Je suis un peu fatigué d’entendre dire que tout se joue sur le site et que l’ebook/livre serait un truc dépassé, un truc qui nous contraindrait, limiterait nos possibilités (et tout aussi fatigué du raisonnement inverse). Je vois dans ces discours du marketing de positionnement, chacun cherchant à être sur un terrain où les autres n’iraient pas, avec cette idée sous-jacente qu’un des terrains serait plus à l’avant-garde littéraire qu’un autre.
Regard du technicien
Existe-t-il une réelle différence entre un site et un livre numérique ? Il faut admettre que oui en l’état des formats disponibles. Si les pages sont écrites avec le même XML, les ebooks aujourd’hui ne reposent pas sur une base de données. Une expérience comme mon IHL est impossible en ebook (qui exige une base de données partagée entre les lecteurs, et donc soit centralisée et externe au livre, soit distribuée entre tous les livres en circulation).
Conséquence : un livre numérique comme un livre papier est un objet autonome, qui ne nécessite pas la connexion, donc qui est beaucoup plus robuste, et de fait sera plus subversif en situation de crise. Un livre numérique ne peut être censuré contrairement à un site. Et rien que pour cette raison je ne renierai jamais le livre.
Maintenant, au prix de sa fragilité, la base de données implique des possibilités nouvelles : search, commentaires, interactivité comme avec IHL… Mais triste vérité, peu d’auteurs web, surtout littéraires, utilisent ces fonctions au-delà de ce qui peut être mis en œuvre dans un epub avec quelques lignes de script.
Si théoriquement il existe une différence technique fondamentale entre site et ebook, elle est très peu souvent exploitée (et surtout pas par les panégyristes d’un camp ou d’un autre). Elle le sera sans aucun doute, mais plus tard, et à condition que nous dépassions l’expérimentation pour rejoindre le lecteur (par exemple je ne crois plus guère à cette lubie de l’écriture non linéaire, le non linéaire s’est épanouit dans les jeux, elle n’a pas sa place dans un texte linéaire par nature – ne pas confondre non linéaire et fragmentaire).
Regard du lecteur
Je lis de moins en moins souvent les sites sur les sites, mais plutôt sur des applis sur tablette, la même tablette qui me permet de lire des ebooks. Même lieu de lecture, source techniquement différente certes, mais l’expérience de lecture est identique. Rien ne me dit a priori si je lis un ebook ou un site, je ne lis que des textes, je ne m’intéresse qu’aux textes.
Regard de l’auteur
Tout est donc une question d’auteur. Quand j’écris sur mon blog, je sende, quand j’écris un livre, je retiens, c’est tout le contraire. Quand tu retiens ce que tu mets sur un blog, tu écris un livre (que tu le veuilles ou non). Pour moi, et je dis bien pour moi, la différence entre site et ebook/livre est dans le temps, le rythme de l’écriture et de la publication, plus que dans toutes autres choses.
Un texte produit dynamiquement pour un site peut a posteriori être retravaillé dans une logique ebook/livre. Il existe donc un passage possible du site vers le livre. Le processus inverse, s’il est possible, n’est en revanche qu’une tactique éditoriale, une forme de reconversion sans intérêt créatif, à moins de se réapproprier la matière initiale, de la remixer, de la réinventer suivant une logique dynamique.
Le processus créatif est donc différent entre le site et l’ebook/livre. L’un n’est pas supérieur à l’autre, ils se jouent simplement sur des temps différents. Le temps du Send étant propre à notre époque. L’autre, millénaire, n’est pas pour autant dépassé, d’autant qu’il peut se nourrir d’une pratique en parallèle du Send.
Un auteur est moderne s’il vit la modernité. Il peut exprimer cette modernité dans une forme ancienne, dans laquelle il injecte ses pratiques les plus avancées. Vous allez dire que je prêche pour ma paroisse. Je tente simplement de donner une cohérence à ce que je fais. Écrire des ebooks/livres et écrire sur un site diffère du tout au tout pour moi. J’ai besoin de ces deux formes d’écriture. Suivant ce que j’ai à dire l’une ou l’autre s’impose. Je sende ce billet alors que je retiens mon Ératosthène depuis treize ans.
PS : Certains se méfient des ebooks/livres par principe, parce qu’ils donnent la possibilité aux éditeurs de se mêler à la partie, parce qu’ils donnent place à la marchandisation éventuelle de la création… Rien de tout cela n’est impossible avec un site. Aucune différence sur ce point.