Combien de livres lisons-nous, qui nous transforment et dont nous oublions tout, jusqu’au titre, jusqu’à l’auteur ? Et puis ils nous reviennent par hasard.
Récit banal de nos vies numériques. Depuis quelques jours, j’ai un onglet ouvert avec un article sur l’écriture, avec citations de David Foster Wallace, extraites d’un long interview accordé à Bryan A. Garner.
Et puis je lis le dernier atelier d’écriture de François Bon. Il est question de John Gardner, de ses deux livres posthumes de 1983, The Art of Fiction et On becoming a Novelist.
Un moment, je confonds Garner avec Gardner. Je connais Gardner. Je sais qu’il a été le prof de Carver. Un des premiers a avoir enseigné l’écriture créative aux États-Unis. C’est tout. François me donne envie de lire ses livres. Je les cherche. Boom. La couverture de l’édition 1991 de The Art of Fiction s’affiche. Mince. J’ai lu et relu ce livre. En même temps que des dizaines d’autres sur l’écriture. À une époque, je lisais tout sur le sujet. Contrairement à Carver, je n’ai pas songé à trouver un Gardner dans une fac française (il n’y en avait pas). J’ai tout appris seul, une solitude pesante, souvent désespérante, un sentiment que les jeunes auteurs ne peuvent plus imaginer au temps du Net.
J’ai depuis oublié Gardner, les titres de ses livres, parce que je n’ai jamais parlé d’eux à personne (pas de post critique à publier), parce que je n’ai jamais songé à les étudier pour les restituer (pas d’atelier d’écriture à animer), je les ai absorbés jusqu’à les intégrer à mon ADN.
La couverture de On becoming a Novelist ne me dit rien. Je déniche un ebook, je lis la préface de Carver, et tout me revient, même la couverture. Ce livre aussi est en moi, logé très profond.
Peu à peu ma mémoire se réveille. Je sais quand j’ai lu pour la première fois The Art of Fiction et On becoming a Novelist. C’était lors d’un voyage dans Wyoming en 1992. Mise en abyme. Extraits de mes carnets.
Samedi 27 juin, avion Denver-Jackson. J’écris quatre cartes postales qui se suivent. Voilà une idée, écrire des textes qui ne peuvent être compris sans être mis en relation ; ici par des amis qui s’interrogent.
Lundi 29 juin. Fuyant le Yellowstone, nous revenons à Jackson, Wyoming. C’est une station de sports d’hiver, petite ville proprette et agréable.
Mardi 30 juin. À notre réveil, il pleut, il fait froid, on se dit qu’il faut partir pour le sud, jusqu’au Grand Canyon du Colorado. À l’agence National Car, on m’explique que la voiture ne peut être retournée qu’à Jackson, nous sommes coincés dans cette ville. Nous montons en télésiège au sommet de la montagne qui la surplombe. Après avoir somnolé quelque temps, nous redescendons à la course sous l’orage.
Jeudi 2 juillet. Au sommet du Rendezvous Peak, j’ai l’idée de photographier tout l’horizon en une succession de clichés, d’envoyer chacun des clichés à un ami avec un petit texte. Cela ressemblerait à un puzzle. Malheureusement, je n’ai pas d’appareil photo.
Vendredi 3 juillet. Je suis assis dans le square de Jackson. De l’autre côté du square, au milieu d’une des rues principales de la ville, se déroule un simulacre de l’ancien temps sous les regards amusés des touristes. Des cow-boys du présent sont déguisés en bandits et shérifs de cent ans en arrière : couteau et pistolet à la ceinture, carabine en bandoulière. Tout ce monde se chamaille, une fusillade éclate. Cheveaux, prostituées, diligence…
Dans la librairie de Jackson, j’ai acheté des essais sur l’art du roman. Il y en avait des dizaines. En Amérique, on enseigne à l’université l’art d’être romancier, ce qui explique une profusion dont aucune librairie parisienne ne peut se targuer. J’ai lu cet après-midi un essai de John Gardner. Pas de leçon, juste une constatation : un talent s’enrichit au contact d’autres talents, voilà pourquoi à l’université il faut des classes réservées aux écrivains.
Je quitte demain avec joie cette magnifique région du Grand Teton. De retour à Paris, je dois me reconstruire un environnement de travail. L’écriture quotidienne de notes bénéficie-t-elle à mon style ? J’écris si vite, par réflexe, juste si je corrige quand je mets au propre. De bonnes phrases doivent se perdre dans la multitude.
Retour au XXIe siècle. Assez effrayant de me dire que, si je n’avais pas été bloqué à Jackson, je n’aurais peut-être jamais acheté tous ces livres sur l’art d’écrire. Surréaliste quand j’y repense. Jackson, une ville de moins de 10 000 habitants, dont la librairie disposait à l’époque d’un extraordinaire fond sur l’art d’écrire. Au fait pourquoi cette volonté de maîtriser son art ? Voici une très belle réponse de Kurt Vonnegut :
Do so as a mark of respect for your readers, whatever you’re writing. Faites-le par respect pour vos lecteurs, quoi que vous écriviez.