Ma mésaventure matinale avec John et Jon n’était pas encore un truc pour dire du mal de Google. Tout a commencé hier soir. Je dîne en compagnie du succulent Antoine Andremont, professeur de microbiologie à Paris-Diderot et directeur du laboratoire de microbiologie de l’hôpital Bichat. Il me raconte ses voyages en Amazonie, à la rencontre d’une tribu perdue au fin fond de la Guyane, les Wayampis. Je grimpe avec lui dans sa pirogue, je bivouaque avec lui à la nuit tombée. Ça grésille, ça gratte, ça chante dans l’ombre.
Antoine me parle de sa mission dans la jungle. Tous les deux ans, il visite le village de Trois-Sauts dont la population est particulièrement stable et isolée, presque un cas d’école. L’objectif : évaluer la résistance aux antibiotiques des Wayampis et mesurer son évolution (une étude qui serait impossible dans des lieux plus interconnectés parce que nous bougeons beaucoup, consultons différents médecins, ne possédons pas un suivi strict de nos prescriptions médicales).
Mais pourquoi cette rencontre avec Antoine ? Nous sommes tous deux, ainsi que beaucoup d’autres, invités au cinquième Forum Antimicrobial Resitance organisé par BioMérieux à Veyrier-du-Lac, près d’Annecy. Je me retrouve parmi les médecins et les scientifiques parce que j’ai le projet d’écrire un livre sur leur spécialité.
L’idée est née lors d’un repas chez Didier Pittet, à l’époque où je l’interviewais pour Le geste qui sauve. Selon lui, une bactérie résistante à tous les antibiotiques connus pourrait bien provoquer la prochaine grande crise sanitaire planétaire. Dans ma tête, ça ne fait qu’un tour. Je pense tout de suite au formidable Hot Zone, un chef-d’œuvre du new new journalism sur les origines d’ebola écrit comme un thriller par Richard Preston en 1994. Voilà que Didier me sert sur un plateau un sujet du même acabit. À la différence, l’épidémie de résistance a débuté, mais de façon pas aussi spectaculaire qu’ebola (du moins, pour le grand public). C’est une pandémie invisible et encore loin d’avoir atteint son paroxysme.
Mon passé de scénariste de jeu de rôle ressurgit. Pourquoi ne pas imaginer une crise fictive mais probable, puis demander aux spécialistes mondiaux de la résistance, de l’OMS, des gouvernements… de simuler leur rôle si une telle crise survenait. Un peu comme dans les histoires de zombies, mais avec des scientifiques qui jouent leur propre personnage ! De fil en aiguille, j’atterris à Annecy pour écouter et rencontrer mes futurs héros.
Je vois déjà une scène au cœur de la jungle avec Antoine. Puis il me parle d’un pub très important à Londres pour les microbiologistes : The John Snow. Je sais déjà que cet endroit aura son importance dans mon histoire. Mon but laisser infuser la réel par tous les pores de la fiction (et au passage m’énerver contre la massification du Web).
Les chiffres défilent avec les intervenants. On produit 100 000 tonnes d’antibiotiques par an, dont les 2/3 destinés aux animaux (ceux que nous retrouvons dans nos assiettes). Pas étonnant alors que plus l’humanité consomme de protéine, plus la production d’antibiotiques augmente.
Ce serait anodin si les bactéries ne s’adaptaient pas aux antibiotiques, et trop souvent malheureusement résistaient à nos traitements. Les médecins prescrivent trop, trop abondamment, trop systématiquement les mêmes molécules, presque toujours sans raison valable. Une simple preuve : l’hiver lors de l’épidémie de grippe la consommation augmente de façon gigantesque alors que les antibiotiques n’ont aucun effet sur le virus de la grippe et les virus en général. Un jour, lors d’une grippe, on m’a prescrit un antibiotique au cas où je développerais une pneumonie. Résultat : cette surconsommation favorise les mutations et l’apparition de super-bugs et c’est la panique dans les hôpitaux.
Cette surconsommation devient dramatique une fois appliquée aux animaux. Pour réduire leur mortalité, pour qu’il soit en meilleure santé, qu’ils grandissent plus vite, on les traite par mesure préventive (un peu comme moi avec ma grippe). Voilà où partent plus de 600 millions de tonnes d’antibiotiques chaque année.
Une stratégie stupide selon Raman Laxminarayan. Il démontre qu’aux États-Unis le manque à gagner pour les éleveurs serait d’environ 1,5 milliard de dollars, soit une perte en rentabilité de 2 % environ, une goutte d’eau par rapport aux milliards dépensés dans les hôpitaux pour lutter contre la résistance chez l’homme, résistance stimulée parce que nous ingérons parfois les antibiotiques administrés aux animaux (d’après ce que j’ai compris, les antibiotiques disparaissent de la viande, si on arrête l’administration quelques jours avant l’abatage — je préfère tout de même en rester au bio).
Thomas Gottlieb, lui, nous rappelle que dès 1970, on comprend que plus on utilise d’antibios, plus on crée de résistance. Parfois, en réduisant les antibiotiques, on fait disparaître la résistance et sauve plus de vies qu’en administrant les antibiotiques. C’est ubuesque. Le monde marche comme souvent sur la tête.
Je croule sous une tonne de stats et de bactéries aux noms exotiques : E.Coli, K.pneumoniae, OXA-48… De toute évidence, la science est bien plus avancée que les médecins sur le terrain. Sans parler des politiciens. Par exemple, en France, pays qui tient la palme de la consommation d’antibiotique avec les Pays-Bas, les vétérinaires vendent les antibiotiques qu’ils administrent aux animaux. Logique, non ?
La grande question : comment former, sensibiliser ? Peut-être en faisant un détour par le grand public. Avec une histoire capable de faire bouger les consciences de tous pour que les médecins et les politiciens soient pris dans une espèce de filet. Je crois que la conscience globale peut participer à la sensibilisation des consciences individuelles les plus pétrifiées dans leurs croyances. C’est ma naïveté, aussi ma façon en tant qu’auteur de m’engager. Et ce ne sera que du plaisir de recueillir le témoignage d’Antoine et de ses collègues. Ils débordent d’histoires et même de projets de livre, comme ce colosse de Tim Walsh dont la franchise lui a valu d’être persona non grata en Inde.