C’est bien beau de descendre dans la rue au nom, entre autres, de la liberté d’expression, mais croyez-vous que nous serons demain plus libres de nous exprimer après la démonstration d’unité nationale du 11 janvier 2015 ?
Extase collective. Grande communion. Nécessaire décharge émotionnelle. Vos intentions diverses auront été incapables de défendre ce qui était au cœur du problème, à son origine, le droit de s’exprimer librement sans encourir la peine de mort, l’emprisonnement, les coups de bâton ou la simple censure.
Une nation n’est pas la somme de ses individus, elle est elle-même et possède une volonté propre, celle de se perpétuer. Elle n’existe que par une sorte d’autopoïèse, l’enfermement de ses atomes dans un corps où leur individualité a bien peu d’importance.
La nation exige le contrôle et la liberté d’expression s’oppose au contrôle. Elle est désordre et complexification.
Manifester par millions, s’affirmer comme nation est d’une certaine manière incompatible avec la volonté de maintenir et de développer la liberté d’expression, c’est-à-dire une gigantesque diversité qu’ensevelit le mouvement unitaire d’un jour. Une fois la nation révélée plus puissante que la plupart ne le pensait, ses porte-garants s’en trouvent regaillardis, leur volonté redouble de maintenir l’entité étrange dont ils sont le fer de lance. Ils n’auront d’autres fins que renforcer sa carapace, que réduire son désordre, que limiter sa complexité, que s’opposer à la liberté d’expression.
Plus une nation est puissante moins on y est libre.
Il est déjà question de serrer la vis sur Internet, d’imposer aux hébergeurs une validation a priori des contenus. Comme nous sommes désormais tous producteurs de textes, photos, vidéos, il faudrait mettre derrière chacun de nous un contrôleur. Vous voyez bien l’absurdité. Fini Facebook, Twitter, les plateformes de blogs… Ces services ne peuvent disposer d’autant de salariés que d’utilisateurs.
Comme l’a démontré Valentin Turchin, un système de supervision pour être efficace doit maintenir un niveau de complexité au moins égal à celui du système à contrôler. Pour contrôler une foule sur le Net, il faut une autre foule, à moins de limiter les pouvoirs de la foule, de lui interdire de s’exprimer librement.
Le contrôle a priori du Net est donc tout simplement impossible à moins de réduire drastiquement le nombre des gens qui ont le droit de s’exprimer.
Dans un monde libre, seule la vigilance de chacun préserve la liberté de tous.
Alors au travail. Et un point de logique maintenant. Notre temps d’attention est limité. Nous ne pouvons pas aujourd’hui écouter, lire, voir plus de contenus que dix ou vingt ans plus tôt, à moins de rester rivé à nos écrans et de renoncer à toute action sur le monde. Si on mesure l’audience en heures d’écoute par individu, elle s’accroît sans doute, mais pas dramatiquement avec la technologie. Notre bande passante en input n’augmente guère.
Si je m’exprime sans que personne ne m’écoute, suis-je réellement libre de m’exprimer ? Oui et non. La liberté d’expression ne peut progresser que si les voix dissidentes ont une chance de se faire entendre, que si le désordre s’accroît dans la nation. Si tout le monde est libre de s’exprimer mais si tout le monde écoute uniquement les médias dominants, la liberté d’expression est bel et bien en danger.
Pour défendre la liberté d’expression, il ne nous suffit donc pas de manifester, de crier notre mépris de la censure et des lois de type Patriot Act. Nous devons diversifier nos sources d’information, de réflexion, de critiques. Nous n’avons pas le droit de nous offusquer de la censure si, au fond, elle n’affecte pas ce que nous lisons et si nous-mêmes sommes des censeurs involontaires.
Se lever pour la liberté d’expression, c’est une bonne intention qui doit se doubler d’un plan d’action concret. Il s’agit de dépenser autrement notre temps d’attention. Plutôt que de le concentrer sur quelques sources quasi officielles, nous devons le répartir entre un plus grand nombre de sources.
- S’imposer tous les jours à lire au moins une source nouvelle.
- Pousser sur les réseaux sociaux des articles issus des voix indépendantes, par rapport à celle des grands médias.
- Ne plus suivre les grands médias qu’avec parcimonie.
- Ne pas se focaliser sur la voix de la nation et de ses alliés.
- Devenir une voix, participer à la biodiversité.
La liberté d’expression dépend de l’usage que chacun fait de sa liberté d’écouter, de lire, de voir… C’est nous-mêmes qui la mettons en danger par notre fainéantise.
PS : Au moment où la nation se trouve renforcée, les grands journaux voient leur audience augmenter, signe déjà d’une recentralisation de l’audience, signe que de nombreuses autres voix parlent dans le vide.