On l’a dit, on l’a expliqué, on l’a théorisé, on l’a répété à plus soif pour bien s’en persuader, Jeremy Rifkin persiste avec un optimiste sans faille, mais je crois qu’on a surtout rêvé, victimes d’une sorte de pensée magique.
Tout d’abord pourquoi le capitalisme devait ou devrait s’effondrer : parce que le numérique implique une décentralisation de l’outil de production. Chacun peut devenir industriel. L’imprimante 3D étant le parangon de métaphore. Plus d’usines, plus besoin d’accumuler de capital. On n’a plus que des artisans high-tech comme je l’ai imaginé dans L’alternative nomade. Le capitalisme hiérarchisé devait laisser place à l’artisanat réticulaire.
C’est un raccourci d’une pensée bien plus complexe. Je sais. Mais dès que je la critique, on vient me l’expliquer comme si je n’avais jamais écrit Le peuple des connecteurs ou Le cinquième pouvoir, Rifkin parle lui de pouvoir latéral.
J’aime Wittgenstein parce qu’il a produit deux philosophies presque antagonistes. J’aime Picasso parce qu’il s’est réinventé tous les dix ans. Mais je ne critique pas nos idées d’hier par principe, je les critique parce qu’il faudrait être aveugle pour ne pas voir ce qui se passe sous nos yeux.
Le capitalisme n’a jamais été aussi flamboyant. Les riches n’ont jamais été aussi riches. Et pourquoi ? Parce que, grâce au Net, ils pillent les biens communs. Ils mettent à leur service la peer production sans la rémunérer (avec ce beau concept de la plate-forme). Le travail en réseau existe, mais c’est un travail d’esclave. Nous n’assistons pas à la fin du capitalisme, plutôt à son durcissement ultime grâce à la puissance des machines (qui marchent à sens unique).
Comme l’explique Jaron Lanier, plus tu as un gros ordinateur, plus tu es puissant dans le monde numérique. La neutralité du Net, c’est une foutaise (et voilà pourquoi je ne me suis jamais engagé sur ce terrain). Le Net n’est pas qu’une histoire de taille du tuyau, c’est avant tout une puissance de calcul en amont. Entre deux artisans, celui qui a la plus grosse l’emporte. La peer production ne peut pas être équitable, sinon entre les membres de la classe moyenne. Les capitalistes ont toujours un avantage gigantesque et ils ne cessent de l’accroître. Google n’a pas un gros ordinateur, il a des dizaines de data centers.
Dans notre monde où le capitalisme devrait crever, on a d’un côté les couillons idéalistes qui construisent les communs et de l’autre les vampires qui monétisent leurs généreuses créations (Google va vite s’empresser de le faire avec ce billet). Voici le tableau. Nous ne le changerons pour un autre qu’avec la force de nos bras et de nos idées. La technologie ne peut rien pour nous. Quelle que soit sa force de décentralisation et de dématérialisation, elle reste matérielle. Même si sont coût tend vers zéro, et Rifkin n’est pas le prophète de cette idée, pardon, le coût de la technologie extrême, celle non encore démocratisée, le data center, lui, au contraire, ne cesse de croître. La société technologique est nécessairement inégalitaire. Il y a ceux dotés de la dernière avancée, ceux équipés de la génération d’avant, puis les ringards attardés. Voyez-vous dans ce phénomène la fin des hiérarchies ? La fin du capitalisme ?
Non, la technologie bâtit le monde de demain, mais pas la politique de demain. La politique reste une affaire de conscience (je dis pas d’homme, notez-le bien). Donc, si on ne casse pas par des lois la toute-puissance des géants du Net, il nous imposeront leur dictature. Le capitalisme sera bel et bien terminé, mais pour quelque chose de pire. Le réseau doit devenir un bien commun. Nous ne pouvons pas le laisser entre les mains de quelques-uns. Nous ne devons pas militer pour la neutralité du Net, mais pour sa commonisation. Alors, si nous réussissons, le capitalisme sera bel et bien terminé, mais Rifkin et bien d’autres négligent cette étape intermédiaire de la mise en commun de l’air numérique. La transition ne se produira pas sans heurt. Certains privilégiés devront renoncer aux privilèges qu’ils sont, en ce moment même, en train de démultiplier.
Et je me demande si Rifkin n’est pas complice de ce tour de passe-passe, complice des nouveaux dictateurs. Un indice, il s’habille comme un banquier. C’est un argument irrecevable, mais…