François Bon a posé deux axiomes qui je crois méritent d’être discutés, parce qu’il en va de la littérature maintenant et pour les années à venir.
Axiome 1. Quelle que soit la pression et l’efficacité des outils des grandes plateformes de réseaux sociaux, on n’est maître du temps de l’élaboration de son écriture web qu’à condition d’en rester propriétaire de l’hébergement, de la recomposition lente, de la restructuration arborescente. Toutes les formes d’associations, de miroirs, d’extensions sont possibles, dans un paysage qui reste changeant et dans la tension de forces (capitalistiques, symboliques) qui nous dépassent : à commencer par la concurrence à laquelle se livrent ces plateformes.
Selon moi, l’hébergement n’est qu’un aléa historique provisoire (comme le salariat). Parce que nous avons connu un Web avec serveur, nous croyons qu’il en ira toujours ainsi (comme avec le salariat). Il s’avère qu’un hébergement, c’est-à-dire un serveur bien à soi quelque part physiquement implanté, et cela même si c’est dans le cloud, ne nous garantit pas grand-chose, notamment au regard de la sécurité, de la censure éventuelle, de l’évolution technologique, de la liberté créatrice…
Pour nous auteurs, mais aussi pour bien d’autres activistes hors du champ littéraire, il est urgent d’envisager une médiation de nos contenus hors de tout hébergement centralisé, localisé, vulnérable, CMS dépendant (WordPress, SPIP…). On sait bien qu’un révolutionnaire ne peut se cacher dans sa maison ou dans son village natal. Il change sans cesse de cache. Et de même un auteur, d’autant que les lecteurs aussi se déplacent, qu’ils fréquentent différents lieux, et que vouloir leur imposer de venir à un endroit particulier, même bien décoré, est une forme de dictature.
Je préfère envisager les choses autrement. Penser à une dissémination totale des contenus. Ne les attacher à aucune chaîne. Les laisser se déplacer dans l’espace numérique et physique par tous les moyens possibles. En d’autres mots, je veux renoncer à tout contrôle sur eux, ce qui de toute façon adviendra puisque je suis mortel, autant alors accepter de lâcher-prise immédiatement.
Nous sommes attachés à l’hébergement parce que métaphoriquement on sous-entend une maison, un ancrage, et avec tout un bagage idéologique propre au sédentaire. Le nomadisme nous fiche la trouille. Pour la plupart nous l’envisageons avec peine, et moi le premier, d’où mon attachement au blog, mais je ne le considère pas comme mon œuvre. L’œuvre, si je peux parler ainsi, c’est la base de données sous le blog, lui-même n’est qu’une vulgaire projection d’un objet numérique sous-jacent. Alors pourquoi n’offrirais-je à un instant donné qu’une seule projection de cette œuvre en gestation ?
Je ne vois aucune bonne raison de faire ainsi, sinon à vouloir contrôler mon audience, la mesurer, l’enfermer exactement comme toutes les plateformes sous copyright. Je tente donc de façon très maladroite et artisanale de multiplier les projections, tout en sachant qu’il est possible d’aller bien plus loin.
Exemple avec 1 minute. Je propulse initialement sur le blog, qui reste ma fusée de lancement, mais immédiatement sur Wattpad, puis en différé par mail et en ebook. Bien sûr ça pose des problèmes techniques. La moindre correction doit être reportée en plusieurs endroits. Mais rêvons un peu. Demain nous réussirons à synchroniser les instances d’une projection, de sorte que d’un point d’édition les modifications se propagent.
Si j’étais moins fainéant, je publierais mes minutes comme mes billets sur tous les supports possibles, sur toutes les plateformes de lecture. Je voudrais tendre vers cette dissémination, primo parce que mes lecteurs ne m’appartiennent pas, deuxio parce que je n’ai pas à leur imposer de venir en mes murs.
François a raison de critiquer les plateformes. Depuis des années, j’alerte contre les dangers de plateformisation du Web, mais je ne veux pas, à mon échelle, imiter leur stratégie, faire de mon blog une nouvelle plateforme centralisée.
Les livres ont cela de génial qu’on peut les lire partout, que souvent un même texte existe en différents formats, et cette diversité ne cesse de se démultiplier avec le numérique. Je veux offrir à tous mes textes la même fluidité, et même l’accroître. Et c’est parce que la source Web de la création est fondamentale que justement nous ne devons pas l’enfermer chez nous. Nous devons libérer nos créations sous toutes les projections envisageables en fonction des possibilités techniques.
Je n’aime pas les plateformes ni politiquement ni philosophiquement, mais je ne peux nier leur présence grandissante dans le paysage. Je dois composer avec, quitte à user contre elles de la stratégie du judoka. Les utiliser pour mieux les dénoncer, pour y faire circuler des textes qui doivent aussi être lus par les lecteurs qui ne quittent jamais leur giron, et surtout pas pour venir chez moi.
