En 2011, j’ai vécu une expérience pas très agréable. Je me suis retrouvé une nuit à l’hôpital. Diagnostic : crise d’angoisse après un burn-out numérique. Vivre trop intensément en ligne m’avait carbonisé. J’ai décidé de débrancher du Net durant 6 mois. J’avais besoin de prendre mes distances. Un peu comme Jésus qui s’en va méditer dans le désert ou Bouddha sous son figuier Pipal. Vous voyez mon état était assez critique. Je me prenais pour un prophète.
Prélude : une question
Une fois déconnecté, je me suis réfugié dans le cocon familial. Je lisais beaucoup, je me promenais, je jouais avec les enfants, je réfléchissais à ma situation. Je me suis alors souvenu d’un livre, acheté deux ou trois ans plus tôt, et jamais lu, comme presque tous les livres quand on est connectés. Il y était question des différentes écritures inventées par l’humanité. J’avais l’intuition que ce texte pourrait m’aider.
La frustration
Mais impossible de mettre la main dessus. Je savais qu’il avait une couverture blanche, que c’était un grand format de chez Gallimard. J’ai commencé à fouiller notre bibliothèque. Impossible de le dénicher. J’ai accusé ma femme de me l’avoir piqué. Ça finit toujours comme ça quand j’ai un problème, il me faut un bouc émissaire. J’ai fouillé nos bureaux, en vain. Et, pour cause de déconnexion, impossible de faire une requête sur le Net, de demander de l’aide à Hubert Guillaud qui avait conseillé cette lecture dans un de ses articles. J’étais frustré.
La récompense
Quelque temps plus tard, Narvic, le célèbre blogueur spécialiste des médias, aujourd’hui retraité, vient passer quelques jours à la maison. Il dort dans une cabane aménagée dans notre jardin. Le lendemain, il arrive au petit-dej avec un livre à couverture blanche. Bingo, c’est celui que je cherche. Je n’avais pas pensé à regarder dans la cabane. Narvic me dit :
— J’ai trouvé ça sur l’étagère au-dessus du lit, c’est génial. Clarisse Herrenschmidt explique que le code est la troisième écriture inventée par l’humanité après l’écriture des langues et l’écriture des chiffres.
Narvic a passé la nuit à lire Les trois écritures.
— Quand tu ajoutes une écriture à ton arc, c’est comme si tu voyais mieux le monde.
C’était exactement ce que je voulais expliquer. Le net nous chamboule parce qu’il nous fait voir le monde autrement. Je sautais littéralement de joie. J’étais électrisé.
Un hasard particulier
La sérendipité a souvent cet effet. Elle nous aide à franchir un obstacle contre lequel nous butions depuis longtemps. Nous éprouvons un immense soulagement en même temps qu’une immense satisfaction. Avec aussi cette idée, difficile à rejeter, que le destin a son mot à dire dans cette histoire. On sent à l’œuvre une force mystérieuse.
On dit que la sérendipité « C’est trouver quelque chose qu’on ne cherche pas ou ne cherche plus. » C’est la définition classique. C’est aussi « Trouver quelque chose qu’on cherche d’une manière inattendue. »
Cette trouvaille se joue sur deux plans.
- Un imprévu (dans mon cas, Narvic qui arrive avec le livre que je cherche).
- Un coup de pouce (le contenu du livre m’aide à avancer dans ma quête).
La sérendipité est donc un hasard très particulier. Positif. Constructeur. Enchanteur. Qui nous fait un bien fou.
Le bonheur
La psychologue Isabelle Filliozat dit toujours que nous sommes heureux à deux conditions.
- Nous nous sentons connectés aux autres.
- Nous avançons dans nos projets.
Voilà pourquoi la sérendipité nous rend heureux. Elle remplit ces deux conditions.
- C’est un moment de connexion. Elle ne survient que si nous sommes attentifs au monde et aux autres.
- C’est avancer sur sa route. La sérendipité implique une trouvaille qui nous débloque.
Dans mon cas, il fallait que j’invite Narvic pour qu’il puisse trouver le livre au moment où j’en avais besoin. Et il fallait que le contenu du livre me parle. En alliant connexion et cheminement, la sérendipité nous rend profondément heureux.
Fatalité ?
Devons-nous nous transformer en Jésus ou Bouddha et attendre que la grâce nous touche par magie ? Peut-être pas. Quand on détricote la sérendipité, on devine comment la provoquer plus souvent.
La sérendipité et la liberté
Comment on fait ? Trois facteurs favorisent la sérendipité.
- Pour nous connecter aux autres, nous devons nous déplacer, sortir de chez nous, voyager, répondre à des invitations… Nous devons parcourir le graphe social, cette espèce de grande galaxie qui nous interconnecte, soit physiquement soit sur le Net.
- Pour entendre les voix qui pourraient nous faire avancer, nous devons être à leur écoute, maîtriser plusieurs langues, plusieurs écritures.
- Pour que nous ayons une chance de les entendre, elles doivent avoir une chance de s’exprimer, aussi ténues soient-elles.
Autrement dit, nous devons être libres de nous déplacer, libres d’écouter, libres de nous exprimer. Pour augmenter la probabilité de la sérendipité, et donc contribuer à notre bonheur, nous devons batailler pour accroître nos libertés.
Plus je me lie, plus je complexifie
Est-ce seulement possible ? Pouvons-nous être plus libres que nous ne le sommes déjà ? Je crois que oui. Le raisonnement est un peu tortueux. Il faut s’accrocher.
