La discussion est houleuse. Les intermittents me traitent de tous les noms d’oiseaux. Je suis ignare, stupide, un infâme suppôt du capitalisme, un vilain libéral et j’en passe.
On finit par me désigner le nouveau modèle d’intermittence proposé par le CIP et je comprends immédiatement le malentendu. Je lis dès le chapeau :
[…] la Coordination Nationale propose une plateforme basée sur un principe mutualiste, plus égalitaire et en adéquation avec les pratiques des salariés intermittents : des emplois discontinus, un taux de rémunération variable, une part du travail pouvant être rémunérée forfaitairement (déclaration par cachets), une part de l’activité pouvant être réalisée en dehors des périodes d’emploi.
En commençant tout de suite pas parler de salariés, les intermittents ne prennent pas en compte une tendance lourde… de moins en moins de gens sont salariés, même quand ils ne sont pas chômeurs. Artisans, travailleurs indépendants… et tous les artistes. Cette tendance ne fera que s’alourdir alors que chômage chronique s’installera par effet de la mécanisation physique et cognitive. Ce n’est pas une de mes lubies, même Stiegler la partage. La notion d’heures travaillées perd également toute signification pour de plus en plus de tâches (je serais bien incapable de vous dire combien de temps je passe à écrire un livre).
La vision patron/salarié est datée. Elle correspond de moins en moins au paysage contemporain. Pour proposer un modèle stimulant pour tous, et pour toute forme d’intermittence, il faut dépasser ce postulat de départ. Nous avons de gens qui ont des activités et qui cherchent un revenu, revenu qui idéalement devrait se décomposer en un revenu de base et un complément en fonction des tâches accomplies. Par exemple, en tant qu’auteur, je recevrais mon revenu de base qui serait complété par mes droits d’auteurs.
L’intermittence ne doit plus être vu comme un va-et-vient entre « je suis salarié ou je suis chômeur », mais entre « j’ai un revenu complémentaire ou je n’en ai pas. » Ceux qu’on appelle les intermittents aujourd’hui devraient se reconnaître dans cette définition, ainsi que des millions d’autres personnes qui, dans l’attente d’un changement de définition, se sentent exclues par la lutte actuelle.
La plupart des syndiqués regardent d’un mauvais œil le revenu de base parce que, en dépassant le clivage patron/salarié, il dépasse les anciens alignements politiques. Alors ces organisations, qui idéologiquement devraient être séduites par l’idée d’un revenu inconditionnel pour tous, se braquent parce qu’elles entrevoient leur fin au bout de ce combat. Et elles ne sont pas prêtes à scier la branche sur laquelle elles sont assises.
Si les patrons devinenent moins tout-puissants, des ouvriers moins assujettis, les vieilles luttes doivent être refondées. Je conçois que c’est flippant, mais avons-nous le choix ? Si l’écart entre riches et pauvres se creuse, c’est parce que les anciennes idéologiques sont incapables de fédérer le plus grand nombre. Elles ont échoué à enrayer l’omnipotence du capitalisme.
La gauche voit souvent dans le revenu de base une forme de dumping social (d’où l’accusation de vilain libéral, je suppose). C’est mal comprendre l’idée. Je donne toujours l’exemple de la femme de ménage. Quand on lui demandera de nettoyer les toilettes, elle exigera d’être mieux payée, parce qu’elle ne craindra plus d’être renvoyée. Tous les payeurs devront suivre ou nettoyer eux-mêmes leurs toilettes. Le revenu de base devrait logiquement valoriser les travaux que personne ne veut faire, et de fait mieux répartir la masse monétaire, donc peut-être réduire les inégalités. Et rien n’empêchera la femme de ménage de reprendre des études.
Je le redis, c’est important, le revenu de base n’est pas un salaire. C’est même le droit de ne rien faire qui mérite salaire. Écrire une symphonie pourquoi pas. Publier des articles politiques sur un blog. S’occuper le samedi matin des enfants au club de foot. Le revenu de base reconnaît l’apport de toutes ces tâches non salariées. Il reconnaît que l’acteur lorsqu’il ne joue pas reste acteur et travaille son art. Que lui attribuer des droits au regard du travail salarié est tout simplement absurde. Le revenu de base est un droit du fait même de vivre. Il est inconditionnel.
Et puis le revenu de base n’exclut pas une assurance chômage. Pour les salariés, elle pourrait compléter le revenu de base. Le revenu de base a sa place dans la Déclaration des droits de l’homme. C’est un droit. Ne cherchez pas plus loin. C’est une chose à graver dans le marbre, au plus profond de nos institutions.