentons même quand nous basculons sur la face sud de l’île. Des murets bordent le sentier de part et d’autre. On l’imagine tracé il y a des siècles, en même temps que les innombrables terrasses, toutes si sèches qu’il paraît impossible qu’elles aient été un jour cultivées. Nous sommes seuls, l’île est sublime maintenant que nous avons apprivoisé le village et explorons ses environs, et nous attardons sur une plage dominée de rochers depuis lesquels les enfants plongent inlassablement.
Une église domine Chora. On y accède par un serpentin aux bordures poudrées de blanc. Les plus courageux y grimpent pour assister au coucher de soleil, les moins courageux prennent des mulets. On se croirait dans un théâtre avant le début de la représentation, dont de nombreux spectateurs rateront le premier acte.
Depuis ce promontoire, les murets qui parsèment l’aridité des collines dessinent des formes destinées à être vues depuis l’espace.
Une fois le soleil couché, les îles lointaines gagnent en altitude et le meltem se fait soudain plus menaçant, pour nous ordonner de regagner l’abri des ruelles. Je lui obéis, je suis en mode lobotomie, les jours passent dans une espèce de béatitude, ponctuée par les de plus en plus rares coups de gueule des enfants. Eux aussi sont entrés en mode végétatif.
Lundi 11, Chora, Folegandros
Je repars sur le sentier rejoindre Isa et les enfants partis en bus à la plage. Je m’arrête à la sortie du village, face à la mer démontée. Au loin, j’aperçois des îles, la plus au nord doit être Antiparos. Pour les anciens, ces visions de terres lointaines devaient être riches de promesses autant que pour nous les systèmes extrasolaires.
Le bonheur dépend essentiellement de la satisfaction de nos attentes. Si je rêve d’atteindre les étoiles, je ne peux être heureux. Si je me contente de ce que j’ai, je suis autant heureux qu’il est possible de l’être, cela indépendamment de tout le reste. Un sentier côtier, une brise rafraîchissante, un rapace qui surfe les thermiques au-dessus de ma tête et les friches en terrasses suffisent à me griser.
Le capitalisme en faisant de nous des consommateurs s’évertue à nous frustrer, donc s’oppose à notre bonheur. Quand nous atteignons la satisfaction, nous nous arrachons du capitalisme.
Ces mûrs qui s’accrochent à la pente sont aussi extraordinaires que les pyramides. Ils ont été construits sans conscience d’œuvrer pour l’éternité, simplement avec la nécessité du geste parfait, car sinon pourquoi s’entêter à couvrir leur sommet de pierres plates, qui n’ont selon moi aucune utilité, si ce n’est de peut-être protéger les soubassements des pluies d’automne ou empêcher les arases d’être arrachées par les bourrasques du meltem.
Je me suis assis pour écrire à l’ombre étroite d’une chapelle où un banc de pierre a été ménagé. J’imagine que des vieux se tenaient là à perte de temps. Mon père aimait s’installer devant notre garage et regarder l’étang. Isa a placé là durant l’hiver un banc de fer comme on en trouvait dans les jardins publics durant les années 1960. Nous aimons aussi rester là à rêver.
La même évidence me surprend toujours. Quelques milliers de touristes peuplent l’île et je réussis à me retrouver seul en un point sublime du monde. Je sais que tous les autres se prélassent sur les plages abritées du vent, mais je n’arrive pas à les comprendre. J’ai la simple démonstration de ma marginalité, de ma façon à contre temps, qui se traduit dans mon écriture acidulée.
Si j’étais un auteur grand public, je serais à la plage à midi, où attablé au café le plus branché de l’île et j’y serais heureux, parce que je ne questionnerais pas la nécessité de cette mise en scène et au contraire m’en gorgerait pour la restituer.
Je dis ça surtout pour me rassurer, parce que je doute que Houellebecq se prête à ces jeux stéréotypés, ou qu’il s’y soit prêté avant de devenir célèbre. Quoi qu’il en soit, même si j’étais célèbre, je pourrais m’appesantir à l’ombre de la chapelle et profiter du panorama venté sans que personne ne m’importune, et c’est en soit rassurant. La célébrité n’implique pas de cesser de jouir.
Après la plage, je reprends le sentier et m’arrête au chevet d’une autre chapelle. Je me sens chez moi. Le bleu pur, la végétation, le vent, les contrastes, je comprends les gestes et l’art de laisser filer le temps, jusqu’à finir très vieux et très ridé. L’éternité n’a pas de sens plus fort parce qu’il ne se passe rien, pas même une pensée, juste un rapport du corps aux éléments.
Mardi 12, Karavostasi, Folegandros
Nous attendons le bateau pour Santorin, avec toujours ce pincement au cœur quand nous quittons un endroit agréable pour un autre dont nous ignorons encore tout (même si Isa a déjà visité deux fois Santorin et qu’elle nous a prévenus que nous allions nous retrouver au milieu de la foule des touristes).
Merci à Timothée de Fombelle. Les enfants dévorent Tobie Lolness. Je doute d’avoir jamais ensorcelé un seul lecteur avec la même puissance et je ne sais si je dois m’en plaindre. J’aime les livres qui me font plonger en eux pour tout de suite m’inciter à plonger ailleurs, en moi, dans le monde, dans les idées. J’ai connu la lecture immersive, quelques livres réussissent encore à me prendre, mais paradoxalement pas les plus bouleversants. Leur capacité à distraire est parfois bienvenue, un peu comme les siestes d’Agios Nikolaos qui faisaient ressurgir en moi des impressions de l’enfance.
J’ai peu écrit depuis notre départ du continent, comme si la mer m’apaisait sans me stimuler. Je suis capable de regarder indéfiniment les miroitements des vagues, sans que la moindre pensée se fixe. Je sens un frétillement à la surface de mon cerveau, doublé d’un désir de somnolence.
Mardi 12, Oia, Santorin
Comment dire ? Nous étions prévenus, mais c’est pire que Las Vegas ici. Nous n’avons qu’une envie : fuir. La vue depuis le sommet du village est certes à couper le souffle, avec les maisons blanches, les falaises, les vestiges du cratère, mais tout le reste est terrible, un alignement de boutiques plus ou moins de luxe et rien d’autre. Quand nous tentons de trouver des rues secondaires, nous ne découvrons que des dépotoirs, des bennes à ordure débordantes, des arrières cours cradingues, des terrains vagues poussiéreux, des façades lépreuses. Oia est une sorte de devanture rutilante qui cache une décharge à ciel ouvert.
