Vincenzo Susca organise à l’université Paul Valéry de Montpellier des séminaires de sociologie. Le 24 septembre, c’était sur « Mutation du capital, du fétichisme et des nouvelles formes de vie dans le Net » en compagnie de Raphael Josset. Il m’a demandé une petite intervention, à l’improviste. Pas simple, je ne suis même pas sûr de comprendre le sujet. J’ai écrit une bafouille d’un trait, presque en automatique.
Mutation du capital
C’est quoi déjà le capital ? Si on prend le capital dans son ancienne acceptation, en gros de capital financier/productif, la mutation est plutôt bien documentée. Les riches deviennent toujours plus riches, les pauvres toujours plus pauvres, avec un écart grandissant entre les uns et les autres.
Pour la démonstration, voir Piketty. Ou la dernière étude de l’ONG Oxfram qui montre que les 67 plus riches possèdent autant que les 3,5 milliards les plus pauvres. L’année dernière, c’était les 85 plus riches qui réussissaient ce tour de force. Signification : le capital se centralise et ne se répartit pas équitablement entre tous.
Il en va de même avec le capital humain, avec d’un côté de plus en plus de chômeurs en même temps que des algorithmes et des robots travaillent à leur place, de l’autre, les serviteurs des riches, eux-mêmes en cours d’enrichissement.
Riffkin parle d’un troisième capital, le capital social en partage, toutes ces choses qui circulent sur le Net, ou à l’aide du Net, et qui appartiennent à tout le monde. Ce domaine grandissant des biens communs.
Cette vision reste idyllique. Sans argent en partage, nous n’aurons même plus les moyens de manger, et le Net sera le dernier de nos soucis. Pour cette raison, je défends l’idée d’un revenu de base, c’est un prérequis que Riffkin et beaucoup d’ultralibéraux oublient. Si on passe sa vie à partager, on vit de quoi ?
Le Net devait décentraliser la société à tous les niveaux, il nous en donne techniquement les moyens, mais, dans la pratique, nous constatons le contraire. Les plates-formes qui facilitent le partage centralisent le Net et les revenus générés. Sous le prétexte du 2.0, elles assèchent la société en se nourrissant sur notre dos. Si leurs opérateurs croyaient vraiment au partage, ils partageraient eux aussi, mais ils ne le font pas. « Faites ce que je dis, pas ce que je fais. »
Pour le moment, le Net creuse la fracture sociale sous mes yeux atterrés.
Mutation du fétichisme
Pour moi, le fétichisme se résume à la vénération d’un fétiche, réel ou symbolique. Je n’en sais pas plus, je n’ai aucune culture dans ce domaine, j’ai tout appris dans L’Oreille cassée d’Hergé.
Il me semble que le XXe siècle a consacré la vénération des objets, la voiture notamment. Il fallait acheter, frimer, extérioriser sa fortune.
Même si des millions de gens se précipitent pour acheter le nouvel iPhone le jour de sa sortie, ce type de fétichisme est sans doute en voie d’extinction, c’est aussi ce que dit Riffkin, études à l’appui. Posséder, ce n’est plus très classe, et même un peu ringard.
Mais le fétichisme ne s’évanouit pas pour autant. Si c’était le cas, nous aurions basculé dans un nouvel état de notre humanité. Le fétichisme se transforme plutôt. Nous sommes désormais nos propres fétiches. Les selfies par exemple. On se voue un culte à soi-même. Chacun veut exister en ligne. On nous vend de la visibilité. Tout le monde est persuadé d’avoir son heure de gloire.
C’est un mensonge propagé par les plates-formes. Elles ne nous disent jamais que « Partager sans être entendu ne sert à rien. » Le temps d’attention n’étant pas illimité, nous ne pouvons globalement être plus entendus que jadis au comptoir d’un café, donc le partage est lui-même limité dans la pratique. Je veux dire en nombre de transactions. La nature de ces transactions a beaucoup changé en revanche (elles ne sont pas limitées à une localité, à un moment, à une connaissance préalable… et plutôt que des milliers de cafetiers se partagent les bénéfices, ils se concentrent entre quelques mains).
