Quand je critique Facebook ou Twitter, on me répond souvent : « C’est juste des outils. Je les plie à mon usage. » Et je rétorque avec mon tact habituel : « Vous n’avez rien compris. »
Un bar est-il un outil ? Avez-vous au moins une fois envisagé un bar sous cette perspective ? Moi, pas. Un bar est un lieu où je bois des jus d’abricot, où je retrouve des amis, où je bouquine, où j’écris, où je discute, où je rencontre… c’est un lieu de socialisation. Il faut posséder une pensée bien alambiquée pour le considérer comme un outil de socialisation, sorte d’équivalent du téléphone. Et si on raisonne comme ça tout est outil, même les humains.
Si le bar n’est pas un outil, il en bourré : tables, chaises, verres… Il est le lieu physique de leur interaction. Alors quand on considère le Net comme un territoire, les réseaux sociaux y apparaissent comme des lieux. Et tous ces lieux, physiques ou immatériels, nous sommes incapables de les plier à nos usages. Ils nous façonnent autant que nous les façonnons.
Quand la peinture ne nous plaît pas dans un bar, nous pouvons au mieux nous plaindre au tenancier. Et si vraiment ça ne s’arrange pas, changer de cambuse. Idem quand une bande de tatoués échevelés nous casse les pieds. Nous ne sommes jamais les seuls usagers. C’est le propre du lieu social, sinon il ferme ses portes.
Comme il y a des bars rock, des cafés philo, des paillotes à cocktail, il existe sur le Net différentes ambiances sociales. Quand nous en adoptons une, nous y entraînons nos amis, puis les amis de nos amis. Quand le bruit devient trop fort, nous nous réfugions dans une arrière-salle plus calme. Puis arrive le jour où nous trouvons notre arrière-salle déjà occupée. Le soir suivant, nous ne revenons pas, nous allons ailleurs chercher l’ambiance qui nous convient.
En 1992, Brian Arthur a modélisé ce phénomène. Chercheur au Santa Fe Institute, il aimait écouter de la musique le jeudi soir au El Farol Bar. Tantôt, il y était heureux, il y avait du monde, mais pas trop. Tantôt, c’était si bondé qu’il devait fuir. Tantôt, il n’y avait personne, et c’était glauque. Le public fluctuait grandement sans que la variation soit prévisible.
Brian savait que nous décidons souvent irrationnellement. Nous observons ce qui se passe, et nous supposons que ça se répètera. Assez logique puisque le jour se lève chaque jour. Brian imagina différentes stratégies que les clients étaient supposés adopter.
Il y aura cette semaine autant de monde que la semaine dernière.
Le bar sera bondé cette semaine s’il ne l’était pas la semaine dernière (et inversement)
Le bar sera bondé cette semaine s’il ne l’a pas été durant les trois semaines précédentes.
Il y aura autant de monde que quatre semaines en arrière.
Cent clients imaginaires dotés de ces stratégies, pouvant en changer pour celles qui semblent plus efficaces, se retrouvèrent injectés dans une simulation. Résultat : un patern qui ressemble à s’y méprendre à ce qui se produit effectivement à El Farol. Le public virtuel très vite se règle automatiquement pour une fréquentation moyenne légèrement au-dessous du seuil défini comme bondé (60 clients dans la simulation).
Facebook et Twitter se heurteront inévitablement à cette limite tout en connaissant des fluctuations semblables. Parce qu’ils sont trop bondés (et ne croyez pas que l’espace numérique soit illimité), les internautes commenceront à réduire leur présence autour d’un seuil moyen bien inférieur au pic que nous connaissons aujourd’hui. Nous assisterons à une décroissance de ces réseaux. Mais par malheur, de nouveau plus attractifs apparaîtront, ils aspireront peu à peu l’audience jusqu’à ce que les lieux originels se dessèchent assez pour un écroulement financier (une grande multinationale est bien moins résiliente qu’un simple bar).
Selon moi, Facebook et Twitter sont déjà trop bruyants, paradoxalement Twitter plus que Facebook. Et il n’y existe pas vraiment d’arrière-salles. Sur Twitter, on a les listes. Sur Facebook, les groupes. Sur Goole+, les cercles. Mais chacun des visiteurs en occupe d’autres. Au moins dans un bar, si on laisse son smartphone tranquille, on est vraiment là. Concept vide sur le Net. On est partout à la fois. Et pour peu qu’un lieu soit très fréquenté, aucune de ses alcôves n’échappe au tumulte général.
Alors ceux qui sont arrivés les premiers dans le bar, les early adopters, en cherchent un autre. Et puis cet autre devient à la mode, il attire de plus en plus de monde jusqu’à ce qu’il devienne invivable à son tour. Les bars naissent, atteignent parfois la renommée, puis sombrent dans l’anonymat, quelques nostalgiques ou touristes y venant en pèlerinage comme à la Closerie des Lilas. Nous en sommes là sur le Net avec MySpace. Facebook et Twitter connaîtront la même destinée.
Et comme dans le monde numérique tout va plus vite, le cycle de vie du bar risque d’être bien court, et d’autant plus critique qu’il met en jeu des millions, voire des milliards de clients. Imaginez un bar à la mode qui emploie des dizaines de serveurs. La moindre baisse de la clientèle entraîne des licenciements, l’ambiance en pâtit, et c’est la dégringolade avec effet de réaction en chaîne. Un destin que connaissent toutes les mégaboîtes de nuit. Plus un lieu social monte haut, plus vite il s’écroule.
Je n’ai pas encore trouvé le nouveau bar. En fait, je préfère les buvettes de quartier que sont les blogs. Les grandes usines ne m’ont jamais séduit au physique. J’ai toujours préféré les bars négligés avec leurs vieilles banquettes en moleskine. Je ne vois guère d’autres endroits où me réfugier.
Je n’ai pas besoin de la foule, c’est un truc bon pour les jeunes qui espèrent la rencontre fatale. J’ai laissé loin derrière moi ce rêve de vacances à Ibiza. Un tête-à-tête avec deux bougres mal rasés me comble. D’autant que je sais que la foule ne profite en vérité à personne, sauf au patron du lieu et à quelques vedettes que la foule vénère. Donc oui, un petit estaminet crasseux me va très bien. Avec quelques tables sur la terrasse, au bord d’un canal, avec un coin de pelouse où aller faire la sieste sous un parasol. Ça me comble. Et ça ne se démodera pas, contrairement à Facebook et compagnie.