La plupart des auteurs aspirent à une prose blanche, dans la lignée de Camus. Elle exige épuration, inlassable travail de nettoyage avec visée minimaliste. On entre chez d’autres, plus rares, plus précieux, comme dans un arc-en-ciel, immédiatement conscient d’être chez eux et nulle part ailleurs. C’est ce que j’ai ressenti dès les premières lignes de La Saga de Mô, de Michel Torres.
« Au-devant d’une horde, le Paillasse s’avance : Aristide, colosse microcéphale à cervelle de moineau brandit très haut par-dessus les têtes l’épouvantail des vendanges 1960 cloué sur un mât, un mannequin bourré de foin, au frac fripé de millionnaire, au masque flasque d’homme politique en vogue, sans yeux, chapeauté gibus, inquiétant notable ventru, faussement débonnaire, forcément coupable. »
La Meneuse, premier tome de la saga, est de ces livres qu’on peut poser et reprendre des mois plus tard et qui nous rattrapent immédiatement par leur lumière. Aucune nécessité d’aller à la page suivante, car chaque page explose de couleurs et se suffit à elle-même.
Je ne suis sans doute pas objectif. L’action se déroule au bord de mon étang de Thau, sur la rive ouest, entre les vignes et les marais, un temps de l’enfance qui a été le mien et que les mots de Michel ressuscitent.
Je ne peux prédire leur effet sur les âmes plus nordiques. Chez moi, ils sont stupéfiants. Sans parler des figures qui se croisent et s’emportent l’une l’autre sous le soleil encore dur de septembre.
J’arrive à me sentir bien dans ce climat, malgré la noirceur et la magie sournoise. Les jeunes font oublier le sang et la bêtise monstrueuse des adultes. Et Mô a un regard, une perspective bien à lui, le style de Michel est sa métamorphose du monde.
Voilà le début d’une grande œuvre comme on n’en fait plus beaucoup. Une écriture étalée sur une vingtaine d’années. Un refus des éditeurs. Et les tomes qui s’accumulent, Michel qui persévère et finit par rencontrer publie.net. Ce texte se révèle enfin à nous. Avec son ancrage dans le terroir, il part à la conquête de ce que nous avons tous vécu.
C’est noir et lumineux, de ces ombres franches propres à l’été, où tout est plus intense, et plus dangereux. Je frissonne. En embuscade, une dizaine d’autres tomes attendent, prêts à se jeter sur nous et à nous dévorer le cœur.