Je viens de me délester de mon Ératosthène. Projet commencé en juin 2000 et finalisé en juin 2014. J’ai passé trois ans sur le premier jet, puis j’ai tout abandonné avant de tout reprendre encore et encore. Durant ces années, ce texte m’a hanté, les autres lui étaient connexes, des distractions en quelque sorte. Et de devoir en faire le deuil éteint les lumières de mon cerveau, le laissant juste assez actif pour qu’il s’interroge sur le métier d’écrivain.
Durant ces quatorze années, et même durant les précédentes, j’ai toujours écrit. Si les circonstances m’empêchaient de le faire, j’avais l’impression de gâcher ma vie. Je me suis peu à peu guéri de cette maladie. Parce que tout simplement écrire sans cesse n’a aucun sens, surtout pour les lecteurs éventuels. Et c’est bien parce qu’écrire devient une mécanique qu’il faut réussir à la déconnecter, au moins pour la regarder avec distance, avant d’y revenir.
Je me suis octroyé quelques journées de repos de temps à autre, mais jamais guère plus. J’ai toujours été un écrivain à temps plein alors que d’autres travaillent par intermittences, puis ne font plus rien durant des mois. Je n’ai jamais très bien compris ces littérateurs temporaires, doués d’un détachement presque trop professionnel. Du genre, je t’écris un livre, je le vends, je gagne un peu d’argent, puis je te ponds autre chose quand les caisses se vident.
Je ne fonctionne pas comme ça. Je pense en écrivant, je ressens en écrivant, je vis en écrivant… c’est encore une maladie de toute évidence. Parce que l’écriture est une forme de médiation entre les individus, une forme de communication, quitte à ce qu’elle soit différée dans le temps à travers l’archivage. Mais les auteurs de mon espèce transforment l’écriture en une médiation entre eux et le monde. Elle devient une sorte de paire de lunettes, sans laquelle rien ne pourrait être regardé. Sans elle, ils deviennent aveugles.
J’imagine que les écrivains à succès sont souvent des temporaires, des vacataires de la littérature. Ils ont une approche efficace, avec un fort rendement. Une chose s’accumule en eux, puis ils la jettent, et ne se retournent jamais en arrière. Moi, je doute, je recommence, je tergiverse, je cherche, j’écris pour dire ce que je ne sais pas dire… ce processus me dévore, il exige tout mon temps.
Tout ça, c’est à cause de la forme. Certains en choisissent une de normalisée et s’en satisfont, d’autres cherchent la leur, et cette recherche les absorbe, elle exige des éparpillements avec une propension certaine pour l’ouverture et l’inachevé. Le temps plein s’impose, comme l’échec commercial. Parce qu’une forme originale aura beaucoup de mal à séduire le plus grand nombre.
Maintenant que j’ai libéré mon Ératosthène, que je lui ai donné forme, j’ai l’impression ne plus être un écrivain à temps plein sans pour autant être un temporaire. J’erre dans le no mans land du post-partum.