Cette question ne se pose pas en ligne. Vous êtes là, devant moi. Nous sommes liés, sans hiérarchie, sans prétention. Vous pouvez commenter, discuter, écrire à votre tour.
Quand on me demande d’aller à la rencontre des lecteurs en tant qu’auteur papier, je me retrouve assis derrière une table, chargée de livres. Les lecteurs passent devant moi, droits, grands, supérieurs. Je me sens insignifiant, snobé, en même temps j’ai été publié, j’ai reçu un accessit, je suis un privilégier, et on peut bien me le faire payer.
La relation est tout de suite plus ambiguë qu’en ligne. Jeu de hiérarchie. Jeu d’argent. Jeu de te faire parler comme un singe en cage, puis de se détourner soudain vers la cage voisine où un autre singe grimace. Sorte de huis clos étouffant. De bref tête-à-tête intime avec un inconnu qui devra se répéter avec l’inconnu suivant.
Et il s’en va, ils s’en vont tous, je me retrouve désespérément seul, à me demander si c’est pour ça que j’écris, pour être un animal de ménagerie, réduit à un alignement de couvertures, à un tas de cellulose guère différent des autres tas qui m’entourent. Je suis nié alors qu’en ligne je suis moi. Derrière ma table, je suis plus qu’un VRP sans vocation. Derrière mon clavier, je suis un auteur.
Et pourtant, beaucoup de gens croient encore le contraire, aussi bien les organisateurs de salons que les visiteurs. Il suffit d’écouter pour comprendre que ça ne tourne pas rond. Dans les salons, les écrivains parlent de leurs personnages. Et mon personnage fait ça, il est comme ça, et blabla... Je n’entends jamais de telles sénilités dans les sites où ça discute de littérature.
Les personnages, je les croise dans ma vie, je n’ai pas besoin d’en trouver dans les textes, là-bas je cherche autre chose, d’infra et de supra humain, de métaphysique, de vertigineusement renversant. Dans les livres, les personnages ne sont pas plus ou moins importants que les arbres ou les montagnes. Chaque chose du monde est une variable à explorer, à faire interagir avec d’autres. Certaines sont entières, d’autres égrènent leurs décimales à l’infinie. La littérature est cosmique, pas juste narration des petits problèmes psychologiques néo freudiens. La littérature n’est pas divertissement, mais démultiplication de la vie.
Raté. Dans les salons nous ne sommes plus que des marchands d’évitement de la réalité. Je ne m’en sortirai pas. J’écris pour me rendre plus présent au monde, avec l’espoir que le lecteur fera un bout de chemin avec moi. Je veux m’illuminer et illuminer, au sens plus mystique. Et je ne me sens jamais aussi peu présent que lorsque je suis assis derrière une pile de livres. Je sous-vis, je suis un moins que moi-même. Pourquoi avoir accepté une fois de plus l’invitation ? Avec l’espoir de rencontres. Parce que chaque fois je croise des auteurs et des organisateurs admirables, de véritables personnages que j’ai envie d’aimer. Alors j’accepte encore une fois.
Je dois payer cette chance. La table, la pile de livres, les auteurs côte à côte, c’est une grande entreprise de normalisation. Une façon de nous mettre sur un pied d’égalité, alors que nous sommes tous tendus vers l’unicité. Le salon est un non-sens littéraire. Une gigantesque anomalie. Une façon de nous transformer en marchandise, de nous faire entrer dans les rayonnages de la librairie. Arrêtez ces conneries.
La lectrice repose le livre sur sa pile, d’un air de dédain, elle s’en va. Elle n’a lu que la quatrième de couverture. Ignorant que l’auteur n’en est souvent pas l’auteur. Elle méprise, elle vous rabaisse, passe au voisin qui peut-être aura plus de chance, surtout s’il a écrit sur la région, ou mieux la ville, où se déroule le salon.
Il m’arrive de donner des conférences. En une heure, j’échange davantage qu’en deux jours planté derrière une table. Et je vends même plus de livres. Organisateurs, donnez-nous des tribunes, ouvrez des blogs vivants et stimulez les interactions. Que chacun occupe un moment l’espace, qu’il l’emplisse de sa poésie, et qu’il retrouve après sa vie, peut-être en écoutant ses amis exprimer à leur tour leur beauté. Changez tout. Adaptez le salon au temps numérique.