À en croire les détracteurs du commonisme, si une œuvre est disponible gratuitement sur le Net, elle ne peut engendrer de revenu. Distribuer librement les créations reviendrait à tirer le marché vers le bas, voire à le détruire, pire à mener l’humanité à sa perte.
Je voudrais raconter une expérience qui prouve le contraire. Bien sûr, elle ne saurait être généralisée. D’ailleurs, je crois que chaque projet éditorial devrait, à partir d’aujourd’hui, devenir unique. Il serait peut-être bon pour tout le monde de quitter un modèle productiviste éditorial qui n’est rien d’autre qu’une espèce de taylorisme.
Les œuvres libres ne peuvent exister que par des projets originaux qui lient auteurs, éditeurs, lecteurs, sponsors, institutions… Aucun montage prêt à l’emploi ne peut plus exister. Il faut réinventer chaque fois. Fini l’envoi du manuscrit par la poste, puis son acceptation ou son refus. L’aventure éditoriale doit se vivre de bout en bout dans la pleine responsabilité, loin de l’ancien modèle élitiste.
Au nom de la toute supériorité du créateur perché sur son piédestal, certains s’insurgeront et regretteront le modèle industriel, et avec la société de classe, de l’ouvrier au patron. Eh oui, dans l’histoire que je vais vous raconter, il n’y a que des ouvriers qui tous mettent la main à la pâte, sans qu’aucun n’ait l’orgueil de s’estimer supérieur aux autres.
Tout a commencé pour moi en avril 2012 avec la rencontre de Didier Pittet, l’inventeur du Geneva Model pour l’hygiène des mains, qui grâce à son innovation sauve chaque année environ 8 millions de vies. Je me prends en même temps de passion pour l’aventure scientifique, la prouesse humaine et pour l’homme.
Geneviève Morand, notre entremetteuse, évoque alors la possibilité d’un financement par une fondation, avec en perspective des ressources pour écrire un livre d’enquête à l’américaine, avec voyages, nombreux interviews. Et puis tout cela tombe à l’eau. Les éditeurs à qui je parle de l’idée ne montrent aucun intérêt, comme si le récit d’une innovation positive avec rien de sulfureux n’avait aucune chance d’intéresser.
Le seul à vouloir ce livre est mon ami Alain-Gilles Minella. Malheureusement, la vie nous tend un piège. De retour à Genève, je rencontre à nouveau Didier Pittet, je lui parle de Les Mains du Miracle de Kessel. Je trouve que son aventure a la même portée que celle du masseur de Himmler, bien que dans un cadre moins extrême.
Les mois passent. En avril 2013, je publie La Quatrième Théorie. À cette occasion, je déjeune avec Christophe Alix de Libération et il me donne envie de lire Limonov, le roman d’Emmanuel Carrère. Encore l’histoire d’un homme. Ou quand la réalité rejoint le romanesque. Kessel et Carrère se répondent dans ma tête. Je dois écrire quelque chose sur Didier Pittet, parce qu’il le faut, parce que raconter est nécessaire, et tant pis si le sujet n’intéresse personne. J’ai le Net comme plateforme. J’y diffuserai gratuitement le texte. Il touchera peut-être quelques lecteurs. Et je me serai libéré d’une forme de responsabilité.
En mai 2013, je passe une semaine avec Didier à Genève. Je rencontre sa famille, ses collaborateurs, visite son hôpital. Puis je lis, défriche, écris. Fin juillet, je boucle un premier jet. Je retourne encore à Genève en septembre. Je peaufine, puis Didier me dit que je ne peux pas publier ce livre comme ça dans mon coin. Il faut que beaucoup de gens le lisent, qu’ils comprennent à quel point c’est important cette histoire. Il a l’idée de proposer à des laboratoires engagés dans l’hygiène des mains d’acheter des exemplaires pour les offrir comme goodies lors de la journée mondiale de l’hygiène des mains, le 5 mai 2014.
