J’ai fini par essayer de voir hier soir le film dont tous les Français se gargarisent depuis des mois. Je ne comptais plus les encouragements à découvrir absolument ce chef-d’œuvre formidable, phénoménal, d’une drôlerie pharaonique.
J’ai craqué au bout de trente minutes de projection. Je n’ai souri qu’une fois. « Quel est ton sport préféré ? Le piano. » Je suis resté baba devant ce spectacle d’un narcissisme épouvantablement insupportable, du miel ajouté à du miel ne fait que me donner la nausée. J’avais l’impression de m’être trompé de salle et d’être entré dans un Almodovar qui, sénile, aurait oublié l’art de la couleur. Quant à la caméra, elle n’est que malsainnement attirée par un kitsch décadent.
Je ne comprends tout simplement pas. Je croyais rire un bon coup, me détendre, passer un bon moment et je suis tombé dans un néant absolu, ni intelligent, ni fin, ni drôle, une sorte d’ennui gigantesque. J’ai fui, effrayé, autant par le film que par moi-même.
Sois je suis largué, abandonné à la traîne dans un autre siècle que le mien, sois quelque chose ne tourne pas rond chez mes contemporains. Qu’est ce que je n’ai pas compris ? Pourquoi n’ai-je rien ressenti ? Est-ce de ma faute ? Suis-je malade ?
Alors Isabelle souffre du même mal que moi. Je suis sortie, elle est restée jusqu’au bout. Elle est revenue exaspérée. Nous sommes donc au moins deux anomalies. Quelque chose dans notre mode de vie nous éloigne d’un plaisir esthétique dont se délectent des millions de nos concitoyens.
Est-ce notre rejet des médias dominants et des conversations autour des machines à café ? J’ai en tout cas la preuve que ce film est un virus social abominablement contagieux. Il n’a pas de valeurs intrinsèques, sinon j’ose croire que je les aurais perçues. À moins d’une posture, d’un refus inconscient d’apprécier ce qui serait populaire. Non, j’aime les grands spectacles, j’aime rire franchement, j’aime me laisser prendre, j’ai dit tout le bien que je pensais de Gravity. Je n’avais aucune mauvaise intention, hier soir.
Hypothèse, la vie en ligne, au contact de la création vivante me rend impropre à partager les créations dites contemporaines dont se pâment mes semblables. Je leur trouve un côté vieillots, déconnectées, je les vois comme depuis l’avenir. Elles ne me parlent pas, elles sont incompréhensibles, indéchiffrables, attachées quelles étaient à un moment de l’histoire qu’elles n’ont pas réussi à transcender (les manifestations anti-mariages pour tous, peut-être).
Hypothèse pouvant bien sûr être reversée. Je suis en retard sur mon temps, incapable de ne goûter que les formes anciennes, les plus novatrices ne me touchent pas.
Je suis trop prétentieux pour choisir l’hypothèse renversée. Je préfère croire que quelque chose m’échappe dans les préoccupations de mes contemporains. Que vivent-ils pour aimer cette histoire de garçons à table ? Plus je me pose la question, moins le mystère s’éclaircit. Cette séance m’a plongé dans un grand trouble.
J’ai oublié de vous dire. Je ne suis pas allé au cinéma. Nous avons déroulé le grand écran dans notre salon. Aucun rire étranger ne nous a entraînés dans une ivresse collective. Je n’avais que le regard interrogatif d’Isa pour répondre au mien. « C’est quoi ce truc ? »
J’ai tenté un moment de lire une critique sociale dans la monotonie du monologue. Même pas. C’était juste tel que ça devait être sans une montagne de sous-entendus. C’était tout simplement plat. Gentiment mièvre. Avec toujours un doute en moi. « C’est moi qui ne captes pas. » Le trouble ne s’est pas apaisé, au point que j’éprouve le besoin d’en parler. « Qu’est-ce qui ne va pas chez moi, docteur ? »
J’aimerais rire avec les autres, me laisser emporter avec eux, rien à faire, sur ce coup ça n’est pas passé. Peut-être parce que j’ignorais tout de l’acteur, de ses mimiques, de ses sous-entendus. Les gens se sont peut-être attachés à lui au point de rire de ses moindres grimaces. Pour moi, c’est un simple étranger. Je le vois avec une objectivité d’extra-terrestre. Je lui concède un certain tallent de métamorphose. « OK, et après ? » J’en suis resté là. Abasourdi par les éloges sans nuances, abasourdi par mon insensibilité.