Une illustration extraite de Ça m’intéresse a circulé ces derniers jours. Elle compare l’état de la lecture en 1988 et en 2015. Résultats a priori alarmants.
Presque deux fois plus de Français ne lisent jamais, le nombre de petits et moyens lecteurs augmente pendant que celui de gros lecteurs diminue. D’un autre côté, on publie beaucoup plus pendant que les best-sellers accaparent une part sans cesse croissante du marché.
Mais que compare-t-on exactement ? Aujourd’hui, on vend beaucoup moins de musique qu’avant mais on n’en écoute pas moins. Étudier une pratique, la lecture, en oubliant sa plus forte zone de croissance revient à confondre marché et pratique).
Combien de Français qui ne lisent jamais de livres lisent autre chose, sur le Net notamment ? Combien de gros lecteurs d’hier sont devenus des gros lecteurs de pages HTML ? On pose peu souvent ces questions, obnubilé par le livre, son vieux prestige.
En 1988, j’achetais au moins dix livres par semaines (BD comprises), je n’en achète pas plus d’une vingtaine par an, mais je n’ai pas cessé de lire. Dans La mécanique du texte, je montre que le livre n’est qu’une métaphore éditoriale parmi d’autres. Si les métaphores ne disparaissent jamais et se réinventent sans cesse, il existe néanmoins des moments où elles perdent de leur importance. Tous les chiffres indiquent simplement que la métaphore du livre laisse peu à peu place à d’autres métaphores de lecture.
Côté auteur, ça devrait interroger, surtout les jeunes. Certains ont compris que ça se passait sur Wattpad, hors de la stricte métaphore du livre. D’autres impriment encore leurs manuscrits et les envoient aux éditeurs. Victimes d’une vieille attraction, ils rejoignent peu à peu le troupeau de déçus.
Pas besoin de faire des équations pour comprendre que des auteurs toujours plus nombreux gagnent de moins en moins. Il faut être dingue pour se féliciter d’avoir un roman édité quand on se retrouve parmi la clique des 20 000 romanciers de l’année (sans compter les autopubliés), et sans doute les 100 000 romanciers français contemporains (on ne publie pas chaque année).
Qu’on paye les auteurs au forfait, aux livres vendus ou aux pages lues, c’est sans signification pour 99 % des auteurs. On lit déjà autrement, dans d’autres circonstances, avec de nouveaux rythmes, de nouvelles attentes. Voilà pourquoi les livres à succès sont toujours désespérants : ils se conforment aux règles anciennes pour satisfaire le public sans cesse de plus en plus réduit d’une métaphore en train de passer de mode.
Reste que cette métaphore a une puissance propre et qu’il serait dommage d’en oublier les vertus. Des expérimentateurs comme Philippe Jaffeux poussent le papier dans ses derniers retranchements, créant des objets poétiques qui vous explosent les yeux autant que les neurones. Je pense notamment à son Alphabet qui tourne la page en tout sens.
Reste également une rythmique propre à l’écriture d’un livre qui nous fait voir les choses selon une perspective plus retenue, plus lente, plus douce. Que quelques livres soient écrits, publiés, oui, bien sûr, pourquoi pas, mais en toute logique les créateurs devraient explorer d’autres horizons, plutôt que s’acharner en nombre sans cesse croissant sur un espace où les lecteurs sont de moins en moins nombreux. Ça me fait penser aux insectes attirés par la lumière. Dès que les projecteurs s’allumeront ailleurs, ils changeront de direction, pour brûler leurs ailes à d’autres feux. Est-ce la littérature qui les intéresse ou de briller à sa lumière ? Ce spectacle ne me rassure guère, d’autant que je me frotte sans cesse à cette flotte de coléoptères.