En 2011, j’ai fait un burn-out numérique. Au plus profond de ma chair, j’ai senti que le temps du Net ne me voulait pas que du bien. Il me faisait vivre sur un rythme insoutenable. Plus de nuit, de jour, de repos, disponibilité continue jusqu’à la rupture.
J’ai débranché durant six mois, et je suis revenu régénéré, en même temps plus méfiant, surtout des réseaux sociaux qui ont vite tendance à nous prendre la main, puis le bras, puis ne plus rien laisser de très lucide en nous. Je me suis inventé une nouvelle vie numérique, centrée sur mon blog, sur des proches, loin de la visibilité maximalisée à laquelle on peut prétendre avec un peu de pratique. J’ai quitté la grande ville numérique pour un petit village de campagne habité par des gens cool.
Pendant ce temps, le Net poursuivait ses ravages à grande échelle. En quelques années nous avons vu les best-sellers s’accaparer une part croissante du marché du livre et les superstars faire de même du marché de la musique. Impuissants, nous avons constaté la même dérive sur les réseaux sociaux, notamment sur Twitter, trusté par les vedettes des médias et du showbizz. Terminé le temps où un quidam pouvait gagner une visibilité maximale, et donc faire connaître ses créations et ses idées à des centaines de milliers de curieux.
Le premier âge d’or du Net est derrière nous. Aujourd’hui, le bruit médiatique est si intense que seules les stars réussissent à se faire entendre notoirement. Quelques roturiers arrivent encore à percer, mais juste pour entretenir un espoir statistiquement vain. Les capitalistes ont toujours ouvert leurs rangs à de nouveaux entrants, question de ne pas succomber à la consanguinité. Et au cas où nous serions encore dupes.
Durant l’âge d’or, nous avons rêvé de plus de démocratie, puisque nous pouvions tous nous faire entendre. Et cela pour une raison simple : l’auditoire se répartissait entre tous, avec des gagnants et des perdants, mais un écart entre eux acceptable, et entre eux une belle gradation. La curiosité de l’auditoire était aux commandes et une créativité débordante tentait de la satisfaire.
C’est bien terminé. Les gagnants écrasent désormais non seulement les perdants mais aussi tous ceux qui ne sont pas superstars. La situation est même pire qu’avant l’ouverture du Net au grand public. Qu’est-ce qui a foiré ?
La réponse est simple. À l’origine, le Net était décentralisé. Google est depuis devenu le seul point d’accès de cette galaxie, déclenchant une bataille pour le référencement que seuls les géants peuvent se payer. Plus Google grossit, plus les petits sites perdent en visibilité relative. Alors ont émergé les grands réseaux sociaux, avec leur volonté d’avaler tout le Web et de nous enfermer dans des échanges statistiquement futiles. Résultat : le marché de la culture n’a cessé de se massifier, bien au-delà de ce que nous avait réservé la TV. Nous sommes devenus statistiquement, je répète volontairement, des consommateurs mimétiques.
C’est inquiétant parce qu’un manque de curiosité pour les idées et les arts de traverse, implique une normalisation de la pensée, donc de la politique. Nous risquons de ne plus avoir d’autre option que de basculer dans des scénarios dangereusement absurdes, faute statistiquement d’un recul suffisant. D’autre part, face aux problèmes complexes auxquels se confronte le monde, nous risquons d’opposer des solutions caricaturales qui ne nous réservent rien de bon. C’est au moment où l’humanité à le plus besoin d’intelligence collective, au moment où elle se dote de l’outil pour la déployer à une échelle inégalée, qu’elle s’enferme dans quelques cavernes étouffantes.
Il existe certes des villages, mais trop dispersés, trop dilués dans la masse pour peser sur le cours de l’histoire. Nous arrivons encore à nous retrouver, à nous parler, à échanger, à nous réjouir. Nous allons tenter de préserver l’ancienne flamme pour la faire renaître dès que possible, mais la traversée du moyen-âge du Net pourrait être longue. L’hiver arrive.