C’est la rentrée, son rituel, de courte durée. En vélo jusqu’à l’école, je quitte les enfants et me voilà livré à moi-même, sans aucune obligation.
Je vis ce dont beaucoup d’aspirants artistes rêvent. Mais l’obligation de faire s’impose, l’obligation d’agir, de créer, d’inventer. Elle est à l’origine de la recherche maximale du temps libre, un temps qui n’existe pas.
Je m’installe au bord de l’étang, adossé à un muret, face à la montagne de Sète. Je n’ai aucune intention, sinon de me laisser traverser par la brise légère du matin.
Aux extrémités des épis, des pêcheurs à la ligne. Shorts et casquettes américaines. Le singlement du lancé quand la bobine de crin de déroule vers le large.
À côté des pêcheurs, l’indispensable curieux discute, trop bruyamment pour les poissons, et même pour moi. D’où nous vient ce besoin de parler, ce besoin d’écrire. Notre cerveau veut se prouver qu’il existe. C’est une addiction à l’être.
Un nageur suit la ligne des bouées. Un crawl régulier et sans violence. Plus loin, la balise à fanion d’un plongeur sous-marin. Puis des bateaux posés au hasard. La saison de la dorade commence.
Je n’ai plus envie d’écrire au bureau. J’ai besoin d’engager mon corps dans l’écriture. Allongé, au lit, debout devant le lutrin, adossé au muret. Ces positions en elles-mêmes colorent les mots.
Le soleil frappe déjà avec dureté et voile l’écran. Je suis un mollusque, un gros nounours, je peux écrire que des choses gentilles. Et je n’ai rien à dire. Car je suis méchant par nature. Tout ce qui est normatif m’exacerbe.
Le nageur revient sur le dos. Avec douceur. Deux ondes s’ouvrent en V dans son sillage. Elles rident le bleu immaculé. Un calme auquel ne goûte aucun estivant, un calme propre à septembre, comme si l’eau s’apaisait en même temps que les rues du village.
Cette beauté est trop puissante pour mes sens. Elle me terrasse. Nous créons pour la fuir. Parce que nous ne pouvons pas communier avec elle. Ceux qui y parviennent trop longtemps deviennent fous.
L’humain riche est celui capable de s’asseoir là, de rester immobile avec les reflets des bouées jaunes démesurément allongées à l’inverse du soleil. Beaucoup de retraités. Habités d’une patience infinie. Le temps paraît pour eux distendu, alors que de leur propre expérience il n’a jamais été aussi compressé.
Cette petite écriture a sur moi un effet merveilleux que je sais sans lien avec celui qu’elle peut produire sur vous. Il manque le corps, la chaleur, les rumeurs, les caresses des vaguelettes sur le rivage.
Il serait tentant d’ajouter des images, de décrire les pontons de bois qui habillent les épis ou la ligne noire de l’horizon avec dressées toutes droites les grues du port de Sète. L’accumulation n’est pas propice à la représentation. Voilà pourquoi j’ai commencé à écrire des listes. Pour circonscrire leur infinité potentielle.
Ce texte ne peut avoir de fin que la fatigue de mon corps, trop échauffé par le soleil, trop agacé par une disqueuse nerveuse dans le chantier du nouvel établissement thermal, trop impatient par nature.
Je ne pense pas à vous, j’écris pour moi, pour me maintenir en position un instant de plus, à l’affût d’une impression, d’une vision. Le plus souvent, il ne se passe rien. Si, le cri des gabians.
Je devrais pourtant n’écrire que pour vous, pour éveiller vos sens, vous transporter avec moi au bord de l’étang et vous donner envie de vous glisser dans l’eau tendre. De prendre un train, de sauter dans votre voiture, de tout plaquer et de me rejoindre.
Là-bas, au-delà de la montagne d’Agde, je devine l’ombre des Pyrénées. J’y ai campé le week-end dernier avec les enfants. Sous un grand rocher en surplomb de la Méditerranée. C’est encore plus insurpassable. L’art n’a d’autre ambition que nous rappeler cette simple évidence.
En vérité, je pense à vous plus que je n’ose l’avouer. J’aimerais provoquer en vous des envies folles, des extases, des commotions. Je n’ai que la force de lister quelques unes des choses vues.