Je n’ai jamais vu une aussi belle synthèse du capitalisme. Le tape-à-l’œil d’un côté avec les externalités négatives de l’autre. Fuyez, voyageurs ! Passez pour vous rincer l’œil et fuyez. Nous n’avons même pas réussi à dénicher une terrasse ombragée et calme pour bouquiner. Tout est au soleil, prévu pour la nuit. Les ombrages, jamais végétaux, ne protègent que les terrasses des restaurants où bastonnent des basses ringardes. Pas de cafés, pas d’endroits où les vieux Grecs se rassemblent, rien qu’un piège à fric. Nous décidons de précipiter notre départ pour Amorgos.
Les enfants refusent d’aller explorer le reste du village. Ils se baignent et lisent, et ce soir ils ne veulent que lire parce qu’ils sont dans les livres passionnants (Tim a terminé Tobie Lolness et commence La guerre des clans, Émile le suit de près). Vous y croyez ? Les vacances ont sur eux un effet étonnant. Leurs Kindle chauffent. On est presque obligé de les arrêter de temps en temps.
Après le coucher de soleil, nous les laissons lire et explorons le sentier qui suit la crête de la caldeira. Vue époustouflante sur Ios, aux montagnes dessinées en ombres chinoises rouges, aux corps sombres sur le violet de la mer étale, avec semé au-devant les lumières étincelantes de Oia, jetées sur le promontoire comme de la crème anglaise qui aurait plus ou moins coulée vers le rivage. Mais juste à nos pieds, les empilements de villas, d’hôtels, entassés les uns sur les autres, avec les WC des uns donnant sur les jacuzzis des autres, et autant de corps exposés, avec l’indifférente indécence propre aux rues chaudes d’Amsterdam.
Nous changeons de direction, nous éloignons de la pointe de l’île. Très vite le sentier débouche sur un parking couvert d’autant de voitures que de poubelles écumantes. Nous ne pouvons nous empêcher d’être répugnés par ce paysage à double face, en même temps enchanté par l’homme et détruit par lui. Il nous reste plus qu’à nous réfugier nous aussi dans les livres.
Je lis Liberté grande de Gracq, avec un passage sublime sur Saint-Nazaire, une évocation qui me prend aux tripes et me donne envie de pleurer, tant elle me frustre de ne pas être à l’instant en chair et en os dans ce Saint-Nazaire oublié.
Gracq a beaucoup aimé Proust. Il partage avec lui le goût du « comme ». Quand je le lis, je sais que se prépare un « comme », ou alors c’est un « où ». Il tire de ces répétitions des impressions puissantes, mais dont la systématique m’impose de ne le goûter qu’à petites gorgées onctueuses et inoubliables.
Le bon style ne veut rien dire, il dépend avant tout du lecteur et de sa lecture. J’ai aimé m’endormir avec un peu de Gracq, me promener avec lui dans ses villes hallucinées autant que j’ai détesté ses romans, défendu par son style qui interdit pour moi les immersions de longues durées. Dans ses textes libres, blogués avant l’heure, il éveille en moi des désirs de voyages et d’observations minutieuses, et le lire en voyage est peut-être la meilleure façon d’attiser mon regard.
Mercredi 13, Oia, Santorin
Même notre hôtel possède sa petite décharge à ciel ouvert. Je la découvre en cherchant un coin d’ombre pour lire face à la rive nord de l’île avec d’autres îles dans la brume bleutée du matin. Les Santorins poussent-ils la poussière sous leurs meubles ? Parce qu’ils ne font rien d’autre avec leur pays.
Le touriste qui quitte les chemins balisés tombe inévitablement sur les détritus. Tout n’est que saccage, qu’exploitation immédiate sans soucis d’art ou d’avenir. J’ai rarement vu un tel laisser-aller. Il est d’autant plus puissant que le site est géographiquement exceptionnel et sa décrépitude par contrastes sans égale.
Derrière les murs blanchis se cachent des monceaux d’ordures. Je ne suis même pas sûr que les jeunes mariés qui passent ici leur lune de miel en prennent conscience. Ils macèrent dans leurs bains moussants avec vue sur la caldeira et s’illusionnent d’être au Paradis.
Hier soir, je suis tombé sur une phrase puissamment évocatrice de Gracq et qui résonne avec mes siestes d’Agios Nicolaios.
Le cri d’un coq traîne par les rues vides, dans cette chaude après-midi de juin où il n’y a personne.
À y regarder de près, cette phrase est pourtant redondante puisqu’il y a nécessairement personne dans les rues vides. Gracq aurait pu écrire :
Le cri d’un coq traîne par les rues vides de cette chaude après-midi de juin.
Je ne suis pas sûr que son impact sur moi aurait été aussi saisissant. Encore une démonstration que le bien écrire n’est pas nécessairement compatible avec l’expressionnisme. Ainsi je préfère ne pas trop relire mes notes de journal, pour ne pas les dépouiller de leur spontanéité, quitte à ce que des répétions et des maladresses les ponctuent. La beauté jaillit peut-être dans leurs replis.
Gracq travaillait ses textes, je crois bien. Il avait l’art d’accepter ce qu’un professeur aurait qualifié de redondant. Je n’en suis pas sûr, je ne sais pas ce qui chez lui était volontaire ou non. Son immense connaissance de la littérature devrait me faire supposer à un excès de volonté. Mais comment expliquer sa manie de nous balancer des métaphores en « comme » à chaque bout de périphrase ? J’ai l’impression que personne ne les lui a fait remarquer, qu’il s’est laissé griser par ses images puissantes dont l’originalité langagière lui faisait négliger la musicalité monotone, et éreintante pour le lecteur.
Mercredi 13, Katapola, Amorgos
Nous avons fui Santorin, sans compter la dépense. Nous avons dû aller à Fira changer nos billets de bateau. La foule, des bouchons, des cris, des bruits. Quel intérêt de telles vacances ? Puis pour retourner au port, encore des bouchons, et sur le quai impossible de ranger la voiture de location, sinon en escaladant un trottoir, puis nous voilà entassés comme du bétail dans une sorte de salle d’attente. Grand soulagement de nous retrouver sur le bateau. Nous nous endormons aussitôt pour nous éveiller à l’arrivée à Katapola.
Nous avons réservé en hâte une pension située quelques marches au-dessus du port. Pendant que les enfants ont droit à leur séance de jeu du mercredi, nous nous promenons. Pas redescendu les marches, nous tombons sur une pâtisserie à la devanture rouge et blanche. Nous nous installons en terrasse, sous un parasol, avec dans l’enfilade d’une ruelle les eaux agitées du port. J’aperçois les mats de quelques voiliers et, de l’autre côté de l’anse, des maisons blanches étagées sur deux ou trois niveaux.