Le partage au sens 2.0 est donc une illusion, sauf pour quelques winners, et sur les réseaux on sait que winner-take-all : quelques gagnants tirent le gros lot. Les plates-formes les mettent en avant pour dire combien ils sont géniaux. Les promoteurs de l’Euromillion ne font pas autre chose avec leurs gagnants.
Ainsi, même dans le fétichisme moderne, nous découvrons un phénomène de centralisation, celle de la popularité globale qui occulte les anciennes popularités locales. Et qui dit centralisation, dit sans doute idolâtrie. Au fond, rien ne change. On fait peut-être même un pas en arrière, on en revient à une modalité du fétichisme plus tribale et moins capitaliste.
Nouvelles formes de vie dans le Net
De nouvelles formes, j’en vois surtout une, c’est celle proposée dansMatrix. Des humains transformés en centrales énergétiques pour quelques plates-formes. Où nos mouvements, nos mots, nos images, notre géolocalisation deviennent des sources de revenus, pas pour nous bien sûr.
Ce n’est pas vraiment une nouvelle forme de vie, plutôt une réinvention de l’esclavage, un esclavage le plus souvent sans conscience, et dont on ne songe pas à se libérer.
Alors le Net, plutôt que d’augmenter l’intelligence collective l’amoindrit. Tout le monde se met à cliquer pareil, à liker pareil, à aimer pareil. C’est une société de moutons de Panurge qui a d’elle-même une idée de grande diversité et donc qui s’illusionne.
Sans parler de l’addiction au regard des autres, à cette volonté d’être le fétiche d’une communauté plus grande, parce que c’est agréable, parce que quand la dose augmente on éprouve plus de bonheur (et inversement, une tristesse sans fond quand personne ne se tourne vers nous).
Il existe par chance quelques Spartacus, peu nombreux, et proportionnellement moins nombreux en même temps que le Net gagne du terrain. Les Spartacus s’opposent à la centralisation, ils militent pour le P2P, le revenu de base, le logiciel libre, une blogosphère indépendante… Ils veulent que les pauvres et les riches se rapprochent plutôt que sans cesse s’éloigner. Ils pensent que le Net peut nous y aider, que c’est une véritable arme de guerre, mais dont trop peu de gens ont trouvé la gâchette.
On a donc d’un côté l’esclave soumis, de l’autre les Spartacus, et n’oublions pas les maîtres, maîtres du capital, maîtres des plates-formes, qui ont le pouvoir de faire de nous des fétiches adulés ou de sombres merdes.
Je ne vois pas grand-chose de nouveau, en fin de compte. Un moment, on a rêvé du contraire, j’ai même écrit des livres pleins de rêves. C’était quand on croyait à la décentralisation, à un basculement de la société sur son axe, alors là oui on voyait émerger de nouvelles formes. On croyait qu’on allait tous devenir les artisans de nos vies, de nos arts, de nos pays.
Mais la centralisation est revenue casser nos espoirs. Une centralisation sans précédent dans l’histoire. Illustration : l’affaire Snowden (Snowden nouveau fétiche d’ailleurs). L’espionnage. Tout ça, c’est possible à cause de la centralisation. C’est un truc démodé, déjà très puissant dans l’ancienne Égypte, ça a fait ses preuves, rien de nouveau ne peut advenir dans une société ainsi structurée.
Cette forme est vieille, elle a tout donné, il faut en changer, sinon je ne vois pas ce qui nous attend de bon dans les années qui arrivent (parce que nous avons besoin d’intelligence collective pour résoudre nos maux). Si on ne bascule pas vers une organisation plus intelligente, on ne réglera pas les problèmes qui nous empoisonnent et on continuera d’enterrer nos arts. Nous avons besoin de nouvelles formes de vie sur le Net, il nous reste à les inventer. En publiant cette réflexion sur mon blog, en dehors de toute recherche de légitimité, je m’y essaie.