J’ai trouvé de vrais lecteurs sur Wattpad. Je suis sûr qu’ils peuvent entendre la critique des plateformes… si je n’avais pas fait un pas vers eux, ils n’auraient pas pu en faire un vers moi.
Attention, il serait dangereux de s’enfermer sur Wattpad, comme il est selon moi dangereux de s’enfermer sur son blog (tentant d’en faire sa vitrine exclusive, incontournable, à la façon des plateformes). La solution est le nomadisme, la propulsion de fusées en grand nombre, à partir de cette œuvre qu’est la base de données. C’est elle notre bébé, pas l’une quelconque de ses projections.
J’entends bien le désir de lenteur de François. Il m’est cher, avec cette possibilité de sans cesse revenir sur le métier, de recomposer, de réordonner… Je ne me l’interdis pas, bien au contraire, cela se joue au cœur de la base de données que je restructure sans cesse tout en reprenant des textes déjà propulsés, pourquoi pas pour les repropulser à nouveau sous d’autres formes, en ebooks notamment.
Axiome 2, qui en est indissociable : même si le monde littéraire, presse, radios etc continue de faire la sourde oreille, l’instance de l’invention et de la création désormais c’est le web, à nous d’avancer sur ce terrain encore vierge, déjà encombré de ruines à débarrasser un jour (la publicité qui rend illisibles les sites qui y consentent), avec des effets d’ampliation disproportionnés sur quelques éléments consensuels. Ce territoire est mouvant, se recompose sans cesse selon nos usages (retour du laptop sur les tablettes, rôle grandissant des smartphones), mais il est en retour le tremplin ou l’élan de formes narratives radicalement autres, dont les règles nous appartiennent à nous seuls, puisqu’elles sont la façon dont chacun s’affranchit des anciennes règles.
Je suis mille fois d’accord avec François, mais je ne dirais pas que « La création désormais c’est le Web », parce que le Web n’est lui même qu’un aléa historique déjà mal en point et qui recueille une part de plus en plus réduite de la présence en ligne. Le Web est simplement le point actuel de mise à l’eau de nos créations numériques. Encore une fois, le Web n’est qu’une projection possible d’un objet autrement plus abstrait, plus pur, plus élémentaire… le texte et d’autres contenus qu’on débarrasse d’un support matériel, et qui de fait deviennent nomades.
Alors s’offrir à des formes narratives radicalement autres implique de lâcher le Web lui-même, ou du moins de ne pas s’y enfermer, d’explorer les bordures, les espaces qui naissent sur des plateformes, parce qu’imaginés par des petites équipes plutôt que collectivement, et qui chacun implique des usages, des narrations possibles et qui sinon n’auraient aucun sens, faute d’être seulement lisibles.
Le Net devient de plus en plus technique. Même en sachant coder, je ne peux offrir sur mon blog toutes les possibilités de navigation/lecture envisagées par les plateformes. Je dois donc parfois me greffer à elles, injecter dans mes narrations leurs possibilités, tout en tentant bien sûr de les mettre en œuvre sur mon blog. Nos contenus se trouvent entraînés dans cette course en avant, et rester chez soi, c’est un peu comme refuser ce qui se fait ailleurs, et ne peut être importé. Voilà pourquoi nous continuons à voyager malgré le Net. Parce qu’ailleurs d’autres possibilités s’ouvrent. En tant qu’auteur, je me vois mal me les interdire, au nom d’un illusoire contrôle.
Au passage, je renonce à une partie de mes droits, je suis obligé d’adopter des licences libres, d’autoriser implicitement les copies… Le nomadisme est peut-être la meilleure façon de lutter contre l’impérialisme des plateformes et contre le capitalisme (premier défenseur du copyright). Exploiter l’espace créatif ouvert par le numérique implique d’imaginer en même temps de nouveaux modes de rémunération pour les créateurs. Rester chez soi, même sur le Web, est paradoxalement une approche bien plus conservatrice.
J’aime la formule partagée par Bouvier et Chatwin. Ils avaient besoin d’un chez eux pour mieux voyager. Avoir une maison pour l’un, un appartement pour l’autre, leur donnait une grande liberté de mouvement. Voilà comment je conçois le blog, comme cette base à partir de laquelle explorer le monde, base indispensable certes, mais à laquelle l’espace ne peut être réduit (pas plus qu’il ne peut l’être au livre).
PS1 : Nous ne faisons que débuter cette discussion. C’est parce que je suis presque d’accord sur tout avec François qu’il me semble important de discuter des nuances.
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