Je me retiens souvent de « dire » sur les réseaux sociaux. De dire « J’ai terminé un chapitre de mon livre. », « Je vais écrire le texte d’une conférence que je dois donner en anglais à Vienne, Autriche. », « J’ai pas mal de minutes en avance pour mon feuilleton. », « Pas envie de travailler aujourd’hui, fait trop beau. »
J’essaie de ne plus le faire parce que, quand je vois les autres le faire, ça m’exaspère. Je ne peux m’empêcher de m’apitoyer sur leur sort. Quelle vie merdique faut-il avoir pour se sentir obligé d’en témoigner des banalités les plus insipides ?
Quand l’action m’emporte, quand je vis avec intensité, il ne me vient pas un instant le désir de radoter en direct, sinon avec des photos pour partager mes éblouissements. C’est dans les trous d’air que la tentation m’effleure et que parfois je me laisse prendre. Alors j’envoie du médiocre à mes followers et ils font de même. Les réseaux sociaux entretiennent la dépression. Certain que les groupes pharmaceutiques devraient investir dans leur business.
Cette envie de dire ce qu’un ami assis près de nous verrait est une conséquence de notre solitude. Nous les homo numéricus coincés derrière nos claviers trouvons le temps long. Nous ne nous ennuyons jamais, pourtant nous avons besoin d’échanger des banalités pour nous prouver que nous existons.
Quand nous prétendons écrire de la littérature, il faut s’inquiéter. Comment des êtres qui mènent des vies si peu alléchantes pourraient-ils produire des mots d’un quelconque intérêt ?
Nos textes sont souvent à l’image de nos statuts sociaux. Insignifiants. Plutôt que de vivre, de nous gorger d’expériences, nous faisons de l’écriture elle-même notre vie. Nous restons prisonniers du paradigme du nouveau roman. L’art pour l’art. Le sujet de l’art sujet des œuvres. Des textes sur le texte.
Imaginez nos biographies. On nous y verra du matin au soir le cul sur une chaise, les doigts sur un clavier, les yeux grillés par un écran. Tout est dit. Pas de mystères. D’aventures. De rencontres. Et ça veut faire de la littérature. Je préfère une vie à la Hemingway.
Bon, je suis incapable de me changer, de suivre cette route. Mais, vous, vous pourriez cesser de m’enfoncer. J’essaie de ne plus vous lire, mais j’ai quand même besoin de vous, parce que vous êtes mon monde, parce que je vous aime, même parfois ce que vous faites. Mais arrêtez de vouloir exister à tout prix à travers le numérique. Tentez d’y mener des vies intenses et peut-être que cette intensité rejaillira sur notre quotidien à tous.
Ça m’attendrit de savoir que vous avez un rhume, que votre train est en retard ou que vous n’avez pas encore préparé votre prochain repas, mais au fond, je n’en ai rien à faire. On ne va pas entrer en communion parce qu’on vit tous la même chose. C’est plutôt par les à-côtés, les dérapages, les imprévus qu’on se réveille les uns les autres.
Les réseaux sociaux produisent une sorte d’hypnose collective. C’est le nouvel opium du peuple. Pire, l’opium des intellectuels qui s’anesthésient les uns les autres. Ce n’est même pas la faute des outils eux-mêmes, mais celle de leurs piètres usagers.
Je n’ai qu’à cesser de suivre les pleurnichards. Mais nous le sommes tous. J’écris même un article complet pour pleurnicher parce que les autres pleurnichent. Nous sommes sur une mauvaise pente. Le Net devait nous exalter, il nous enferme tout en bas d’une pyramide qui s’élève de plus en plus haut au-dessus de nos têtes. Nous sommes écrabouillés.
Certains pensent que la vie d’un auteur n’a pas à être intéressante pour qu’il écrive des choses intéressantes. Permettez-moi de douter de cette théorie. Et puis je m’en fiche, je ne mets pas la littérature avant la vie, parce que sans la seconde la première n’existe pas. Quant à l’autre théorie selon laquelle les banalités seraient le liant social élémentaire, je suis sûr qu’elle convient parfaitement à ceux qui habitent tout en haut de la pyramide.
Oui, le quotidien le plus ordinaire peut être littéraire, mais pas quand on se contente de l’étaler platement à longueur de journée, sans la moindre perspective, sans la moindre dimension poétique. Nous sommes collectivement en train de nous abrutir.