L’air du large s’enroule dans la ruelle et balaie l’ombre de douceur. Le parasol grince et claque avec la même nervosité que les drisses contre les mats des voiliers. La plage ne doit pas se trouver loin, des gens passent avec des serviettes de bain. Nous pourrions rester là indéfiniment. Ce que nous avons cherché en vain à Santorin s’est ici immédiatement offert à nous.
Je lis un passage de Gracq intitulée La Barrière de Ross. Il y est parfaitement lui-même, sans pour autant tomber dans ses travers. Il y atteint le meilleur de son art.
Jeudi 14, Katapola, Amorgos
Nuit silencieuse, ponctuée par des voix, celles d’abord d’une dispute familiale, puis des murmures lointains, avant que le chant de deux jeunes ne résonne à une heure, puis le silence retombe.
Cette harmonie sonore évoque les nuits de mon enfance dans le village de mes grands-parents maternels. Peu de voiture, peu de moteurs, surtout pas de climatiseur et le chant des oiseaux, les cris d’un coq ou les jappements d’un chien. Le silence devient un bien précieux.
Je cours sur le sentier côtier, atteins la pointe du promontoire et repars vers l’autre extrémité de l’anse. La vie est douce, brillante et l’art évident. Pas besoin de visiter un musée, il suffit de se promener de bon matin sur les rivages de Katapola.
Les enfants lisent et je suis sûr qu’ils associeront le voyage en Grèce et leur lecture, que les deux plaisirs se mêleront pour construire en eux un temps inoubliable, auquel ils se référeront à jamais.
Je lis Entretiens avec le Professeur Y de Céline. Il y explique qu’il a découvert comment capter dans l’écriture l’émotion du langage parlé, qu’il a suivi cette voix parce que le cinéma avait raboté le champ du littéraire, et la photographie aussi, et la radio. Il supposait à tors que ces médias ne pourraient pas investir le terrain qu’il s’était réservé. Nous avons désormais la preuve qu’il n’existe aucune chasse gardée, mais que chaque média nous pousse à trouver des formes pour explorer avec eux tous les possibles.
Avec l’apparition d’Internet, la littérature doit être repensée comme à l’époque de Céline quand elle souffrait des attaques du cinéma. Nous avons le choix entre aller sur Internet (faire du cinéma) ou rester dans les champs anciens (et faire ce que le cinéma ne peut pas faire).
Difficile de conduire bien loin cette analogie. Internet nous permet de diffuser la littérature ancienne aussi bien que celle non encore pensée. Où est-ce qu’Internet ne peut aller ? Sans doute vers la continuité longue. Le littérateur a donc deux possibilités antinomiques : écrire discontinue, en acceptant les interruptions incessantes du temps numérique, ou écrire continue, en se voulant diamétralement opposé à la discontinuité, tenter de cultiver l’infinie tranquillité de la sieste.
Je ne sais pas dans quel registre placer mes notes quotidiennes. Il ne s’agit pas tout à fait d’un journal intime puisqu’il est destiné à la publication presque immédiate ni tout à fait d’une collection fragmentaire à picorer. Il n’est ni fait pour Internet ni pour la continuité. Il est hors jeu, déplacé, égoïstement narcissique.
Céline critique son monde littéraire avec des arguments encore valables aujourd’hui. Dès que la rage nous prend, nous devrions relire ses attaques, plutôt que les plagier involontairement. Les mêmes critiques perdurent parce qu’elles ne font que décrire la nature humaine.
Le miracle de la multiplication des livres, et par conséquent de la gratuité du travail d’écrivain est un fait bien acquis.
Nous explorons deux des plages sud d’Amorgos. Nous commençons par la plus célèbre, celle au pied du monastère du Grand bleu, avec une eau cerclée de turquoise, d’outremer, de cobalt, d’arcs-en-ciel maritimes. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une plage, mais un ensemble de rochers qui ripent dans la mer et offrent de nombreux plongeoirs. Quand on nage à une centaine de mètres du rivage, le monastère apparaît, accroché à la paroi, une espèce de maison de Stroumph blanche, qui bat pavillon grec et arbore un autre drapeau, jaune et mystérieux. Je ne me suis jamais baigné dans une mer aussi translucide.
Après une pause en milieu d’après-midi, étape du Tour de France oblige, nous repartons pour le sud de l’île, une plage située plus loin de Katapola. Nous empruntons la route en corniche qui traverse l’île d’est en ouest, telle une épine dorsale de squale. Le soleil se couche, tout autour de nous des îles flottent dans la brume horizontale. Certaines en forme de paquebot élancé, d’autres montagneuses et terminées par des falaises abruptes.
Par instants, nous apercevons la rade de Katapola où stationne depuis deux heures un énorme ferry. C’est un paysage en modèle réduit, avec tous les ingrédients pour exciter le regard d’un enfant joueur. Tout est éclaboussures de bleu, de vibrations lumineuses et vaporeuses. Nous versons sur le chemin de la plage. Nous l’atteignons par un sentier qui serpente à flanc d’une falaise terreuse et s’achève par un écroulement de rochers léchés d’une bande de gravier gris.
Hier soir en lisant Gracq, j’ai pensé à écrire un recueil poétique qui s’intitulerait Comme et où je m’interdirais les métaphores, tentant avec acharnement de décrire ce que je vois sans faire référence à autre chose. Pour le moment, je n’ai qu’un titre, de vague image, une idée de plus, les idées ne manquent jamais, seule l’envie de les mettre en œuvre fait souvent défaut.
Vendredi 15, Katapola, Amorgos
Je pars à sept heures en randonnée. Je longe la côte nord de l’île sur quinze kilomètres direction ouest. Je perds parfois le tracé, fais demi-tour, le retrouve. J’ai presque toujours en ligne de mire les petites Cyclades qui lévitent au-dessus d’une mer d’huile. Très vite le soleil m’écrase, mais je marche d’un bon pas, descendant vers la mer, puis remontant vers le sommet des collines.
De la caillasse, des épineux, des bouquets de lentisques, parfois des maisons où j’aimerais vivre quelques mois, y inviter des amis, des plages secrètes, des à-pics dont les fondations éclaircissent le turquoise, un jardin de figuiers de barbarie derrière une porte de bois à claire-voie, et des chapelles, presque des églises, même un monastère, caché derrière un promontoire.
Je perds une nouvelle fois le chemin. Je débouche dans un village, une guinguette. Comme je n’ai pas petit-déjeuné et qu’il est déjà onze heures, j’entre pour commander quelque chose. Je découvre un magnifique mille-feuille. La cuisinière me sert une portion si énorme que je lui demande si elle veut me tuer. Je n’ai jamais mangé de mille-feuilles aussi aériens, même dans l’ancienne pâtisserie de la rue de Bucy à Paris ils n’étaient pas aussi éblouissants.
