Je vous offre cet article, sans attendre de vous une rémunération, même si rien ne vous empêche de cliquer sur l’icône Flattr pour me récompenser. En première approximation, notre échange se joue dans la sphère non-marchande.
En première approximation parce que, en y regardant de plus près, vous n’échangez pas mon article contre de l’argent, mais contre votre reconnaissance, votre influence, votre prescription… Plus vous êtes nombreux à me lire, plus ma valeur « auteur » s’accroît, et indirectement j’ai davantage de chances d’être invité à donner des conférences payantes, à écrire des articles rémunérés et à signer des contrats d’édition. Mon blog s’inscrit dans une logique freemium. Il participe à mon image, même si je le considère comme mon œuvre principale et que je le pense comme objet littéraire.
Mon blog ne peut pas être qualifié de non-marchand. Il implique un échange marchand indirect, mais échange tout de même, sinon je crèverais de faim. D’autre part, l’espace marchand devient de plus en plus difficile à circonscrire avec la multiplication des monnaies alternatives, certaines prenant en compte la notion de réputation, par exemple.
Sur mon blog, je poursuis toutefois une activité qui ne participe ni à mon travail d’auteur, ni à ma réputation, ni ne génère de quelconques revenus : je pense à mes photos. J’ai commencé à les publier pour tester un téléphone, puis j’ai continué parce qu’elles amusent certains de mes followers et les agacent aussi… eux souvent à Paris ou dans de grandes villes, et moi au bord de l’eau, à admirer des couchers de soleil.
Mes photos s’inscrivent dans la sphère non-marchande plus que mes textes. C’est bien sûr une illusion. Si je ne gagne rien avec ces photos, d’autres gagnent avec. Je pense à Instagram, Facebook, Flickr… Nos contenus constituent leur richesse. Plus nous échangeons prétendument dans la sphère non-marchande, plus ils s’enrichissent, et démesurément. Le non-marchand entretenu par les plates-formes n’est qu’un non-marchand asymétrique, puisque nos échanges nourrissent les rapaces du capitalisme numérique.
Seul un échange en P2P, sans ponction, peut être qualifié de non-marchand (nous échangeons majoritairement nos photos avec des plates-formes, de même pour tous les contenus légaux, donc avec ponction). Si le P2P tourne à plein régime, c’est pour d’autres échanges non-marchands, ce que certains nomment le piratage pour commencer. « Je te donne ce livre que j’ai aimé. »
Je suis favorable à la légalisation de ces échanges non-marchands entre particuliers. Tout ce qui favorise l’échange des œuvres doit être encouragé, en vue d’accroître l’intelligence collective, l’individuation, le bonheur... et incidemment la maîtrise de la complexité, avec au passage l’invention de nouveaux modes de rémunération des créateurs.
Il existe aussi des échanges de type P2P d’œuvres du domaine public. Dans ce cas particulier, nous sommes dans le non-marchand idéal. Que représentent en volume ces échanges comparativement aux échanges marchands ou non-marchands asymétriques ? Je n’en sais rien, mais je doute de leur gigantisme. Par exemple, les livres dont on parle proviennent quasi exclusivement de la sphère marchande. Si la sphère non-marchande avait un poids réel, elle ferait parler hors du cercle de ses prosélytes (dont je suis).
Pour un créateur, pratiquer le non-marchand reviendrait à être un Robin des Bois. Cette position exige un altruisme intégral et illusoire. Les sociologues comme Robert Axelrod ont découvert que l’altruisme était souvent réciproque. « Je t’aide parce que je sais que tu m’aides aussi. Aujourd’hui, je vais chasser parce que je sais que tu prépares mon pain pendant ce temps. » La réciprocité de l’altruisme le place immédiatement sur la sphère marchande. L’échange n’est pas monétaire, mais il pourrait toujours ou presque être monétisé.
Voilà pourquoi je n’aime guère cette dénomination de « non-marchand ». Je lui préfère celui de « don » ou de « société du don » ou, comme je l’explique dans Le geste qui sauve, d’« économie de paix ». Un échange sans prédation. Sans asymétrie malveillante. Un échange qualitatif plus que quantitatif. Un échange qui n’implique pas une mesure, une évaluation, une comparaison.
Quand Didier Pittet décide en 2006 d’offrir à l’humanité la formule du gel antibactérien, c’est pour se révolter contre les laboratoires et mille contraintes qui font que le gel est trop cher dans beaucoup de pays. Résultat, Didier sauve chaque année 8 millions de vies. Et ce n’est qu’un début. Voilà un acte de paix, mais difficilement qualifiable de non-marchand, puisque la renommée de Didier a augmenté, qu’on évoque son nom pour un prix Nobel de la Paix, et que des laboratoires se font de l’argent avec sa formule open source.
Seul le don qui n’entraîne pas de contre-don pourrait être qualifié de non-marchand. Hors de la sphère privée, ces échanges ne me paraissent pas innombrables. Wikipedia, peut-être, encore que les contributeurs se classent les uns les autres, s’attribuent des pouvoirs de roitelet, et donc tirent un bénéfice personnel de leurs contributions. Difficile de chasser la réciprocité, et puis, à quoi bon. Nous devons penser échanges pacifiés. Économie de paix.
Il me semble qu’il existe deux cas de figure :
- Pour un créateur, tout est marchand d’une manière ou d’une autre. S’il choisit une licence Creative Commons Non Commerciale pour une de ses œuvres, c’est pour en favoriser la diffusion sans que des critères de prix n’en restreignent l’accès. C’est en tout cas ma position.
- Pour un receveur (lecteur, auditeur, spectateur…), il est naturel dans le monde numérique d’échanger de manière non-marchande des œuvres. Encore une fois, pour favoriser leur propagation et s’affranchir des barrages tarifaires.
Créateurs et receveurs poursuivent le même but, mais ne voient pas les choses de la même manière et ces manières doivent se rencontrer dans une dénomination qui convienne aux deux partis, d’autant que nous passons souvent de l’un à l’autre. J’aime l’idée d’économie de paix parce qu’elle s’oppose à l’idée d’une économie de prédation, où on cherche à faire mieux que l’autre, à gagner plus que lui, quitte à exclure beaucoup de gens.
Quand j’apprécie un film, je le fais circuler pour faire du bien à mes amis. C’est un échange dans un cadre pacifié. De même quand je donne un texte, c’est pour n’exclure personne. Ces gestes sont tous deux pacifiques. Ils contribuent au développement de la longue traîne, une longue traîne que les chiffres de vente ne lisent pas.