Tu ne dis pas ce que tu ressens, on te reproche d’être froid. Tu le dis, ça dérange, parce que du ne devrais pas éprouver de malaise, surtout au sujet de la littérature sur ne Net. Tu devrais toujours être positif, enthousiaste, politiquement correct en quelque sorte, ben non.
Quand je raconte que le Net littéraire ressemble à une ville pestiférée, c’est parce que je vis cette sensation au plus profond. Il ne s’agit pas d’une déduction logique.
Je suis donc allé me promener au bord de l’étang pour me nettoyer la tête, après la pluie, au profit d’un rayon de soleil. J’ai roulé jusqu’à la Pointe courte, à Sète, le quartier célébré par Agnès Varda. Je me suis assis sur une traverse de chemin de fer abandonnée les pieds dans l’eau. J’aperçois sur l’autre rive ma maison.
J’aime écrire dehors. J’aime entendre une route. Un moteur que j’associe à celui d’une vieille 2CV. Qui me renvoie à mon enfance. Parce qu’ainsi certaines choses ne changent pas. Je suis heureux de laisser les impressions se traduire en mots, heureux de savoir que je les publierai un peu plus tard. Je n’ai aucune honte à partager mon plaisir.
C’est peut-être indécent. Comme de faire l’amour en public. Quelque chose de cet ordre se joue pour tous les écrivains qui se moquent de la profondeur mais se préoccupent juste de se satisfaire du moment. J’aime par-dessus tout cette écriture libérée, sans autre objectif que la joie d’être et de le dire.
Parce que sur le Net les écrivains ne se cachent ni pour écrire, ni pour mourir, ni pour jouir. Ce sentiment de mort, si puissamment ressenti par moi, est indissociable de l’extase qui l’accompagne. La fameuse petite mort attachée au plaisir sexuel. Ces deux dimensions bel et bien présentes sur le Net littéraire. Un espace orgiaque avec ses pendants inévitablement lugubres.
À choisir, je garde les deux opposés. La mort pour la jouissance. Ce n’est pas parce que j’expérimente parfois sur le Net la vie absolue que je dois nier l’impression plus commune de m’y retrouver dans un cimetière, et pas un cimetière Marin comme à Sète au-dessus de la Méditerranée, ou celui où repose mon père, sous de grands cyprès, non un alignement méthodique de croix comme à proximité des champs de bataille.
Mes extases ne me font pas oublier mes longues plongées troublées. Rien ne serait littéraire sans elles. Sans leur automatisme, la volonté évidente d’exister par nos mots, quitte à faire ou dire n’importe quoi. C’est d’autant plus prégnant sur les réseaux sociaux. Je me retiens souvent, encore pas assez souvent, surtout avec les gens que j’aime. La mort commence dans ces espaces du paraître. Où chaque fois que tu vas aux toilettes et que ça coince un peu, tu te crois en devoir le raconter à la planète. C’est cela aussi la littérature sur le Net. Une basse fosse, même sous nos plus belles plumes, parce qu’écrire et publier finit par être notre seule manière de vivre.
Je suppose ce phénomène assez nouveau, justement parce que nous avons le droit de tout publier, même notre ultime médiocrité. Alors nous jouissons en public. Baiser sous tous les regards nous semble naturel. Peut-être sommes-nous intoxiqués par la pornographie omniprésente. Nous nous exhibons avec nos mots faute d’avoir des corps assez galbés.
J’imagine la société de demain, éventuellement dominée par les intégrismes religieux, revenue à une austérité généralisée. En même temps que les corps se dissimuleront, nos mots se feront plus discrets. Je n’en doute pas. La littérature, le sexe, la vie, la mort, tout cela est lié. Nous autres écrivains du Net sommes d’odieux blasphémateurs. Nous faisons l’amour sur les sépultures de nos amis. Tel texte qui ne sera pas lu recouvert par un des nôtres qu’on espère plus lu.
Même pas, à vrai dire. Parce que notre jouissance égoïste nous contente. J’ai écrit et tout le reste n’a plus aucune importance.
Quand je tombe sur une séquence porno sur le Net, presque inévitable, je me demande ce que cette fille dit à ses parents. Comment elle justifie son geste. Parce qu’à un moment tout se sait dans notre monde hyperconnecté. Si la plus belle femme de l’univers me proposait de baiser avec elle devant une caméra, j’en serais incapable. Pourtant j’écris en quasi direct, laissant les mots fuir, ne prenant guère le temps de les réarranger, je me donne comme ça sans pudeur. Je suis en fait bien placé pour comprendre cette fille. Je suis comme elle. Je ne me cache pas pour jouir, et je jouis d’autant plus que je songe à votre regard.
Encore un plaisir qui était rare. Difficile à pratiquer, désormais à la portée de tous. J’écris d’ailleurs dehors. Derrière une vieille coque de bateau. Pas vraiment dissimulé. Je pourrais tout aussi bien faire l’amour avec la première femme croisée. C’est aussi ordinaire, aussi banal, sauf à mal penser.
Après toutes ces jouissances trop rapides surnage la petite mort. L’odeur des cimetières. Quelle autre échappatoire que jouir à nouveau ? Recommencer, dans un espoir vain de se surpasser ?
Lu, pas lu, tout ça ne compte pas. Plus nous nous donnons, plus nous jouissons, plus la sensation de mort augmente. La mort de tous ces moments que trop rarement nos mots transcendent. Nous avons avec eux cet espoir de nous arracher au temps. De prolonger l’instant, d’inventer une machine à le revivre indéfiniment. Voilà ce que nous appelons Littérature. Il ne s’agit pas de raconter des histoires mais de tuer le temps.
Je me glisse le long du rivage jusqu’à l’entrée du canal qui relie l’étang à la mer. Le soleil de février déjà évoque le printemps. Les fleurs des amandiers doivent se réveiller un peu partout sur les marges des garrigues.
Le port de pêche avec ses barques, les ruelles entre les minuscules maisons, le canal avec les deux ponts métalliques, celui du train, celui de la route. Trois mondes superposés à quelques encablures. Je pense toujours à Julien Gracq dans ces moments. À l’espèce de chaleur que le lire me procure. Un temps si particulier, si irréel parce qu’il réinvente une lumière parfaite. Si je le pouvais, je me contenterais de l’imiter, un peu comme ces aquarellistes du troisième âge qui ont perdu, ou même jamais eu, la moindre ambition de traquer quelque chose qui leur serait propre.
Ma vie serait d’une infinie légèreté si un démon ne s’agitait pas en moi. S’il ne me poussait pas vers un inconnu. Il m’interdit de répéter Gracq. Il interdit aux hommes de respecter éternellement la tradition. Il faut sans cesse tout casser, tout recommencer, autrement, ailleurs, avec l’espoir insensé d’aller plus loin.
Alors nous échouons le plus souvent, nous élargissons le cimetière de la création, il ne peut en aller différemment. Tout espace où les créateurs s’expriment sans limites est condamné à se transformer en nécropole. C’est une fatalité statistique. On peut la nier, croire que tout se vaut, mais non. Voudrions-nous d’une existence où tous les moments se valent ? Non. Nous sommes prêts à signer des pactes terribles pour éprouver l’indicible.