Je découvre alors une fourmi fouineuse dans les replis des feuilles, puis une autre. Les garces ont investi ma pâtisserie, je les écrase une à une tout en me régalant. J’appelle Isa pour lui raconter cette mésaventure. Elle m’annonce qu’un camion fou a écrasé 84 personnes à Nice hier soir. Nous sommes une nouvelle fois abasourdis, avec pour seule envie de ne pas rentrer chez nous, pas de peur, mais parce qu’inévitablement le climat se dégradera davantage et que la haine se renforcera.
Nous vivons l’époque de l’humanité la plus pacifiste, celle où nous avons le moins de chance d’être tués à la guerre, par un assassin, un terroriste. Nous devons cette performance à la démocratie, à la confiance qu’elle nous inspire dans les autres et dans la liberté qu’elle nous offre. Alors notre gouvernement prolongera l’état d’urgence et mes concitoyens réclameront plus de sécurité, entraînant des mesures antidémocratiques, des mesures qui ne feront que nous éloigner de l’état de paix que nous vivons, et par un tour de passe-passe intellectuel, on nous dira que la guerre aura précédé la fin de la paix, mais tout le contraire se produit depuis des années : ventes d’armes record partout dans le monde, multiplication des interventions extérieures, inégalités accrues, riches toujours plus riches, migrations forcées…
Ces maux nous éloignent de la démocratie, de l’égalité et de la liberté, ils nous éloignent peu à peu de la paix. Une société d’ultrariches ne peut être pacifiste, et peu importe la forme que prend la violence.
Je sais bien que si mes fils s’étaient fait écraser hier soir à Nice je ne réagirais pas de la même façon, je serrais bien incapable d’écrire, j’aurais la haine, mais d’un point de vue collectif nous ne devons pas nous laisser entraîner ni à la haine ni à la vengeance, nous devons cultiver les valeurs qui nous conduiront à plus de paix. Bien sûr, collectivement nous ferons tout le contraire. Je me vois mal vivre dans une nation victime de l’irrationalité.
Je reprends ma randonnée, le cœur lourd, et le paysage se fait plus aride, plus caillouteux, plus dur. Je termine dans une plage engoncée au bout d’un bras de mer, couverte de détritus jetés par les vagues les jours de tempête. Une vieille dame les ramasse. Il suffirait d’une matinée pour qu’une vingtaine de personnes remette tout au clair et ce serait un paysage parfait. Un quai de béton suit un des flancs de la colline, avec à son extrémité une barque de pêcheur accostée. Image de carte postale, paysage du Grand bleu. Plus tard quand Isa me récupère, nous voyons d’ailleurs l’épave d’un chalutier qui sert dans une des premières scènes du film de Besson. Les enfants n’ont même pas envie de descendre la regarder de près. Nous enchaînons les plages jusqu’au coucher de soleil, en faisant une escale chez ma pâtissière du matin.
Samedi 16, Katapola, Amorgos
Mon père aurait eu 80 ans aujourd’hui. Je pense à ma mère qui doit vivre cet anniversaire avec douleur. Plus je vieillis, plus la mort m’accompagne. Je vis avec de plus en plus d’ombres qui s’effacent peu à peu pour laisser place aux vivants.
Céline écrit :
Les Français sont si vaniteux, que le "je" des autres les fout en boule !
On m’a ainsi souvent reproché d’écrire à la première personne, de parler de moi, comme si j’avais la possibilité de faire autrement, de me placer dans le corps d’un autre pour voir le monde. Je dis "je" par impossibilité de faire autrement, et ceux qui refuse le "je" ne font que nous mentir ou prétendre à l’existence d’une réalité supérieure à laquelle je ne crois pas et dont ils seraient les porte-parole.
Isa me fait remarquer que j’ai un jour déclaré :
"Je" ne m’intéresse pas.
J’aurais dû dire :
"Moi" ne m’intéresse pas.
Je n’ai aucune envie de faire de ma vie le sujet d’un livre, mais je fais de mon corps, de mon esprit, de mon regard, l’instrument par lequel je perçois le monde. Je dois sans cesse le rappeler, me le rappeler. Rien de ce que je dis n’a de vérité au-delà de la seconde où je le pense.
Samedi 16, mer Égée
Un voyage sans imprévu ne serait pas un voyage. Quand à treize heures nous débarquons dans la chambre que nous avons réservée depuis des mois dans la petite ville balnéaire d’Aegiali, situé à l’extrémité non encore explorée d’Amorgos, nous la trouvons minuscule, perchée au-dessus d’un restaurant dont la ventilation bourdonne, avec vue sur une magnifique plage, mais avec entre elle et nous un parking où des bus vrombissent.
Bien sûr nous filons et retournons à Katapola. Il est quatorze heures. Isa fait changer nos billets de bateau et encaisse par un tour mystérieux cinquante euros cash (ce qui nous fait soupçonner que nous avons trop cher payé jusque là). Nous embarquons une heure plus tard pour le Pirée à bord du magnifique Superfast XII.
C’est là que j’écris, sur le pont arrière, avec une vue sublime sur la mer et les îles, dont je contemple l’invariable aridité. Si je reviens les visiter, ce sera à l’automne, après la saison dévolue aux plagistes, affaire sans intérêt pour nous qui vivons à longueur d’année à la plage.
D’ailleurs nous avons postulé un théorème : grandes plages => lieux à éviter à tout prix (parce qu’il implique un urbanisme désordonné, des soirées bruyantes et des touristes soit abrutis de fatigue, soit jeunes, et sans attrait pour nous autant que pour nos enfants).
Nous avons aimé le port de Katapola pour sa vie tranquille, ses plages minuscules, ses sentiers, la gentillesse de ses habitants, sa bonne boulangerie et son excellente pâtisserie. Arrivés à l’autre bout de l’île, après des montagnes désolées peuplées de chèvres, nous avons atterri à nouveau au Cap d’Agde, comme si nous avions traversé notre étang en kayak ou que nous ayons franchi par inadvertance une porte de téléportation.
Découvrir le semblable là où on attend le dissemblable produit sur nous un effet dévastateur. Nous avons fui, à la recherche à la fois de plus de confort et d’images nouvelles. Nous avons choisi de passer nos derniers jours en Grèce dans les Météores. Miracle d’Internet et de la carte de crédit, une voiture nous attend ce soir au Pirée. Nous prendrons aussitôt la route.
En attendant, je suis seul sur le pont arrière, assis sur une chaise que j’ai trouvé là abandonnée. Les moteurs bourdonnent avec plus d’intensité que les bus et que la ventilation du restaurant d’Aegiali, mais je les supporte parce qu’ils ne sont que provisoires.
