Je devais être à Bruxelles pour dire bye bye à Yal et serrer Sara dans mes bras. La SNCF en a décidé autrement. Lors des obsèques, je voulais dire quelques mots pour saluer mon ami, juste improviser sur le coup de l’émotion. C’est plus difficile maintenant que j’ai retrouvé prématurément mon clavier, et de la distance.
Ces derniers jours, j’ai pris conscience que Yal avait quelque chose de plus grand que le réel. C’est un sentiment plus qu’une idée claire. En juin, nous étions une dizaine à la maison. Après le repas, nous sommes allés faire du kayak et du pédalo. Yal est resté à discuter avec Lilian Bathelot. Quand on est parti, ils parlaient de carabines et de tir. Quand on est revenu une heure plus tard, ils étaient toujours sur le même sujet. Il faut savoir que Lilian est un champion de tir, un expert des armes. Quand il évoque d’un colt dans ses romans, vous pouvez être sûr qu’il a tiré avec. Mais c’est Yal qui tenait le crachoir. C’était lui le champion.
Quelques jours plus tard, j’ai demandé à Lilian s’il pensait que Yal était un bon tireur. Sa réponse : « En tout cas, il sait de quoi il parle. » Yal savait toujours de quoi il parlait. Quand il discutait avec moi d’informatique, il me faisait oublier que c’était moi le programmeur. Dans tous les domaines, Yal avait ce pouvoir de « faire réel » même dans la pure fantaisie. Lui-même se pliait aux exigences qu’il imposait à ses personnages. C’était chez lui un souci de tous les instants.
Quand je l’écoutais parler, je cessais de me poser la question de savoir s’il disait vrai. J’étais sûr d’une chose : son art de raconter brouillait les frontières et suspendait notre désir de douter de tout. Plus personne, lui le premier, ne savait bientôt plus où se situaient les limites. Il nous projetait dans sa réalité.
Je veux croire aujourd’hui que cette compétence l’a propulsé au-delà de la vie et de la mort, qu’elle l’a fait entrer dans une dimension toujours vivante dans nos cœurs et ceux de ses lecteurs. Je crois cette mystique en phase avec son athéisme, sinon aucune raison de se battre, et Yal s’est battu sur tous les fronts, avec tout ce qu’il avait.
Dans Transparence, Ann X s’efface, elle se métamorphose, elle se fond parce qu’elle est tout le monde. Yal avait le même don d’où sa révolte incessante. Il prenait en pleine gueule la souffrance de ses semblables et montait avec eux sur toutes les barricades. Il est devenu écrivain pour canaliser ce surplus d’émotion, et en faire une force offerte à chacun de nous. Aujourd’hui que son corps n’est plus, nous l’avons avalé. Et si ça, ce n’est pas plus grand que le réel… Yal est devenu physiquement transparent pour être plus près de nous.
Jamais je n’aurais osé lui raconter tout ça en face, à cause d’une pudeur masculine que lui n’avait pas, puisqu’il pouvait se mettre à la place des hommes aussi finement que des femmes. Par son absence, il me donne le courage de lui parler, et de continuer à me battre pour nos valeurs.