J’ai tenté un premier dynamitage en 2011 quand je me suis déconnecté pour six mois. Une façon de prendre du recul et de revenir plus solide en même temps plus critique (oui, c’est possible). Après mon ascèse, les réseaux sociaux m’ont offert un spectacle affligeant dont je n’étais au préalable pas conscient.
Sans les abandonner, parce que j’y garde des amis, parce que j’y fais des découvertes et des rencontres, j’y ai progressivement été moins présent. Le plus souvent, je me contente de réagir lorsque je suis interpellé et, deux ou trois fois par jour, je viens pêcher les dernières news tout en twittant pour ne pas perdre la main. Je suis devenu un usager modéré (par rapport à Isa, je reste un addict). Cette vie en ligne ne me prend pas plus de quinze minutes/jour. Quand j’ai envie de cracher mon venin, je tente de garder ça pour mon journal que je ne publie désormais une fois par mois, après autocensure.
Un temps, ma vie en ligne s’est donc repliée autour de mon blog. Au vu du développement du Web, c’était une forme d’ermitage. Parce que les internautes passent statistiquement du temps partout sauf sur les blogs. J’ai donc fait comme tous les blogueurs. Quand je publiais un nouveau billet, je le publicisais sur Twitter et ailleurs.
Au fil des années, j’ai de plus en plus automatisé cette présence en ligne extérieure. J’ai fait de mon blog une base de lancement. Prenant conscience que faire venir les lecteurs chez moi impliquait une dépense énergétique démesurée, j’ai laissé les lecteurs me lire où ils voulaient plutôt que de les obliger à visiter mon salon. Je n’avais plus à leur imposer ma décoration.
Donc terminé le rêve de rendre le blog payant, d’espérer tirer une ressource sérieuse de ce lieu unique et choyé. Je ne suis pas un bistrotier. Si de nouvelles habitudes de lectures apparaissent, je les embrasse (c’est ainsi que je me suis essayé à Wattpad).
Et toujours, je repense au livre papier. On l’amène où on veut. En comparaison, un site Web est une affiche placardée sempiternellement au même coin de la rue numérique. C’est très ringard. Mes affiches, je préfère leur donner une infinité de formats, les coller partout où c’est possible. Bien sûr pas question de faire ça avec mes petites mains. Il me faudrait trop de temps. J’ai donc encore une fois automatisé. J’ai peu à peu découvert comment être partout en ligne sans y être.
Parfois je me dis que toutes ces procédures automatiques pourraient me survivre, maintenir un semblant d’activité à ma place. Je les imagine bientôt intelligentes, bientôt capables de m’évincer et j’anticipe un Web très peu humain, où il sera difficile de différencier ce qui vient d’elles ou de nous. Ça me fait un peu froid dans le dos. J’ai envie de rejoindre les hypos de One Minute.
Un jour, j’ai avoué cette crainte sur Twitter, un de mes followers s’est moqué de moi, ignorant que bien des messages qu’il lit déjà sont écrits par des algorithmes. Cette pente est irréversible, elle n’est pas fait pour me redonner le goût des réseaux sociaux (leur dimension marketing les condamne à l’automatisation et donc à la déshumanisation).
Une fois de plus, je pourrais me réfugier dans mon échoppe. Je devrais même cesser à publier en ligne, me consacrer à des textes/objets mis en forme à l’aide d’imprimantes 3D que je vendrais à l’unité ou en séries ultralimitées. Je suis bien plus attiré par cette pente que par la vidéo, en somme déjà trop sociale et trop mass-media.
En attendant, je reste sur le Web, et plutôt que succomber à sa pente centralisatrice, je m’y distribue autant que je peux, posant mes pattes partout où les automatismes me poussent, partout où des gens acceptent de me lire. Je grignote l’audience çà et là, et plus je m’éparpille, plus je trouve des îlots de lectures, assez étrangers les uns des autres. J’aime qu’il existe plusieurs portes de sortie, l’édition traditionnelle en étant une parmi d’autres.
Je sens mes paradoxes et mes contradictions. J’esquisse un chemin de zigzags et de reculades. Demain, peut-être, je me replierai chez moi, je m’enfermerai dans mon jardin numérique et n’y laisserai entrer que de fidèles souscripteurs. J’ai déjà eu cette tentation, qui sous-entend « Le gratuit ne vaut rien », comme si l’air n’avait pas de valeur, sa gratuité ne nous empêche pas de le savourer quand le printemps s’annonce.
Reste que symboliquement un livre acheté n’est pas un livre récupéré incidemment. J’en conviens. Payer, c’est souscrire un contrat. Certes assez flou : nombre de livres achetés ne sont jamais ouverts, presque aussi souvent jamais lus jusqu’au bout. Quand un lecteur achète un livre, il ne signe pas un pacte de sang avec l’auteur. L’achat seul est moins important que la démarche d’aller vers l’auteur, d’aller jusqu’à la librairie ou la bibliothèque, de le choisir lui parmi tous les autres. Ce processus m’engage et j’avoue qu’il m’engage tout autant quand je pirate un livre, parce que c’est aussi une démarche, parce que le fichier ne tombe jamais tout cuit dans ma liseuse, parce que tout débute par une envie de lire. Ce mouvement me lie aux auteurs que je lis. C’est lui qu’il faut autoriser, valoriser, faciliter. La gratuité n’est ni anecdotique ni rédhibitoire. Elle n’est que la limite opposée du tout payant.
À vrai dire, je n’ai renoncé qu’au contrôle. Mes textes m’échappent avec leurs fautes, imprécisions, erreurs… et je ne peux les mettre à jour automatiquement, ce qui laisse planer des versions bâtardes. Je ne m’en formalise plus, malgré les petits profs en maraude sur le Net, qui moquent mes coquilles plutôt que de gentiment me les signaler.
Je viens apparemment de parler de diffusion et non d’écriture, de publishing plus que d’editing. Reste que la présence plus ou moins active des lecteurs change les conditions d’écriture. Confiné sur mon blog, One Minute se serait sclérosé. Il me paraît important de chercher les interactions, de les favoriser. Et comme tout déterminisme est illusoire dans notre monde changeant, je ne vois d’espoir que dans l’expérimentation, d’où ma volonté de disséminer mes textes pour qu’ils rencontrent des communautés avec lesquelles pendant un temps je ferai un bout de chemin. Je ne fais que jeter des bouteilles à la mer dans l’espoir qu’elles croisent des paquebots chargés de joyeux drilles.