Quand les îles disparaissent à bâbord, il me suffit de me tourner à tribord pour en découvrir d’autres. Nous longeons à l’instant des ondulations sévères et désertes. Au loin, je devine Santorin et sans doute Folegandros. Nous voyageons à rebrousse-poil vers le continent.
La confiance renforce la démocratie en même temps que le capitalisme, confiance dans les institutions aussi bien que dans les entreprises. En Grèce, la confiance n’est pas travaillée. Les prix ne sont pas toujours affichés, on nous demande trop souvent de payer en liquide, puis quand comme aujourd’hui nous rendons notre voiture avec quelques jours d’avance, on refuse de nous rembourser. La crise grecque est aussi une crise de la confiance.
Dimanche 17, Kastraki
Nous avons dormi à Skala, une bourgade au nord d’Athènes au bord d’un bras de mer replié à l’intérieur des terres. Nous sommes arrivés à minuit. Quand nous nous levons, nous découvrons la plage, encore déserte et paisible, mais nous ne nous attardons que le temps d’un bref petit-déjeuné.
Nous prenons la route direction les Météores, un paysage que je connais depuis qu’enfant j’ai vu Tintin et la Toison d’or. Nous nous arrêtons à Trikala, une charmante ville avec une artère centrale verdoyante bondée de cafés plus chics les uns que les autres, impression d’être dans une capitale tranquille et joyeuse, puis nous gagnons notre quatre étoiles de Kastraki, avec une vue impressionnante sur les monolithes des météores.
Une musique à la con diffusée au bord de la piscine nous accueille. Nous avons l’impression d’être persécutés. C’est à nous dégoûter de voyager. Heureusement, notre chambre est calme. Sommes-nous des anomalies pour rechercher la tranquillité ?
En fin d’après-midi, nous explorons l’insignifiant village de Kastraki, puis allons boire un verre dans la ville voisine de Kalampaka, avec un carrefour central entouré de terrasses ombragées et de pâtisseries.
Lundi 18, Kastraki
Grande frustration, j’ai perdu le texte écrit ce matin. Un plantage d’Ulysses. C’est la première fois depuis longtemps qu’un de mes textes s’efface sous mon nez. Je n’aime guère cette sensation d’avoir été trahi par mon outil le plus fidèle. J’écrivais depuis longtemps en toute sérénité, mais en l’absence de connexion, l’archivage a foiré. Je n’aime pas quand la technique se fait sentir.
Je vais tenter de retrouver mes sensations du matin.
J’aime m’éveiller dans une chambre traversée par un rayon de soleil, avec au loin le chant d’un coq auquel répondent les aboiements d’un chien, avec Isa et les enfants encore entortillés dans les draps non pour se prémunir du froid, mais se sentir en réconfort douillet, j’aime le reflet de la montagne qui miroite dans la fenêtre entrouverte, j’aime me glisser sur le balcon et rêvasser devant les collines dodues ponctuées de toits rouges éparpillés dans la verdure, j’aime les lignes électriques, qui guident mon regard jusqu’à leur infini déroulé, j’aime la tranquillité du monde avant qu’il ne s’ébroue, j’aime tout ce qui m’entoure avant que les autres humanoïdes ne le polluent avec leurs automobiles. Déjà la route pas si lointaine vrombit. Nous avons le don pour nous empoisonner la vie.
Que nous ne combattions pas le bruit avec plus d’insistance démontre notre faible niveau civilisationnel. Nous acceptons les tortures invisibles, peut-être plus perverses que celles ressenties comme telles, parce que par leur discrétion elles gravent en nous des réflexes délétères et nous font en suite accepter l’inacceptable.
J’essaie en vain de retrouver ce que j’ai écrit, rien d’assez important pour que j’ai des regrets, mais la disparition de ces mots a fait disparaître un moment de bien-être, un moment de bref bonheur. J’avais conclu en parlant de ma tendance à parler davantage des expériences désagréables que de celles extraordinaires.
La beauté est en creux dans mes notes. Quand je frôle l’extase, je ne suis pas toujours en train d’écrire, bien que l’écriture puisse en elle-même m’approcher de cet état. Du village de Katapola et des plages d’Amorgos, je n’ai pas assez parlé, parce que l’expérience existentielle a souvent été trop puissante.
Comme par hasard, au profit d’une brève reconnexion, pour synchroniser mes archives, je découvre une belle citation de Geoff Dyer :
When I am no longer capable of disappointement the romance will be gone: I may as well be dead.
Me voilà désappointé d’avoir perdu mon texte, désappointé du bruit, désappointé par mes semblables, mais je reste capable de m’émerveiller, parce que ma vie suit des vagues avec des hauts et des bas, et mes déceptions me démontrent que je suis toujours en quête.
Je reçois encore une pétition pour défendre les droits d’auteur. Même en vacances mes camarades écrivains me donnent la nausée. Ils se plaignent d’être plagiés, ils veulent que le moindre bout de leur phrase soit statufié, alors que l’essentiel de leur prose peut être trouvé dans des œuvres d’autres auteurs (il faudrait programmer un robot qui découperait nos textes et chercherait leurs traces sur le Net pour démontrer que, bout à bout, ils ont été arrachés à d’autres). Nous sommes tous des plagiaires. Plus je suis plagié, plus je suis fier.
Nous entraînons les enfants dans une randonnée d’une dizaine de bornes. Depuis Kalampaka, nous grimpons jusqu’aux deux monastères qui dominent la ville, puis descendons par des canions avant de regagner Kastraki, puis retour à Kalampaka où nous nous gavons de gâteaux (plus que mon estomac ne peut désormais en supporter, très vite des aigreurs présagent une nuit nauséeuse). J’ai appris à me contenir, mais il me faut encore quelques moments d’égarement pour me rappeler ma discipline alimentaire.
Mardi 19, Kastraki
Nuit hasardeuse comme prévue, insomnie aigre sans la moindre pensée positive, sans le moindre surgissement, réveil tardif et quand je sors sur le balcon pour essayer de retrouver la rêverie volée par le plantage d’hier des Allemands vocifèrent sur leur propre balcon.
Le coq s’égosille encore, ou plutôt les coqs. Durant la nuit des chiens ont fait un petit concert d’un bout à l’autre des valons, et sur la route distante je vois filer entre les arbres des carlingues plus ou moins bruissantes. En ville, leur tumulte ne choquerait pas. Il ne s’impose que sur le silence campagnard qui s’apaise dès que les roulements s’éloignent.
Après un petit déjeuner copieux, mais sans matière grasse et sans sucre, je n’ai plus rien en moi que l’envie de m’alanguir. Isa et les enfants ne paraissent pas plus vaillants. Je suis incapable d’écrire, et pire d’envisager de replonger dans un texte long une fois de retour à la maison. Les vacances m’ont reposé au point que repartir dans le combat me paraît impossible.
