J’étais en train d’esquisser cet article quand j’ai appris pour les attentats de Paris, je n’ai pu m’empêcher de penser à la forme que prennent les guerres dites asymétriques. Elles ne commencent pas par une déclaration, ne se terminent pas par un armistice. Les frappes surviennent par surprise, n’importe où, sans logique apparente. Il n’y est pas question de front, de progression, de mouvement coordonné. On a plutôt une zone dans l’ensemble pacifiée avec de brefs embrasements, et ça dure, ça pourrait durer jusqu’à la fin des temps si la lassitude ne frappait pas les belligérants.
Il est étrange de constater que les séries TV prennent la même forme. Dans un très bel article, Hugo Lindenberg note :
Fini le temps où « Il était une fois » et « Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants » n’étaient espacés que d’une petite heure de récit. Désormais, les histoires sont comme l’univers : en expansion.
En résumé, les épisodes peuvent s’empiler indéfiniment. La narration a basculé d’une dimension temporelle à une dimension spatiale. L’idée même d’un dénouement n’a plus de sens.
Aucun final ne pourra rivaliser en intensité avec sept ans de vie commune avec Don Draper, peu importe de savoir s’il termine ruiné ou sauve son âme.
Le spectateur s’intéresse au monde décrit, aux personnages qui le peuplent. S’il se sent bien dans la fiction, il préfère en repousser l’échéance, peut-être pour se croire lui-même immortel. Pas étonnant alors qu’en BD la série Blake et Mortimer continue après la mort d’Edgar P. Jacobs, que Corto Maltese revienne, et Tintin se saurait longtemps résister… et pas seulement pour une histoire de pognon, aussi parce que l’époque veut nier la fin inéluctable (comme elle nie la guerre asymétrique et sursaute quand les bombes explosent à proximité).
Hugo Lindenberg remarque qu’avant on envoyait une lettre avec un début et une fin, même les conversations téléphoniques ressemblaient à des « il était une fois » conclues par « ils eurent beaucoup d’enfants. » Nous avons changé d’habitudes : on reste connecté. Nous nous maintenons dans la conversation et les séries suivent le même principe.
Pour moi, l’art sériel commence avec Les 36 vues du mont Fuji d’Hokusai. Des œuvres autonomes une fois rassemblées décrivent un monde. L’artiste arrête la série quand la lassitude ou la mort le saisit. Toute œuvre nouvelle précise le monde, elle ne l’achève jamais. Il ne s’agit donc pas de raconter une histoire avec un début et une fin, mais de tramer des lignes.
Historiquement, cette technique a été abondamment utilisée par les peintres et les photographes, moins par les écrivains et les cinéastes parce que le livre comme la pellicule imposent une linéarité. Un début dans le temps avec une fin dans le temps.
Les séries en art plastique sont spatiales et par nature non chronologiques (il en va souvent de même pour les jeux vidéo). Quand en littérature ou au cinéma on veut créer un monde, on doit raconter une histoire qui s’y déroule : la quête de l’anneau dans la Terre du Milieu, l’épopée des chevaliers Jedi dans l’Empire galactique.
Les grandes séries romanesques comme Sherlock Holmes ont enchaîné les épisodes, les gardant en quelque sorte autonomes, c’est-à-dire sans les lier par un arc narratif qui les réunit tous (on peut trouver des contre-exemples, notamment en science-fiction, je pense à mes lectures de jeunesse comme La compagnie des glaces G.-J. Arnaud ou les Chroniques de Gor de John Norman). Jamais, il me semble, elles n’ont eu de projet prioritairement géographique.
Adapter en littérature l’art sériel de Hokusai implique d’une certaine façon de transformer le temps en espace. Presque inconsciemment, j’ai découvert une telle technique avec One minute. Je ne comprends que maintenant pourquoi je me suis senti aussi bien dans cette forme : elle a quelque chose d’intimement lié à notre époque, avec son avenir nébuleux qui échappe à toute prévisibilité. On préfère peaufiner le portrait d’un personnage plutôt que le montrer vieillir et mourir. Je sais déjà que j’aurai du mal à écrire autre chose que des feuilletons, sans doute hautement non linéaires pour que la dimension spatiale prenne le dessus sur la temporelle.
Il ne s’agit plus de découper une longue histoire en morceaux, mais de concevoir chaque épisode comme une vue autonome du mont Fuji, la montagne devenant de plus en plus précise à mesure qu’on tourne autour, avec possibilité pour le lecteur d’éviter certaines perspectives ou de les parcourir selon son propre cheminement.
Alors chaque épisode explose dans le monde. Il l’éclaire par opposition aux bombes réelles qui l’assombrissent. L’épisode fictif est une réponse créative à l’épisode sanglant. Tant que la guerre asymétrique durera la forme littéraire devra lui répondre par la beauté, dent pour dent, œil pour œil.
Une autre réponse pourrait être de nier, de se lancer dans des histoires à l’ancienne avec début et fin. Ce faisant, n’appellerions-nous pas en même temps des guerres à l’ancienne, des guerres qui opposent des fronts et tuent par millions ? La guerre asymétrique est terrible parce qu’elle frappe aléatoirement, mais elle tue peu. Nous ne devons pas l’oublier, même si nous devons la combattre. Quand elle cessera, le moment sera peut-être venu d’écrire d’autres genres d’histoire. En attendant, je me sens comme un sismographe par rapport à mon temps, je lui obéis même si je m’en défends.