- Plus nous interagissons, sur Facebook, Twitter, Skype, les blogs, mais aussi dans les cafés, les conférences, les trains… plus nous nous lions les uns aux autres.
- En conséquence, le réseau social de l’humanité se densifie. Il faut essayer de le voir comme une carte Michelin haute en couleur. Chaque jour, elle comporte de plus en plus de routes. C’est pas toujours des autoroutes ou des nationales, on trouve des départementales, des chemins communaux et beaucoup de sentiers.
- Mais une chose est sûre, cette carte est de plus en plus complexe. Une sorte de tableau de Jackson Pollock.
- La carte représente un territoire qui lui-même se complexifie. Les messages s’y propagent plus vite, mais aussi les interactions.
- On peut en déduite une loi : plus je me lie, plus je complexifie le monde.
Ça nous donne à tous un grand pouvoir et une grande responsabilité.
Plus je me lie, plus je suis libre
Imaginez-vous maintenant à la place des forces de l’ordre. Le contrôle de ce réseau devient de plus en plus difficile. Il est quasi impossible de mettre un gendarme à chaque croisement. On ne peut pas ajouter un fonctionnaire pour chaque nouvelle route. Il existe des endroits où on ne peut pas contrôler la vitesse et où on doit faire confiance à la responsabilité des automobilistes.
En 1977, le cybernéticien Valentin Turchin a démontré que plus un système se complexifie, plus son organe de supervision doit lui-même se complexifier. Ses ressources étant toujours plus limitées que celles de l’ensemble du réseau, il ne peut suivre la course à la complexification. Les individus s’en trouvent libérés faute de pouvoir être contrôlés.
En résumé, plus je me lie, plus je me libère parce que je rends difficile le flicage. Ça marche d’autant mieux si nous sommes des millions à adopter cette stratégie. On ne complexifie pas le monde tout seul ! C’est une affaire collective.
Bonus. Plus je me libère, plus j’ai de chances de voir la sérendipité se produire, plus j’ai de chances d’être heureux. Ce n’est pas mal comme logique.
Nous sommes des superhéros.
Ombre au tableau
Mais ce n’est pas si simple. Il y a toujours des méchants dans les histoires. Nous ne vivons pas dans le meilleur des mondes. Deux obstacles se dressent sur notre chemin.
- Nous-mêmes d’abord. Si nous empruntons tous les mêmes routes, nous n’exploitons pas la complexité du réseau. Par exemple, si nous lisons tous les mêmes livres, nous ne donnons pas leur chance aux petites voix, nous anéantissons leur liberté d’expression et n’entrons jamais en résonnance avec elles.
- Second obstacle : Les contrôleurs. Quand un contrôleur voit la complexité augmenter, il perd pied, il flippe, il a tendance à vouloir revenir à un état antérieur du monde, un état plus simple, et peu importe si nos libertés, la sérendipité et notre bonheur en pâtissent. Sa fonction de contrôleur est difficilement compatible avec la complexité.
La tentation de la simplification
Exemple. Sans basculer dans le totalitarisme, la plupart des gouvernements démocratiques réduisent nos moyens d’interconnexion. Avec Hadopi, en France, on a bridé les échanges de fichiers de personne à personne. On parle désormais de brider la liberté d’expression pour lutter contre le terrorisme. Beaucoup de lois de cet ordre sont partout à l’étude.
Les contrôleurs succombent souvent à la tentation de la simplification. Parce que plus le monde est simple, plus il est contrôlable.
Deux forces en concurrence
Comme dans toute bonne histoire, nous nous retrouvons avec deux forces en concurrence.
- Nous avons d’un côté une tendance sociale à l’interconnexion et à la complexification,
- de l’autre, des gouvernements qui freinent des quatre fers.
C’est une lutte en quelque sorte. Chaque fois que la liberté d’expression régresse, nous nous rencontrons moins, la sérendipité diminue, nous sommes moins heureux. C’est un paradoxe, parce que, en temps de crise, nous avons besoin de plus de rencontres, de plus d’enthousiasme, de plus d’idées pour trouver des solutions.
Call to action
Sommes-nous condamnés à subir ? Non, une fois que nous avons pris conscience de ces mécanismes,
- plus je me lie, plus je complexifie,
- plus je me lie, plus je me libère,
- plus je me lie, plus je suis heureux,
et tant que nous sommes un peu libres, nous devons :
- Nous lier tous les jours davantage pour complexifier le monde.
- Parcourir le plus possible de liens, notamment les petits chemins délaissés par les autres, pour faire vivre la complexité... et faire que des voix encore inconnues viennent nous faire avancer.
Créer du lien et parcourir les liens des autres doit être notre credo. C’est un des plus sûrs moyens d’être heureux à titre individuel et collectif. Alors parfois, nous ressentons toute la puissance du réseau, nous nous retrouvons à l’un de ses points de convergence. Voilà pourquoi la sérendipité s’accompagne d’un sentiment quasi mystique. Elle est magique. C’est une magie sociale. Mais gare au burn-out.
PS : Texte écrit pour TEDx Lyon. Je sais, j’ai beaucoup critiqué TED, comme toutes les plateformes 2.0 qui ne rémunèrent pas les producteurs de contenus. Cela favorise ceux qui vivent d’autres choses. Et, bientôt, il faudra vivre d’autre chose quoi qu’on fasse. En attendant, il est difficile de vivre hors du monde des plateformes, alors je les utilise, parfois pour les dénoncer.