Sous prétexte que je suis commoniste, je ne serais pas démocrate. Étrange idée. Le commoniste ne souhaite rien d’autre qu’une gestion harmonieuse des ressources limitées et de leur pendant, les ressources potentiellement illimitées, telles les œuvres culturelles dématérialisées, dont il juge inacceptable de priver les plus pauvres au nom de la défense du marché.
Par harmonie, le commoniste entend « Partage de la ressource équitablement entre tous. » L’eau n’est pas la propriété du constructeur du barrage, mais de tous ceux qui vivent en amont et en aval de la rivière. Un œuvre n’est pas la propriété exclusive de son créateur, mais de tous ceux qui l’irriguent intellectuellement et esthétiquement. Pour certains, le commoniste ne serait pas démocrate parce qu’il priverait le constructeur du barrage comme l’artiste d’une partie de sa richesse.
Drôle d’interprétation. Le barrage peut bien appartenir au constructeur, mais pas l’eau, c’est une ressource commune, un bien commun. De même, l’auteur d’un livre est légitiment son créateur, mais il ne peut revendiquer la totale et exclusive paternité de son œuvre. Il a réussi à la créer parce que d’autres ont partagé avant lui, ne serait-ce que le langage et ses formules, et il doit partager à son tour. Le commoniste ne veut pas le priver de sa propriété, il l’encourage simplement à partager, à offrir cette possibilité, sans pour autant le forcer à renoncer à la commercialisation.
Si j’utilise pour écrire un logiciel libre, je me sens moralement en devoir de libérer au moins en partie le texte que j’écris, ou au moins une partie non négligeable des textes que j’écris. Ne pas le faire serait pour moi malhonnête. Et tout aussi malhonnêtes de travailler sur un logiciel piraté et de me plaindre du piratage de mes livres. Combien d’auteurs opposés aux échanges non-marchands utilisent des logiciels sous copyright qu’ils ont dûment achetés ? L’hypocrisie commence là. On est contre le partage quand ça touche à son porte-monnaie, mais pas quand il s’agit de servir sur le dos de la bête.
Écoutez Pavi Mehta. Elle prône le givtivism. Elle montre qu’en donnant on entraîne plus de dons et transforme la société, avec un bénéfice immédiat pour soi, un surplus de bonheur. Il faudrait être peu empathique pour nier cet effet.
Si on me donne, j’ai envie de donner. J’écris un livre parce que des gens m’ont donné quelque chose à y mettre et je me dois de le donner aussi, tout au moins à ceux qui n’ont pas les moyens de l’acheter. Et j’en arrive à la démocratie.
Qu’est-ce que la démocratie ? Non, pas cette farce du système représentatif avec ses guinollesques élections. La démocratie, c’est plus profond. L’éducation n’est démocratique que quand elle est accessible à tous, même aux plus pauvres. De même pour la santé, le pouvoir, la liberté, le Net et bien sûr la culture.
Pour les livres, la démocratisation s’est effectuée jusqu’ici grâce aux bibliothèques. Désormais, elles arrivent jusqu’à chez nous sous leur forme universelle, le Net. Si je n’ai pas les moyens d’acheter un livre, je dois pouvoir tout de même le lire (c’est un droit de l’homme fondamental). En l’état, c’est impossible de manière légale. Je ne peux pas emprunter le livre que je veux dans une bibliothèque numérique, je suis donc condamné à le pirater, quand je manque de ressource.
Le piratage n’est qu’un moyen de réparer les déficiences de la démocratie. La légalisation des échanges non-marchands est une solution pour rafistoler ce qui tombe en ruine. On peut imaginer d’autres solutions. Le revenu de base étant la plus profonde et la plus révolutionnaire. La plus simple serait d’adapter les bibliothèques au numérique. Qu’elles puissent nous prêter des textes et qu’à chaque prêt elles versent un subside à l’auteur. C’est ce qui se fait pour le papier, ce pourrait être une méthode de transition pour démocratiser la culture écrite à l’âge numérique, sans avoir à légiférer sur les échanges non-marchands, tout en finançant la création.
L’accès pour tous à la ressource est plus important pour moi que les avantages des quelques privilégiés d’un système devenu non soutenable. La démocratisation a impliqué la fin de la noblesse de robe. Aller plus loin vers la démocratie impliquera l’abandon d’autres privilèges. C’est inévitable. On ne peut pas avoir le peuple souverain et la noblesse toute-puissante. Il faut choisir.
Arrêtez d’invoquer la nature humaine pour dire que don est impraticable à grande échelle (la démocratie est une entreprise de don à vaste échelle). Votre posture d’essentialiste est effrayante. Nous sommes des machines biologiques remodelables, reprogrammables et nous ne survivons qu’en nous adaptant. L’émergence du numérique implique une adaptation, une transformation de l’homme. Cela va bien plus loin que de nouvelles lois et de nouvelles mesures protectionnistes.
Le don rend heureux. J’ai expliqué pourquoi dans L’alternative nomade. Que ceux qui ont compris cette vérité donnent. Que les autres les observent. Personne n’impose le don à personne. Le don n’est qu’un virus qui se propage, pas une mesure coercitive. Être pour la légalisation des échanges non-marchands ne veut pas dire que je vais les imposer par la force des armes. Je mets simplement en œuvre mes idées quand j’en ai l’occasion.
Si le don était une folie, nous ne serions pas de plus en plus nombreux à le pratiquer, comme l’explique Pavi Mehta. Notre nombre grandissant est la preuve de sa puissance. Plus nous serons nombreux, plus l’ancien modèle « Tu payes d’abord » sera balayé. Si vous pensez que le don ne marche pas, arrêtez de le répéter, vous ne nous convaincrez qu’en mettant en œuvre un autre système d’échange adapté au numérique.
Si vous pleurez que personne ne vous écoute, c’est que votre modèle ne peut se déployer sans l’appui d’une autorité, au moins celle de la foule. Permettez-moi de douter de sa démocratie. Une méthode non coercitive doit être applicable par les individus. Quand je décide de donner un livre, je n’ai rien à demander à personne. C’est simple. Et toute autre solution concurrente devra être aussi simple. Il faut qu’elle puisse booter en local et se généraliser.
Le don a cette capacité. Je ne sais pas quel sera l’avenir de l’économie de paix, mais je sais qu’elle a un avenir possible. Elle peut naître, et, pour preuve, elle est déjà dans son enfance.