Rien de vaste ne me démange, sinon cet incessant besoin de jouir du regard. Je crois qu’on ne produit une œuvre qu’à partir de ses expériences, ma petite plongée dans Céline me l’a rappelé une fois de plus. Je suis un jouisseur par l’écriture, et cette expérience qui est mienne ne peut être que le sujet central de mon œuvre.
Mon épicurisme littéraire me pousse à explorer les formes, à changer souvent de champ d’expression, en ne conservant comme colonne vertébrale que l’exercice du journal. Je n’ai plus aucune envie de bloguer, de m’exprimer dans des articles vaguement théoriques, mais simplement de coucher mes pensées quand elles se présentent, en les dépouillant d’introduction et de conclusion.
Je veux être dans une sorte de continuité paisible, en m’affranchissant de la dispute, ce dont le contretemps du journal publié mensuellement me prémunit. Je dois m’attacher à cette discipline, sans m’interdire les écarts, mais en leur gardant un caractère exceptionnel.
Nous voilà arrêtés dans un village de montagne, Chrisomilia, non par un choix raisonné, mais parce que Tim, dans une crise chez lui familière, est sorti de la voiture au profit d’un arrêt géolocalisation et ne veut plus y remonter. Il nous fixe au bord de la route, devant une poubelle, une maison décrépie. Dans un atelier, une perceuse s’affaire et, entre ses rafales sifflantes, des voix montent jusqu’à nous depuis les toits rouges en contre-bas.
Pour arriver en cet endroit, nous avons roulé entre les érables puis les sapins, avec des vues de plus en plus rafraîchissantes sur les sommets alentour. J’ai deviné des chemins aux départs invisibles, comme si rien n’était fait pour nous y attirés, dans la volonté de nous en tenir à distance.
Nous reprenons la route, découvrons des remontées mécaniques arrêtées, des hôtels déserts, des piquets pour évaluer la hauteur de la neige. Nous ne nous arrêtons pas quand des chemins de traversent se dessinent pour ne pas agacer les enfants.
Je suis frustré, j’ai l’impression que mon père conduit. C’était sa façon de faire du tourisme. Rouler, rouler, provoquer des envies jamais assouvies. Une fois nous sommes partis sur la Côte d’Azur pour y passer un week-end de Pâques. Comme nous n’avons pas trouvé d’hôtel, nous sommes rentrés à la maison au milieu de la nuit.
Je n’ai aucun souvenir de vacances, sinon quelques jours au Maroc, passés dans la piscine d’un hôtel de l’Atlas pendant que mon père chassait les tourterelles avec ses amis. J’avais onze ans. L’âge de Tim. De ce séjour au Maroc, je me souviens avec saillance des feux de signalisations, de véritables feux allumés dans des gros bidons métalliques. C’était la première fois que je prenais l’avion.
Tim dit toujours qu’il imagine en noir et blanc cette époque de ma jeunesse. En vérité, peu de choses ont changé. La seule profonde nouveauté c’est Internet, les ordis, les portables, alors que nous rêvions de voyages spatiaux, de voitures électriques volantes. Nous avons hérité de drones, de dérèglements climatiques, d’un sentiment d’insécurité injustifié, mais renforcé par les crises à répétition.
Nous nous sommes arrêtés à Trikala parce que la ville a un charme tranquille. Deux garçons passent devant nous en criant « Pokémon ». Ils jouent au premier hit de la réalité augmenté, qui déferle en même temps que nous arpentons la Grèce.
Quand je lis la poésie de Gracq, je chasse des moments éblouissants. Des phrases coulent en mâchicoulis trop travaillés, d’une préciosité alambiquée, jusqu’à ce que soudain un tintement me fige :
Ces toits où ruisselle l’huile du soleil.
J’ai souvent tenté de décrire ce moment si particulier de l’été quand je contemple une ville depuis une proéminence. La plupart des auteurs diraient que les tuiles brillent, luisent ou miroitent. Gracq évoque des toits de beurres que j’imagine coulant de toutes les senteurs d’une friture espagnole.
De retour à l’hôtel, je randonne en solo. J’ai beau disposer de la meilleure carte disponible, je ne cesse de me tromper de chemin, tant les indications sont inexistantes et les traces à peine visibles. La plupart des gens visitent les météores en voitures. Je termine par un sentier en escalier qui a dû connaître son heure de gloire et que la végétation menace de reconquérir.
Mercredi 20, Kastraki
J’ai le cœur lourd, les nuits tristes, à l’idée de la fin du voyage et de la promiscuité familiale, des crises comme des rigolades, comme hier soir quand les enfants tentaient de s’envoyer des chiffres par télépathie, Tim qui commence par penser « huit » et Émile de dire « huit », et nous voilà partis dans une explosion joyeuse, sans cesse amplifiée, car chaque essai ultérieur se concluait par un échec à décourager les probabilistes les plus crédules.
Le cœur lourd aussi quant à l’avenir, cet avenir des mots qu’il me faut accepter de ne livrer que par souci de partage de mes moments de bonheur et de doute qui, eux-mêmes, préparent l’extase suivante dans leurs replis nauséeux.
Le cœur lourd en lisant Gracq, en songeant à ses jouissances et à sa mort, certes tardive, mais injustifiable, et alors d’autres morts m’entourent, et je pense à mon père, à la lettre qu’il m’a laissé et que je n’ai toujours pas eu le courage d’ouvrir.
Le cœur lourd par rapport à la vie littéraire, au besoin malgré tout d’y être associé alors même qu’elle me répugne, et à la difficulté de trouver une place élégante dans ce monde, dans le capitalisme je devrais dire, il ne me correspond en rien, et publier un livre de plus c’est pourtant tenter de se placer sur cet échiquier. Peu d’auteurs en ont conscience, ils ne pensent qu’à l’art alors que seuls les critères économiques le jugent et l’estiment.
Savoir tout cela et où réside mon plaisir d’écrire ne suffit pas à me soulager de mes questions et de mes envies. Alors je cabote dans la littérature, en navigateur solitaire qui craint autant les lacs de montagne que les océans.
Dans son journal, Alfred Kazin écrit :
Trust to the contradictions and see them all. Never annul one force to give supremacy to another. The contradiction itself is the reality in all its manifoldness.
Je ne suis que contradictions, indépendant jusqu’au bout des ongles et dépendant jusqu’au fond du cœur. Les bouddhistes s’illusionnent quand ils pensent atteindre l’unité, déjà parce que le méditant a besoin de tiers pour se sustenter. Toute philosophie du parfait équilibre n’est qu’un mensonge destiné à des déséquilibrés congénitaux. L’harmonie est dans l’acceptation des dissonances.
