Statistiquement, nous autres auteurs vendons peu de livres. Et comme, je peux survivre sans mes revenus d’auteurs, je n’ai donc aucune raison de chercher à écrire des choses qui se vendent. Je peux m’installer sur un banc au sommet de la bastide de Monflanquin et me laisser charmer par la campagne vallonnée du Lot-et-Garonne.
C’est un luxe, pourtant pas tout à fait satisfaisant. Si j’écris et que personne ne me lit, j’en éprouve de l’insatisfaction, surtout quand je me compare à ceux qui ont du succès.
On a beau dire que se préoccuper des autres est stupide, il est difficile de faire abstraction d’eux, d’autant que seuls nous ne sommes pas grand-chose. Donc, même quand l’argent n’est pas un souci majeur, toucher des lecteurs reste une préoccupation.
Si je m’offre assez souvent des petits plaisirs littéraires, je me demande néanmoins ce que je pourrais écrire qui aurait du sens pour moi et pour les autres, une façon de nous réunir. À ce stade, ça coince. Être là au sommet de la bastide, prendre ce temps, le soleil encore doux sur ma nuque, c’est de la plus haute importance, et même de l’écrire, pendant que le monde s’affole, que le marché de l’art caracole sans qu’un journaliste soit capable d’expliquer le phénomène par l’écart sans cesse croissant entre les pauvres et les riches.
Et quand le patron d’une multinationale se crashe avec son jet, ces mêmes journalistes oublient de préciser qu’il n’était pas seul à bord, et quand ils font l’éloge de la victime, ils taisent qu’il dirigeait une des pires boîtes au monde, responsable d’innombrables sinistres écologiques, sans parler de déplacements de population et d’autres horreurs. À cause de ces déviations monstrueuses de notre société, je me dois de me poser sur un banc, de capturer cette route grise qui décrit une grande courbe entre les champs et quelques pavillons aux toits rouges.
Dans ce cas précis, mon intérêt ne rejoint pas celui du public, il s’en écarte diamétralement. Je devrais plutôt écrire des aventures avec des superhéros, sorte de symboles de ces célébrités toutes-puissantes, qui collectivement nous fascinent. Quand une telle idée me traverse, je songe aux statistiques. Les probabilités restent défavorables même quand l’auteur se travestit pour se tourner vers le public.
Et franchement, je n’aime pas jouer au loto. Je me retrouve donc dans une impasse. Faire ce qui compte pour moi compte pour peu de gens et tenter d’approcher les domaines qui comptent pour tous n’augmente guère ma probabilité d’élargir mon public. C’est une position assez inconfortable. Quoi que tu écrives en tant qu’auteur, en gros, ça ne change rien. « Ben, fais donc ce qui te chante. » Mais alors retour au point de départ. L’isolement n’est pas très confortable.
Ne rien écrire serait la solution la plus raisonnable. Venir sur le banc, suivre le tracteur chargé de bottes de paille jusqu’à ce qu’il disparaisse derrière son hangar. Et quand un chat s’asseoit à côté de moi, me contenter de le caresser, plutôt que de l’écarter du bras parce qu’il m’empêche d’écrire.
Sans écrire, je pourrais être plus heureux. C’est encore un mauvais calcul. Les écrivains de mon espèce portent des lunettes opaques que seuls les mots entrouvrent. Après des années d’exercice, il est difficile de voir autrement. Je n’y parviens plus que si je m’attaque à un sentier de randonnée, que si le corps rend impossible l’écriture, que si les enfants me tournent autour, et j’imagine le pire quand nos appareils me permettront d’écrire tout en marchant.
Cesser d’écrire n’est donc pas une possibilité. Reste la possibilité de ne pas publier, de garder tout cela pour moi, justement non, parce que l’écriture c’est aussi se tendre vers les autres, c’est de la communication, avec l’attente d’un échange, d’une vibration. Je suis en train de décrire un piège dont il est assez difficile de se tirer, sinon encore par des mots, de les utiliser comme les barreaux d’une échelle et de s’échapper avec eux.
Après le chat, un chien s’approche. Il pisse contre le tronc d’un grand acacia, puis recouvre son œuvre en creusant avec ses pattes arrière. Et puis il y a toujours quelque chose de non dit, comme évoquer cette débroussailleuse qui m’envoie l’odeur de l’herbe coupée, mais qui me casse les oreilles, et me force à changer de point d’observation.
Le non dit, c’est ça le sujet. Ce qui ne veut pas surgir explicitement, ce qui est là, bien présent dans l’entre-deux. Alors peu importe le sujet choisi, du moment qu’on s’ouvre à cette possibilité, qu’on la laisse glisser vers la surface, vers le lecteur. C’est peut-être ce qui nous fait aimer un auteur. Non pas ce qu’il écrit, mais ce qu’il n’écrit pas.
La bastide est une belle métaphore de l’écriture. Le village s’est construit au sommet d’une butte. Les maisons extérieures servent de rempart. Elles disposent d’une vue merveilleuse sur la campagne, mais les riches propriétaires préféraient habiter autour de la place centrale, où se tenait le marché, où la foule se rassemblait.
Pourquoi s’enfermer, se tourner vers les autres, alors que vers l’extérieur tout est plus exaltant, plus tendu vers l’horizon et la métaphysique ? L’écrivain a ainsi le choix de vivre en périphérie, libre, persuadé de défricher une route féconde, ou au centre, près des autres, dans une relative promiscuité.
En quittant Paris et Londres, j’ai dit au revoir à la place centrale, avec la croyance qu’elle serait toujours accessible sur le Net. Une accessibilité théorique qui s’est avérée illusoire avec les années. J’ai découvert des placettes, mais jamais la place de la révolution.
Le dilemme de l’écrivain est le même que celui du bourgeois du moyen-âge. Vivre sur la place, bruyante, puante, mais vivante, ou regarder vers la campagne, lumineuse, solaire, et peut-être dangereuse. Je suis tenté par les deux possibilités.
Grâce au regard extérieur, j’espère encore trouver du monde, comme si un mouvement allait se créer dans cette direction. Pourtant, je sais que si la foule se joignait à moi, je partirais ailleurs, loin d’elle. Encore ce dilemme, cette prison, dont je ne m’échapperai jamais.
La place était paisible jusqu’à ce que les planches de trois skateurs tremblent sur les jointures des pavés. C’est le Bronx sous le soleil impassible. Ce désir de foule conjoint à ce désir de solitude est paradoxal. Avoir les skateurs pour public et les fuir en même temps.
À quelques rues de la place, la vie s’apaise, s’endort. Une voiture se gare, une autre repart, avec de grands vides que traversent un papé avec son chien. La petite musique de la vie, au rythme des papillons.
J’aime cette intensité, cette tension propre aux villages ou aux villes au milieu de la nuit. Rien ne se passe et tout pourrait se produire. C’est romanesque. On peut rêver. Quand il y a trop de monde, on est pris, emporté, on ne vit plus, le temps nous échappe. Alors que dans le vide chaque geste compte.
Une porte s’ouvre lentement, pour ne pas troubler la musique, elle se referme avec la même précaution. Ne rien interrompre, laisser la brise frôler les arbres. C’est à ce moment que l’écriture devient inutile, une fois le calme trouvé.