Pourquoi pas. Très vite, Didier reçoit des signaux favorables. Les éditeurs s’intéressent soudain à l’affaire, à commencer par Fayard. Si 5 000 exemplaires sont prévendus, le budget sera dans tous les cas à l’équilibre. Plus rien à risquer, plus rien à perdre. Je marchande. OK, vous voulez maintenant ce livre, mais quid de mon Ératosthène et de mes autres projets. On fait encore les difficiles. Je fais le tour des popotes et je finis par signer avec L’âge d’homme.
À trois semaines de la sortie du livre, nous avons déjà vendu 26 000 exemplaires en français, anglais, allemand et japonais. Deux autres traductions ont été financées par les laboratoires sponsors : espagnol et portugais. Des Chinois traduisent bénévolement de leur côté. On nous a proposé de traduire en russe, farsi, roumain.
L’aventure ne s’arrête pas là. Comme je n’ai pas écrit ce livre pour faire fortune, je décide de reverser mes droits à une cause humanitaire. Didier en parle autour de lui. Et voilà que la Banque Lombard Odier, où travaille le frère de Didier, propose de nous aider à créer un fonds qui sera abrité par la Fondation Philanthropia. Un généreux donateur verse immédiatement 50 000 €. Chaque fois qu’un livre sera acheté, nous pourrons envoyer dans les pays défavorisés un flacon de solution hydroalcoolique pour l’hygiène des mains, de quoi sauver des vies, éviter des maladies.
J’ai écrit un livre sur l’économie de paix et il était logique qu’il s’inscrive dans cette nouvelle économie. Je comptais le faire par le simple don du texte, mais ce geste en entraîne d’autres.
Ne croyez pas toutefois que tout cela se règle du jour au lendemain. Je boucle cette aventure au bord de l’épuisement. Des dizaines de personnes collaborent. Il faut les synchroniser, accepter les états d’âme et les incompréhensions inévitables entre personnes vivant dans les pays éloignés. Je regrette le temps de l’écriture, le temps où j’étais seul face au texte. Mener à bien un projet ouvert implique un engagement de tout le corps bien au-delà du travail créatif. Mais n’oublions pas que l’ancienne chaîne du livre n’offre un confort royal qu’à une poignée d’auteurs, alors je n’ai pas le droit de me plaindre. C’est difficile, ce sera toujours difficile, mais on y arrive.
Le partenariat entre les laboratoires, L’âge d’homme, Didier et toutes les personnes qui nous aident s’apparente à une forme de crowdfunding. Nous n’avons pas ouvert le projet à donation, mais c’est ce qui s’est produit dans les faits. Un crowdfunding privé. Une sorte de sponsoring ou de mécénat. Et nous revenons au modèle historique de financement de la création. Il est sans doute préférable au modèle du copyright qui, d’une certaine façon, a industrialisé la création éditoriale.
Toute cette aventure s’inscrit dans une histoire avec feed-back positif.
- En 2006, Didier Pittet offre à l’OMS le Geneva Model et la formule de la solution hydroalcoolique mise au point par son équipe.
- Plus de brevet, de licence, de copyright. Les laboratoires peuvent baisser leurs coûts de production. Les pays le plus pauvres peuvent fabriquer eux-mêmes la solution. Plus rien n’entrave sa globalisation.
- En avril 2012, je rencontre Didier Pittet, attiré vers lui par son don.
- Je raconte son histoire et donne le livre.
- Les laboratoires soutiennent ce don parce que le don du Geneva Model contribue à leur prospérité.
- On peut espérer que les recherches de Didier seront mieux soutenues, qu’il pourra généraliser le Geneva Model hors des hôpitaux, c’est-à-dire dans la vie de tous les jours. Nous avons tous à y gagner. Tout cela commence par un don et tout cela ne peut se perpétuer que par d’autres dons.