Après une quarantaine d’articles en faveur du revenu de base, suis-je en train de perdre la tête ? J’ai plutôt des scrupules, éveillés par quelques bruits, quelques impressions. Et je voudrais clarifier ma position avant l’université d’été du revenu de base.
Quand on a de belles idées et qu’elles restent entre les lignes, c’est sans conséquence. Qu’on les applique et le monde peut en être bouleversé.
Les exemples ne manquent pas. Le communisme. Tout un édifice théorique qui conduit à la barbarie. Certains disent que le vrai communisme n’a jamais été appliqué. Et donc prétendent qu’il faudrait encore une fois recommencer, pour le meilleur et pour le pire.
Idem avec les utopies socialistes du XIXe siècle. On ne peut pas dire que les phalanstères aient fait école, ni que les sociétaires s’y soient épanouis. Pas mieux du côté des utopies libertaires chères à Hakim Bay. Pas mieux en direction des ultralibéraux qui, sous prétexte de réduire les inégalités, ne font que les accroître (certains, là aussi, jurent que le véritable libéralisme n’a jamais été appliqué).
Qu’est-ce qui cloche avec ces belles idées ? Un ensemble de personnes les instaure a priori en principes inaltérables et quasi divins. Un dogme qui par nature ne peut être appliqué puisqu’il est pensé dans une sphère déconnectée du réel : un idéal.
Rien des faits de terrain, de la nature humaine, du contexte techno-économique, des retours d’expérience ne modifie les postulats. Nous ne sommes pas dans une logique évolutive, avec des essais, des erreurs, des correctifs, mais dans une forme de totalitarisme intellectuel qui ne connaît d’autre avenir que l’effondrement après de terribles catastrophes.
Tout a été pensé une fois pour toutes dans une tour d’ivoire et déroulé avec un rouleau compresseur. Un matin quelqu’un s’éveille et il est sûr d’avoir la solution pour tous les autres. Puis il n’en démord plus, il se bat pour elle quitte à lever une armée. Tester, expérimenter, mettre à l’épreuve ne le concerne pas. Il est sûr de lui jusqu’à l’aveuglement. Son idée est la bonne parce qu’elle paraît résoudre les maux du moment.
Je ne voudrais pas que mes enfants entendent dire « Le véritable revenu de base inconditionnel n’a jamais été appliqué. » Que l’idée soit détournée au profit de quelques-uns. Piège qui ne peut être évité que si l’idée est polymorphe, multiforme, variable, adaptable, non dogmatique, non-propriétaire.
Si je prétends aujourd’hui « Le revenu de base, c’est bon pour la société », je suis un totalitaire. Parce qu’en vérité, je n’en sais rien, je ne peux que l’espérer. C’est le jour où un revenu de base sera instauré quelque part, au-delà de quelques micro-expériences, guère étudiées, que nous pourrons dire voilà ce qui marche mieux, voilà ce qui marche moins bien. Rien ne sera blanc, rien ne sera noir. Certains aspects seront même très sombres, n’en doutons pas.
Écoutons-nous défenseurs du revenu de base. Combien de fois avons-nous parlé de ce monde meilleur dans lequel nous vivrions si notre utopie était active ? J’ai mauvaise conscience. De quel droit faire des promesses ? Sur quels fondements ? J’ai souvent voulu faire prendre mes espoirs pour des prévisions catégoriques.
Dans cette affaire, nous oublions souvent le pragmatisme. Un philosophe dirait que nous basculons vers l’idéalisme. Et je suis un matérialiste. Les idées n’ont aucune valeur en elles-mêmes. Qu’est-ce que je peux faire maintenant ? Comment puis-je changer ma vie maintenant ? Voici les seules questions qui devraient m’occuper.
Je serais heureux de vivre dans une société où chaque être humain toucherait un revenu de base, mais je ne sais pas comment passer de notre société à cette utopie (qui serait peut-être invivable comme nombre d’autres utopies). Les idées ne manquent pas, avec tous les dangers qu’elles comportent. Pourquoi en choisir une plutôt qu’une autre ?
Aucun argument théorique ne décidera pour l’une parmi toutes. Seul le terrain doit décider. Et pas le terrain idéologique de la lutte armée. Je suis contre un revenu de base, parce qu’il faut expérimenter des revenus de base. Dans des villes, des associations, des communautés, et aussi par des choix de vies, en se coupant, par exemple, de la nécessité d’un travail rémunéré dès que possible et alors simuler pour soi le revenu de base. C’est peut-être la première étape, une prémisse indispensable.
Si quelqu’un défend une idée qu’il n’a pas déjà mise en place dans sa vie, c’est une graine de dictateur. Surtout dès qu’il demande aux autres de faire ce que lui n’a pas encore jugé bon de faire. Son prétexte : il faut que les masses se joignent à lui, seul, il ne peut rien. Cette rhétorique ne vous effraie pas ? Moi, elle me terrifie.
Qu’est-ce qui est mis en jeu ? La liberté.
Nous sommes en guerre diront certains. Alors, amusons-nous à suivre La route de la servitude de Hayek, particulièrement la version illustrée de Look Magazine.
