J’ai passé la journée non loin du lac du Salagou, à la bordure de la grande ligne de collines qui depuis les hauts cantons de l’Hérault verse jusqu’à la Méditerranée. Un tapis de verdure brodé de roses et de basalte mène jusqu’à deux tables dressées l’une sous un chêne vert centenaire, au tronc couvert de mousses ardoise, l’autre sous un fringant érable de Montpellier, dont les feuilles vives frétillent aux secousses de la brise marine.
Je m’éloigne un instant de l’assemblée. Je devine à l’extrémité d’une explosion de garrigues vallonnées le volcan raboté d’Agde. La distance qui m’en sépare paraît immense, exagérée par une brusque facétie de l’espace-temps. Mes yeux reviennent au premier plan, à la recherche d’une proximité rassurante. Ils se portent sur des traverses de chemin de fer qui délimitent les rectangles des fraisiers, des courgettes, quelques oignons, des pommes de terre. Chaque pierre a été posée avec précision, chaque tuteur prend un axe idéal, chaque arbre abrite un trésor : fougères violettes, gradins chargés de bonzaïs, un banc dédié à la sieste estivale. Partout je devine la volonté de puissance. Je me sens très loin, infiniment loin dans le temps, je remonte jusqu’à un autre jardin, celui que mon grand-père maternel entretenait derrière le cimetière. On devait le longer, suivre un mur de pierre sèche, entrer dans une jungle ancienne. La cabane à outils se cachait tout là-bas, interdite.
Le continuum persiste à vouloir me tromper. Je ne sais plus si je me souviens ou si je suis encore dans ces deux jardins. Je rejoins un temps où le monde devait être raboté avec la même patience que celle nécessaire à façonner les êtres. Un temps que nos technologies nous dérobent. Une éternité qu’elles nous refusent. Alors je comprends pourquoi L’homme qui lave les mains a besoin de passer dans son jardin tous les matins. C’est le seul endroit pour échapper à la mort. Un tête-à-tête avec la beauté.