Nous n’avons pas fini d’étudier la psychologie de l’internaute. En quoi basculer en ligne change notre nature ? Parce je n’ai aucun doute : nous nous transformons.
Autour de certains articles publiés en ligne des disputes naissent parfois. Certains polémistes maniaques traquent toute apparition de certains mots-clés pour venir contester, critiquer, moquer. On les traite souvent de trolls, car ils se contentent de répéter les mêmes litanies sans réellement chercher à argumenter. Leur principale tactique est d’affirmer que leurs adversaires souffrent d’irrationalité et d’un manque de raison critique, dont eux-mêmes bien sûr ne manqueraient pas. Cette attitude est déjà suspecte. Quand les trolls méprisent leurs adversaires, c’est souvent par manque d’amour pour eux-mêmes.
Quand on écrit en ligne, on finit toujours par les voir surgir, et ils reviennent par vagues, un peu comme les moustiques au moindre coup de chaud. Ils ne doutent de rien, surtout pas de leur intelligence. Ils croient que ce qu’ils écrivent surpasse tout ce que les autres écrivent.
Au début, j’essaie de leur répondre. On me dit de ne pas nourrir le troll. Je veux croire en sa bonne foi. J’essaie au moins de lui expliquer avec calme ma position, position que j’ai souvent défendue dans des livres, des dizaines d’articles que le troll n’a pas lus et ne lira jamais, parce qu’il est au-dessus de tout cela. Et il me débite des arguments fallacieux, il déforme ma pensée, il ment, il triche, il délire. On lui désigne une erreur, il ne la corrige surtout pas. Il se prend pour un illusionniste, il croit tromper son monde.
Je finis par renoncer à lui écrire. L’écriture est trop importante pour moi pour que j’use mon énergie à me répéter, surtout à m’opposer à une pensée qui en fait n’a pas d’accroche réelle, qui fuit sans cesse, qui brouille tout, qui se confusionne elle-même. En fin de course, pour ne pas me transformer en censeur, je propose un échange physique, ou tout au moins un dialogue audio, question de tout reprendre point par point, sans avoir besoin de réécrire une encyclopédie.
À ce moment, les choses deviennent intéressantes. Je vois chaque fois la même réaction : le troll se défile. Il prétend vouloir en rester à l’écrit. C’est assez étrange. A priori, c’est moi l’auteur, et c’est lui qui veut en rester à l’écrit. Je lui propose de revenir sur un terrain plus physique, plus classique, et il le refuse. Et c’est d’autant plus paradoxal que le troll est toujours réactionnaire. Il s’oppose à la nouveauté, à nos idées les plus utopiques. Et néanmoins, il vit très bien avec son avatar, il ne veut pas le tuer pour redevenir lui-même, surtout lorsqu’il use et abuse de l’anonymat.
C’est le symptôme surprenant d’une époque de transition. Le troll s’élève contre le changement, surtout intellectuel, tout en sachant par avance la partie perdue. Par son refus d’en revenir à des passes d’armes plus archaïques, il confirme l’avènement de ce qu’il combat.
Le troll habite malgré lui le nouveau territoire. Il y jouit et s’en veut d’en jouir. Il cherche à être méchant, mais n’y arrive pas vraiment. Bientôt plus personne ne lui donne à manger. Alors il se résigne à la nouveauté qu’il a un moment combattue.
Le troll révèle en quelque sorte un changement qui se joue d’habitude au plus profond de chacun de nous. Chez lui, la transformation éclate, elle s’extériorise. Si j’étais psychologue, je me pencherais sur leur cas, sur leurs traces. Elles témoignent du combat nécessaire pour conquérir une identité nouvelle.