Nous sommes en guerre contre les banquiers faux-monnayeurs, contre la pauvreté, contre les inégalités, contre les bouleversements climatiques, contres les abus de pouvoir des politiciens… nous sommes en guerre pour l’instauration d’un revenu de base et, à ce titre, nous pouvons être tentés d’imposer notre idée géniale à tous, parce que nous sommes persuadés qu’elle sera bonne pour tous. Nous ne sommes pas des communistes mais nous défendons comme eux un principe supérieur auquel nous croyons dur comme fer. Partage de l’outil de production, revenu de base inconditionnel… slogans de même nature ontologique.
Si la méthode top-down utilisée durant la guerre pour imposer le revenu de base fait ses preuves, on estimera bonne pour les temps de paix.
Promesses. Le revenu de base entraînera moins de pauvreté, nous donnera le pouvoir de dire non aux mauvais jobs, il revalorisera les bas salaires, il permettra aux artistes de s’adonner à leur art, aux entrepreneurs de lancer de nouvelles entreprises, aux parents de s’occuper des enfants sans culpabiliser, aux femmes de s’émanciper davantage…
Mais une fois la guerre terminée, les utopistes commencent à se quereller. Comment continuer à financer le revenu de base ? Faut-il le donner aux étrangers ? Faut-il fermer les frontières ? N’est-il pas un facteur de croissance nocif pour la biosphère ?
Les citoyens aussi commencent à être en désaccord. Lui qui ne fait rien. Eux avec leurs cinq enfants. Cet étranger qui a autant de droits que nous. Ceux-là qu’on maintient en vie artificiellement. Plus personne pour nettoyer les chiottes, pour ramasser les ordures. Et ces riches toujours plus riches, ce revenu de base qui ne sert plus à rien. Et toujours plus de pauvres.
Les premiers défenseurs du revenu de base refusent d’imposer leur vision. Ils attendent un accord qui viendrait du peuple parce qu’ils ont d’abord pensé à lui.
Chaque école du revenu de base monte sa propagande.
Les citoyens les moins éduqués se laissent séduire par les meilleurs orateurs.
On commence à détester les utopistes de la première heure.
On donne le pouvoir aux hommes forts.
Un parti s’empare du pouvoir.
Tout ce qui peut nuire à l’unité du parti est combattu, notamment la culture et l’intelligence.
Le plan du leader est incontesté.
Ce plan s’applique à tous jusque dans les moindres détails.
Vous recevez votre revenu de base et vous vous en satisfaites.
Cette caricature montre que les meilleures intentions, nées en temps de guerre, et nous sommes en guerre, peuvent conduire aux pires cauchemars. Je suis donc pour des revenus de base et m’opposerai à ceux déjà innombrables qui pensent à Un revenu de base, persuadés qu’il sera bon pour nous tous.
Avec Isa, nous simulons un revenu de base. Nous avons renoncé à gagner plus pour vivre sur quelques économies, quelques revenus fonciers, nos droits d’auteurs. Nous en sommes plus heureux, plus libres, ce qui nous fait être optimistes quant à l’avenir d’une société à revenu de base. Une lectrice témoigne dans le même sens. Bien sûr, ce choix ne s’offre pas encore à tous. Il faut tenter d’autres expérimentations, obtenir d’autres signaux, d’autres encouragements. Et surtout ne rien faire tomber sur la société comme une chape de plomb.
Lors de l’université d’été du revenu de base, chaque fois qu’un théoricien fera une proposition, je lui poserai les mêmes questions. Qu’est-ce que tu as déjà fait dans ta vie pour aller vers ton modèle ? Où en es-tu de l’expérience ? Si tu ne peux rien faire à ton échelle, à celle de ta communauté proche, ta proposition est dangereuse. Tu en es au stade 1 de la route de la servitude. Tu uses d’une situation politique troublée pour lever un assentiment.
Certains ont des réponses. Par exemple, Stéphane Laborde participe à la création d’OpenUDC, un protocole qui permettra de gérer des monnaies libres reposant sur un revenu de base. Il tente de nous donner un outil pour expérimenter librement, chacun à son échelle, sans que personne n’impose rien à personne. Gérard Fouché parcourt la France pour expliquer les mécanismes monétaires, pour donner des armes intellectuelles qui seules permettrons de penser des alternatives.
Outils, formations, réflexions... C’est indispensable pour la mise en œuvre d’innombrables solutions pratiques, pour cesser de jouer aux idéologues et ne pas nous engager sur la route de la servitude.
Attention. Un revenu de base œcuménique qui voudrait plaire à tous sous prétexte de séduire les foules, celui qui unirait toutes les tendances dans un gloubi-boulga idéologique, celui qu’on pourrait vite accuser d’être populiste et qui nous ferait entrer sur la lutte politique traditionnelle est dangereux parce qu’il est trop vague pour entraîner une expérimentation concrète. Cette version nous projette directement au stade 4 de la route de la servitude. C’est une arme de propagande, de rassemblement, pas un projet de terrain. Il est trop tôt pour convaincre. Convaincre de quoi ? Où sont les résultats expérimentaux ? Partager ses rêves, c’est important. Mettre en œuvre des modèles, quitte à s’inventer des monnaies complémentaires, c’est indispensable pour aller plus loin.