Jeudi 21, Kastraki
Nous ne cessons de vivre des derniers jours : de vacances, de travail, d’école, d’amitiés, d’une année (ma 53e aujourd’hui), d’une vie… et à commencer par le dernier jour d’une journée, qui le lendemain s’ouvre sur une autre, sur un nouveau soleil levé entre les blocs des météores, glissé entre l’une de leurs fentes pour projeter sur la verdure son unique doigt qui me désigne en pointant mon balcon pendant que le reste de la vallée rêve encore de la nuit.
Il grimpe dans le ciel en suivant la silhouette des phallus de pierre, de véritables blocs de béton, assemblages de sable et de galets, innervés il y a dix millions d’années pour ne jamais retrouver le repos, et chapeauté de pustules monastiques, jadis accessibles uniquement par des treuils, des espèces d’hôtels cinq étoiles pour hommes riches retirés loin du monde et de ses emmerdements, avec pour seule contrainte de s’occuper de dieu, sans courir le risque qu’il leur casse les pieds.
Je n’ai visité qu’un des monastères, le plus grand, le plus ancien, parmi des cohortes de Russes, et je n’ai ressenti aucune magie, aucun esprit des lieux, pas plus que si dans deux siècles je visitais un des palaces de la jet set contemporaine. L’âme des Météores se cache dans les ravins, dans les sentiers mal tracés entre leurs parois, et se révèle vertigineuse quand on atteint leur sommet râpeux, couverts de mousse, parfois d’assez de terre pour que poussent une herbe jaune et quelques arbustes.
Depuis leurs soubassements ombrageux, on n’imagine pas que la vie réussit à les couvrir de ses spores entêtantes. On les croit lisses, polis par la patience du vent et de la pluie, et ils se révèlent ridés quand on les escalade, parcourus de veinures, et de concrétions qui tentent d’échapper à leur magma apparemment curviligne.
Tout là-haut, j’ai éprouvé la sueur froide du vertige quand les enfants se sont approchés de l’un des gouffres. Un pas de plus aurait pu les envoyer tout en bas et les fondre dans la matière inanimée. « Et tout serait fini » a déclaré Émile. Je leur ai ordonné de s’éloigner du bord, ils ont joué à me faire peur, j’ai dû m’éloigner pour ne pas paniquer, et ils ont insisté avec leur jeu jusqu’à me mettre en rage et gâcher notre coucher de soleil pourtant jusqu’alors d’une tranquillité religieuse.
Étrange hôtel que le nôtre. Après la piscine, derrière un bosquet, une énorme machine à laver gît sur le ventre. Dans son tambour à la porte battante un matelas entortillé. Le personnel l’aura jeté là, en une réaction dont l’absurdité égale leur impolitesse.
Après Céline et Gracq, je lis les Galaxiales de Michel Demuth, un roman que j’ai toujours eu dans ma bibliothèque, mais que j’avais toujours snobé en même temps que l’essentiel de la SF française. Il me faut ainsi passer d’auteurs littéraires à des auteurs de genre pour mesurer le gouffre qui les sépare.
Quand je lis Gracq ou Céline, j’ai envie de les poser tout de suite pour me mettre à écrire parce qu’ils activent mes neurones. Demuth, lui, ne fait que me distraire. Je pourrais le lire durant des heures, tout en conservant un électroencéphalogramme plat.
Jeudi 21, Ipati, Iti National Park
En route vers l’aéroport Athènes, approximativement à mi-couse, nous nous arrêtons dans un encorbellement merveilleux. Nous grignotons sur une terrasse ombragée et je fais quelques pas vers les cimes, le temps de quelques photos et de cultiver ma frustration de ne pas avoir passé des jours à arpenter les sommets boisés qui ne sont pas sans me rappeler ceux des Pyrénées.
Après une volée de marches, je débouche devant une maisonnette où deux couples déjeunent après une matinée de promenade rafraîchissante. Ils m’indiquent le chemin mal tracé qui s’enfonce sous les pins en direction d’un versant abrupt. Une ligne bleutée enrobe les crêtes et fait vibrer les affleurements rocheux sous le soleil vertical. Des prairies m’ouvrent leur bras et je résiste avec peine à courir me blottir contre elles.
Vendredi 22, Fiumicino, Rome
Attente du vol pour Marseilles, après une nuit quasi blanche à l’aéroport d’Athènes. Je lis la presse française ramassée à la sortie de l’avion. Je comprends de visu les raisons de son effondrement. Tout est jugé par le petit bout de la lorgnette, avec une simple analyse factuelle des évènements. Tout cela au nom d’un refus apparent des idéologies et de la tarte à la crème de l’objectivité.
Si j’étais journaliste, ma grille de lecture serait la théorie de la complexité, en quoi elle est comprise et nous donne une chance de changer de civilisation ou au contraire en quoi elle est niée et nous rapproche tous les jours de la catastrophe autoritariste et barbare. Les journalistes se gardent d’une telle approche, qu’ils n’évoquent qu’au travers de leurs interviews d’Edgar Morin. Mais leur position est terriblement marquée puisqu’elle s’ignore comme idéologie. Elle suppose que les faits se suffisent à eux-mêmes, que leur neutre retranscription contente l’honnête homme et à l’honnête femme de notre siècle. Elle postule la liberté des agents sociaux, leur libre arbitre, et très vite plonge dans le libéralisme le plus exacerbé, puisqu’il refuse toute remise en cause.
Je découvre les cris des va-t’en guerre après l’attentat du 14 juillet à Nice et il faut une lecture attentive du Canard par Isa pour qu’elle trouve évoqué le pacifiste Louis Lecoin. Heureusement que je vis loin de ces âneries dont la nourriture quotidienne ne peut conduire qu’à l’abrutissement.
Hier soir après notre limpide halte montagneuse, nous nous sommes arrêtés sur la plage d’Arkitsa, une mince ligne de sable avec des parasols style tahitien. Isa a pris un dernier bain pendant que les enfants lisaient et que je rêvassais. La musique nous a encore une fois fait fuir, toujours la même daube indifférenciée. Nous nous sommes échoués pour notre dernière grillade de sardines sur le minuscule port de Dilesi, une image paisible de Grèce comme nous l’avons aimée.
Samedi 23, Balaruc
Je joue à Pokémon Go avec les enfants. C’est génial : nous nous promenons dans notre village comme dans un pays inconnu. Reste que l’affaire est dangereuse : Émile garde les yeux rivés sur l’écran de mon iPhone et j’imagine qu’il est ainsi facile de se retrouver au milieu d’une route et de se faire écraser.
