Par provocation, je dis souvent aux auteurs adeptes du papier qu’il n’existe de littérature contemporaine que sur le Net. Vous imaginez qu’ils acceptent mal d’être rabaissés alors que le système dominant les honore de multiples prix et salamalecs. Mais qui dit système, dit ordre vernaculaire, poussiéreux, encroûté, autant d’attributs dont n’a que faire la création.
Je lis le rouleau original de Kerouac, la grande route déroulée sur trente-six mètres cinquante, une pure giclée de bonheur que les éditeurs au début des années 1950 ont pourtant refusée, forçant Kerouac à réécrire et censurer sa prose cataclysmique.
On me dit « Je ne lis rien de différent en ligne. » Et l’écriture hypertextuelle, les liens, les commentaires, les billets qui se répondent… Haussement d’épaules, comme si tout cela n’était pas neuf, surtout à la vitesse où tout cela se joue. Suffisant pour affirmer que dans cette dynamique il se produit quelque chose qui n’aurait jamais pu advenir par le passé.
Et ce n’est rien. Nous sommes potentiellement tous des Kerouac, attachés à un rouleau sans fin, qui nous laisse déverser des mots sans limites entre nous et le lecteur. Nous ne pensons plus à un support, à un moyen de diffuser, à un censeur éditorial. Tout ce que nous lâchons devient définitif, accessible, risible comme beauté fragile d’imperfection.
La route première surpasse la route éditée. L’énergie la déborde dans ses phrases cassées, interrompues par la folie de la pensée trop rapide pour être canalisée. L’immédiateté change tout pour l’auteur comme pour le lecteur. Il faut être aveugle pour ne pas le remarquer, le sentir dans la musique, la rugosité de la stance mitraillée.
Acte libérateur du bouton Publish adossé à nos traitements de texte. Miracle de la touche Send. Cette touche nouvelle tout aussi révolutionnaire que pour le peintre le passage de l’huile à l’aquarelle, de l’aquarelle à l’acrylique. Et dont tous les esprits ouverts de ces époques de transition technique se saisirent pour nous éblouir de productions neuves, par nécessité, parce qu’elles ne pouvaient exister au préalable.
Et Picasso qui regardait jusque dans les produits destinés au bâtiment. Le Ripolin et je ne sais quoi. Refuser d’expérimenter, c’est refuser de créer. Refuser le Net, c’est s’enfermer dans des formes moulées par d’autres devenus depuis longtemps marchands de tapis.
Je peux tout écrire, je peux tout publier, ça change tout jusque dans les textes que je rêve. Les échafaudages s’écroulent, de la nécessité de plaire à celle de respecter le roman, l’essai, la poésie… J’ai droit à tout, à tout mêler, fusionner, dans un fatras infâme pour les rayonnages des librairies.
Je peux parler au même endroit de mon outil de travail, de philosophie, de politique, des paysages que je traverse et que j’habite, je peux de tout cela faire une seule œuvre sans chercher à redonner aux différentes lignes qui s’entrecroisent un semblant d’autonomie. Le numérique lie le dissemblable, il fait entrer en résonance des mélodies étrangères. Nous réinventons l’art de la polyphonie parce que le Send nous chatouille. Il s’est greffé dans nos cerveaux. Il a brisé nos barrages mentaux.
Nous ne ferons pas tous œuvre sur le Net, mais les œuvres de notre temps naissent sur le Net et nulle part ailleurs. Je ne trouve d’énergie qu’en elles ou bien en plongeant dans des œuvres anciennes, portées par d’autres nécessités.
Tarkovski faisait du temps l’essence du cinéma. Il ne se trompait qu’à moitié : le temps est notre matière première, que nous cherchions à l’arrêter ou à le chevaucher à pleine vitesse comme Kerouac. Le Send altère notre rapport au temps. Le Send nous propulse dans notre siècle. Le Send est notre beat, notre moteur, notre métaphysique, notre speed. Nous appartenons à la Send generation.