Pour Le portail de langues franco-allemand, Chloé Stevenson m’incite avec ses questions à me retourner sur mon expérience de déconnexion. Déjà trois ans !
— À quoi ressemblait une journée classique avant le 1er avril 2011 ?
— C’est plutôt les nuits qui étaient bizarres. Dès que je me réveillais pour boire ou aller aux toilettes, je lisais mes mails, les commentaires sur mon blog et sur les réseaux sociaux. Souvent je ne me rendormais pas avant des heures, entraîné à écrire des articles pour argumenter et contre-argumenter. J’étais dans un état de fatigue permanent, sans compter que mes deux fils étaient alors tout petits.
Le temps réel des machines dominait mon temps biologique. Je tentais d’être toujours disponible. Sans m’en rendre compte, j’avais nié mon corps. J’étais plus qu’un esprit qui envoyait des bits dans le cyberspace. Nuits et jours se confondaient.
— Depuis quand êtes-vous blogueur professionnel ? Comment l’êtes-vous devenu ?
Je ne suis pas blogueur professionnel parce je ne gagne pas un rond avec mon blog. Je blogue pour échanger, pour partager, pour rencontrer. Je blogue parce je vois le monde en écrivant et qu’en publiant je suis forcé, peut-être, à plus de précision.
J’ai commencé en 2005 lorsque j’ai terminé d’écrire Le peuple des connecteurs. J’avais encore des choses à dire. J’ai alors découvert que cette écriture ouverte engendrait sa propre forme, ses propres contenus, son propre rythme. J’ai depuis appelé ça le Send
— Quel a été le déclic qui vous a poussé à débrancher pendant six mois ? Pourquoi un geste si radical ? Vous auriez pu choisir de limiter votre temps de connexion par exemple.
— Je raconte au début de J’ai débranché. Une peuso-crise cardiaque au milieu d’une nuit. Je me retrouve à l’hôpital. Tout va mieux et qu’est-ce que je fais ? Sur mon téléphone, je regarde mes mails, mon blog, Facebook, Twitter… Là, je me dis : « Est-ce la meilleure chose à faire au moment de ta mort ? » La réponse est évidente : « Non. »
Je comprends à ce moment que je suis toxicomane. Certains allument cigarette sur cigarette sans en prendre conscience, moi je faisais pareil avec le Web. Je ne décidais plus. L’outil s’était emparé de moi. Je devais reprendre le contrôle de ma vie.
Sans parler du signal envoyé par mon corps au milieu de la nuit. Ce n’était pas une crise cardiaque, mais une crise d’angoisse. Un symtome de burn-out. J’étais au bout du rouleau. Je devais me reposer, changer de vie, mais pas question de renoncer au Net.
Pour moi, c’est une révolution gigantesque, technique, mais aussi sociale et esthétique. Pas question de tourner le dos à cette force fantastique. Il me fallait mieux comprendre. Ce qui était important, ce qui l’était moins. Je ne pouvais pas renoncer à tel ou tel service arbitrairement. Tant que je n’étais pas lucide, je devais couper, mais avec l’idée de mieux revenir, plus sereinement.
— À quoi étiez-vous accro ? À l’interaction ? À l’instantané ?
— J’étais accro aux autres, et je le suis toujours. Le Net est l’outil de communication le plus fantastique jamais créé. J’écris pour être lu, pour avoir des échanges avec des lecteurs. C’était tous les jours, tout le temps. Des gens qui viennent te dire « Je t’aime. » ou « Je te déteste. » et chaque fois j’entendais « Tu existes, j’existe parce que vous me donnez de l’importance. » On en redemande, on veut augmenter la dose, on veut plus de bonheur.
— Pensez-vous que ce risque d’overdose concerne aussi des gens "normaux", dont le métier n’est pas d’être connecté en permanence ? Je pense notamment à la génération "digital native", dont une bonne partie a désormais accès aux réseaux partout et tout le temps.