Dimanche 24, Balaruc
Pourquoi je me remets à travailler une fois de retour à la maison ? Peut-être parce qu’il faut commencer par faire les courses, préparer à manger, parce que le jardin ordonne son lot de besognes urgentes, et la maison aussi… Rentrer, c’est briser l’ambiance vacance, même mes siestes n’ont plus la même saveur.
Lundi 25, Balaruc
Hier, avec Émile et Tim, nous avons plusieurs fois parcouru le village à la recherche de Pokémons. L’enthousiasme de mes enfants m’a enthousiasmé. Pour une fois, ils ont envie de marcher durant des heures. Ils me disent même qu’ils veulent aller à Paris, à New York, dans les musées. Soudain les villes deviennent pour eux attractives alors qu’elles les indifféraient jusque là.
Quand nous allons ouvrir des coffres pour refaire le plein en armes et potions, nous rencontrons d’autres joueurs dans de nouveaux points de rendez-vous matérialisés par magie, où déjà une nouvelle vie sociale s’invente. Le village, rempli de touristes et de curistes en cette saison, se transforme soudain en terrain de chasse heureux. Partout des gens traquent le Pokémon avec une fièvre belle à voir. Je n’ai jamais assisté à un embrasement viral d’une telle ampleur, il envahit l’espace, les promenades, les parcs, les terrasses… J’ai vu des ados, seuls ou en groupe, j’ai vu des couples, j’ai vu des retraités, j’ai vu des centaines de gens rire et se suivre, se retrouver et se séparer.
Je ne peux m’empêcher de penser à ma jeunesse, quand nous jouions au baby-foot, quand nous courions de café en café pour rechercher des adversaires et des partenaires de jeu, et en même temps nous faire de nouveaux amis.
Pokémon Go réinvente tout cela, et ouvre des possibilités excitantes. J’ai l’impression qu’il se passe enfin quelque chose de neuf dans le monde numérique, quelque chose qui nous remettra en route et transformera notre monde en terrain de jeu, ce qu’il n’aurait jamais dû cessé d’être, et que l’actualité a tendance à nous faire oublier, parce que des hommes trop tristes et fanatisés jusqu’à la folie ont eux-mêmes oublié que la vie était un jeu privé de sens.
Je pense à mon père, qui cherchait sans cesse des endroits où tirer des canards ou des lièvres, qui en bon chasseur-cueilleur avaient justement transformé le territoire en plateau de jeu. Nous ne faisons que revenir à cette ancienne façon de vivre, celle de mon enfance, plutôt que celle de ma vie adulte cloîtrée dans un bureau. J’ai éprouvé durant toute la journée une sensation de nouveauté incroyable, rêvant de possibilités littéraires, de jeux de piste dans les mots et les lieux, des plans d’une ville à la Julien Gracq réédifiés dans l’espace.
Quand je me suis couché, j’ai songé qu’il me fallait écrire un article pour partager mes sentiments, je croyais cet effort d’autant plus nécessaire que, depuis la sortie de Pokémon Go, je ne cesse de lire des articles alarmistes publiés par des critiques qui n’ont même pas pris la peine d’essayer de jouer.
Ce matin, je me dis à quoi bon. Les gens se fichent bien de ce que je pense, ils en ont assez de ce que les autres pensent, ils ont juste envie de vivre et de s’amuser. Alors je n’écris qu’une note dans mon carnet, quelques mots pour plus tard, pour quand je serais plus objectif. En cet instant, j’en ai assez des critiques, qui profitent du moindre évènement pour tirer la couverture à eux et tenter, en agitant leurs bras, de passer dans les médias, toujours prêts à sauter sur les mauvais augures.
J’ai joué à Pokémon Go avec mes enfants, avec mon téléphone, parce qu’ils n’ont pas de téléphone. Nous en avons fait une expérience transgénérationnelle et familiale très intense, parce que chacun partageait sa joie avec les autres, chacun motivé par le jeu. Émile et Tim intéressés par gagner des niveaux, effondrés après avoir perdu une bataille dans une arène, et moi stimulé par leurs débordements autant que par le plaisir de voir la suractivité surajoutée par les joueurs à une vie de villégiature d’habitude beaucoup plus monotone.
Le jeu en lui-même n’a guère d’intérêt, il n’en est qu’à ses balbutiements et offre tant de possibilités de développement que je crois qu’une page est tournée, que les jeux vidéo que nous connaissions jusque là ont pris soudain un coup de vieux, une baffe qui les reléguera au rang de souvenirs. Pokémon Go associe l’expérience physique et spatiale au gaming, il reconnecte le corps et l’esprit, il démultiplie m’intensité de l’expérience, et sans doute ses aspects addictifs.
Mais de cela je me moque, parce que des milliers d’addictions nous guettent au quotidien et que nous apprenons à vivre à côté d’elles, sans passer notre vie à évoquer leurs dangers ou à nous y abandonner. Nous pourrions ne penser qu’à baiser, qu’à boire, qu’à nous défoncer, qu’à danser, qu’à courir, qu’à parier… Être humain, c’est être modéré, c’est contrôler les excès tout en vivant avec leurs possibilités menaçantes et ne succomber que par intermittence.
Pokémon Go s’ajoute à une liste déjà ancienne de choses qui nécessitent une initiation à la modération et à l’art, et je m’efforce de jouer ce rôle avec mes enfants, en limitant le temps de jeu, en les accompagnant systématiquement, en partageant avec eux. Chacun vivra l’aventure à sa façon, avec son éthique et les contraintes propres aux possibilités de son libre arbitre. Pour le moment, j’éprouve du bonheur de voir soudain des hordes de joueurs avec la banane parcourir mon village dans ses moindres recoins.
Nous vivons dans une société où il faudrait refuser de vivre sous prétexte que c’est dangereux.
Mardi 26, Balaruc
J’ai l’idée d’écrire Numéricus, une sorte de Sapiens avec pour perspective l’évolution du numérique, en quoi il transforme le monde, nos idées, nos technologies, nos rêves… Un livre d’histoire, qui commencerait avant même l’apparition de l’homme.
Mercredi 27, Balaruc
J’explose de rire quand un ami me poste du Facebook une image parodique où l’on voit des Pokémons jouant à Human Go. Ils constatent alors que nous autres humains sommes incapables d’évoluer. Merveilleux renversement de perspective, qui me rappelle la théorie des mèmes, ou celle de Baudrillard : les voitures nous utilisant pour se multiplier et peupler la planète.
Jeudi 28, Balaruc
J’ai toujours refusé d’accompagner mon père à la chasse et je passe mes soirées à chasser les Pokémons avec mes enfants. Il me faudrait un livre pour commenter ce revirement. Ou une seule phrase : mon père me demandait de l’accompagner et, cette fois, c’est mes enfants qui me le demandent.