Depuis deux semaines, j’ai The future of the book ouvert dans mon navigateur. Et je ne cesse de me dire, voici le futur, pas tant à cause du texte, que de la façon dont il nous est présenté par The Economist. C’est un essai à double sens, dont la forme illustre magistralement le propos.
Nous avons le choix entre trois modes de lecture : audio, livre et rouleau. Jamais selon moi personne n’a aussi magnifiquement illustré la séparation entre forme et données. Et c’est cela le futur : une adaptation du contenu aux préférences de chacun. Une forme à la carte. Bientôt nous n’aurons pas trois choix, mais dix et sans doute davantage.
Longtemps on a confondu l’objet livre et le texte, c’est bel et bien terminé. Et avec toute l’industrie spécifique du livre. Demain les éditeurs éditeront des textes polymorphes comme nous le laisse deviner The Economist. Le livre ne sera plus qu’une possibilité parmi d’autres.
Pour ma part, sur un ordinateur, j’ai un faible pour le mode rouleau, celui auquel nous a habitués la page d’accueil des premiers blogs. Sur une tablette, je préfère le mode livre. En footing, c’est l’audio.
J’ai tourné et retourné ces idées, je suis sans cesse revenu sur la page de The Economist, comme si elle avait quelque chose à me dire et comme si j’étais encore incapable de comprendre.
Comment appliquer cette pluralité de formes sur mon blog ? Mes textes sont stockés dans une base de données. Techniquement rien ne m’empêche d’alterner entre le mode rouleau et le mode livre, sinon la nécessité de dénicher une app de lecture aussi souple que celle de The Economist.
Mais quel intérêt pour un billet ? Depuis des années, on les déroule sur quelques écrans, et ça marche plutôt bien. J’en suis resté là jusqu’à ce qu’une évidence s’impose. La plupart de mes billets s’inscrivent dans des séries : Vagabondages, Revenu de base, Édition, NetCulture… Il faudrait donc que ces séries s’enchaînent comme dans un rouleau ou comme dans un livre, exactement comme les chapitres dans l’essai de The Economist. Les commentaires, les tags, toutes les meta-informations doivent être écartées pour fluidifier le passage d’un billet à l’autre, pour rétablir leur flux. Le lecteur ne doit s’arrêter que quand tout est déroulé ou que quand il est fatigué.
La fin d’un billet est arbitraire. Imaginez La Recherche découpée en jours de travail pour Proust. Ça serait autre chose et on ne percevrait sans doute pas l’ensemble comme une œuvre. Et si Proust avait publié de la sorte, il n’aurait sans doute pas sans cesse modifié l’ensemble.
Le blog a été pensé comme un journal, comme une chronologie, sur laquelle on ne revient pas. Depuis longtemps, nous avons dépassé ce mode d’écriture, sans changer ni l’interface ni le logiciel. Nous recourons à des artifices comme des sommaires pour créer un semblant de continuité. C’est du bricolage, désagréable pour le lecteur, surtout pour le nouveau venu qui n’a aucune raison de penser qu’il se tient sur la partie émergée de l’iceberg.
Pour nous rattraper, nous sommes souvent contraints de créer des livres ou des ebooks, une façon de donner forme à notre continuité. Ainsi nous sortons du blog, parce que le blog tel qu’il a été pensé ne convient pas à une pratique littéraire autre que fragmentaire.
Problème identifié. Solution esquissée par The Economist. Il reste à penser le template capable de restituer le flux. Nous n’avons rien à toucher dans nos bases de données, sinon peut-être stocker des signets pour qu’un lecteur revienne là où il s’est arrêté. Ce n’est pas un travail gigantesque, il va falloir que quelqu’un s’y colle. Ça me paraît maintenant urgent et indispensable.
Alors les éditeurs qui disent que l’autoédition n’existe pas découvriront que les œuvres majeures d’aujourd’hui sont toutes autopubliées sur le Web, qu’elles rassemblent bien plus de lecteurs que les œuvres enfermées dans les livres, simplement elles sont encore invisibles, car découpées en billets plutôt qu’être transformées en flux. Une fois cette évolution traversée, nous autres auteurs nous mettrons également à travailler l’ensemble du flux. Nous le ferons avancer, tout en revenant en arrière. Cela parce que les lecteurs seront enfin capables de voir ce qui aujourd’hui reste enterré dans le passé, hors d’atteinte de toute navigation.
Je crois comprendre que si j’écris encore hors du Web, c’est parce qu’il me manque le logiciel de publication adapté. Et que celui qui existe me pousse à une forme qui ne me convient pas toujours.