— Nous sommes presque tous accros aux autres. Personne n’est épargné par ce phénomène. Un jour, on goûte à la drogue de bonheur que les autres ont le pouvoir de nous dispenser gratuitement, et on en redemande.
— Comment éduquer cette génération au numérique, pour éviter d’en faire des futurs addicts ?
Tout cela n’a aucun rapport avec le numérique, mais uniquement avec les autres. Il faut être avec eux, parler avec eux, mais aussi apprendre à être seul, à vivre des moments de solitude, des moments d’inaction, de méditation… Rien de plus difficile quand les autres sont toujours là, toujours prêts à envoyer un peu de bonheur à moindre prix.
Il faut apprendre le se retrouver sans eux pour être après mieux avec eux. Je me suis imposé cet exercice pendant six mois. Je crois qu’il n’existe aucune autre moyen d’apprendre tout cela qu’après une ascèse.
Maintenant que nous vivons en permanence avec les autres, comme dans une vaste tribu, nous devons réinventer les rituels initiatiques propres aux tribus, mais en les adaptant à l’âge numérique.
— Racontez-nous la journée classique de Thierry Crouzet "débranché". Quelles difficultés avez-vous rencontrées ?
— C’était tout simplement une journée d’avant internet, à un détail près, je n’avais guère d’obligation. J’ai beaucoup lu, fais un peu plus de sport, fais un peu plus la cuisine, passer un peu plus de temps avec les enfants… Très banal et très logique, puisque le temps que je consacrais aux autres sur le Net je le consacrais alors à mes proches. C’est très agréable aussi. Je crois que je n’ai jamais été aussi heureux.
— Pourquoi et comment vous êtes vous rebranché ?
— J’ai déjà répondu indirectement. C’est sur le Net que se joue notre modernité. Ce qui se passe aujourd’hui et qui ne s’est jamais passé avant. Je suis trop curieux pour me tenir longtemps en retrait de cette révolution. Je suis bien incapable de cesser de lire les auteurs qui comptent pour moi et qui ne publient pas de livres papier.
Et puis, sans le Net, nous ne résoudrons pas les problèmes complexes de notre temps (climatiques, économiques, spirituels…). Le réseau est indispensable si nous voulons accroître notre intelligence collective. Donc, jouer à l’ermite n’a aucun sens. Il me fallait revenir, mais en étant mieux armé.
— Qu’avez-vous ressenti lors de votre première reconnexion ?
— Du dégoût. J’ai jeté un œil aux réseaux sociaux et tout cela m’est apparu vide, mièvre, puéril. Depuis, je conserve une grande aversion pour ces walls où tout le monde veut exister un peu plus que les autres. C’est terriblement déprimant.
— Avez-vous fait d’autres "cures" depuis, plus courtes ?
— Non, parce que j’ai compris que les réseaux sociaux me faisait mal. Trop de voix crient « Moi aussi j’existe ». On dirait que l’humanité est en train de se noyer et que des millions de mains se dressent pour qu’on les saisisse.
Je n’ai pas disparu de ce monde, mais je garde une distance prudente. Je m’efforce de ne pas crier au secours et surtout je n’attends plus rien. C’est à mes proches de me saisir la main quand je me noie.
— Qu’est-ce que cette expérience a changé en vous ?
— J’ai cessé de me dédoubler. D’être en même temps sur le Net et avec les gens autour de moi. Désormais, je suis plus présent. Quand je suis avec mes proches, je suis avec eux, pas en même temps en train de voir ce qui se passe ailleurs. Si je m’ennuie, j’assume. Plutôt que de fuir sur le réseau, je cherche en moi la force d’altérer la situation. Et quand je suis sur le réseau, paradoxalement, j’y suis aussi plus totalement, avec la conscience que ce moment sera suivi d’un moment de déconnexion.
— Et si c’était à refaire ?
— Ça serait avec joie parce que l’ascèse est toujours enrichissante, peu importe à quoi on renonce. D’un autre côté, j’alterne désormais sans cesse les phases de connexion et de déconnexion. Je travaille ma pleine présence.