J’ai un jour prétendu : « T’es pas codeur, t’es pas auteur. », sous prétexte qu’il faut maîtriser les écritures de son temps pour prétendre être de son temps.
Résumé de la thèse : si, techniquement et intellectuellement, une œuvre aurait pu être produite plus tôt, elle l’a en toute probabilité déjà été et il ne sert à rien de la reproduire.
J’ai discuté cette semaine de ce sujet avec Benjamin Rassat. Dans sa newsletter, il fait l’éloge du dernier album de Justice. Il explique qu’il n’aurait jamais pu exister avant, au mieux, 2009 par opposition au dernier album de Daft Punk qui aurait très bien pu être enregistré en 1973, et donc que Justice est de son temps. Je cite Benjamin :
Ce qui sépare Daft Punk et Justice dans leur volonté de toucher l’humain, ce n’est pas une question de musique, ce n’est pas une question de talent, c’est la question de savoir dans quel sens on veut faire plier la technologie pour la mettre au service de son art.
Une remarque : Justice me laisse froid, je n’y entends rien qui me surprenne, déjà entendu tout ça dans les jeux vidéo ou dans les bruitages de film de SF… Et même pas besoin d’évoquer la rythmique binaire martelée comme dans une rave partie des années 1980. OK, la variété c’est pas mon truc, le disco encore moins. Je reste punk dans l’âme.
Conséquence : utiliser les outils de son temps est peut-être une condition nécessaire mais en aucun cas suffisante.
Faut faire du neuf. Totalement. Faut participer du monde. Totalement. Faut participer au grand bain de la technologie. Totalement ! Et en même temps que vous participez, vous interrogez le bouzin, et badaboum, vous le faites péter. Faire péter le bouzin, c’est la règle. Faut toujours faire péter le bouzin. Il n’y a pas d’autre histoire que celle-là à écrire face à une telle révolution des usages et de nos vies en direct. […] Le mec qui passe les meilleures journées aujourd’hui, c’est celui qui utilise le plus efficacement l’Internet, l’ordinateur et le portable, les outils connectés pour savoir les éteindre dix minutes plus tard et aller faire autre chose. Le mec qui se balade, c’est celui qui fait le mieux plier la technologie pour lui faire sortir autre chose, le truc pas prévu au programme.
Je suis bien sûr d’accord, mais condition nécessaire ne veut pas dire condition suffisante. Et même si elle l’était, je prétends qu’un artiste a le pouvoir de faire péter tous les bouzins et toutes les règles, celle-ci en particulier, et de nous démontrer par une œuvre puissante qu’on peut être d’aujourd’hui sans user des outils d’aujourd’hui.
Il me semble que la seule condition nécessaire pour un artiste c’est de maîtriser tous les outils qui peuvent impacter son art, les digérer, puis en user ou pas selon les circonstances. Je viens d’achever mon Ératosthène, un roman historique qui ne parle que d’aujourd’hui, mais je l’ai écrit loin de mon blog, loin de cette écriture 3D qui nous est chère, et pourtant je pense qu’elle le pénètre. L’usage intense des outils a façonné ce que je suis et ce que je peux faire. Aucun homme d’hier n’aurait pu écrire ce que j’ai écrit (sans que cela présume de la qualité de ce que j’ai écrit). La nécessité, c’est ne pas tourner le dos au présent, sans cesse s’en pénétrer. Oui, je porterai des lunettes Google. Oui, j’essaierai tout tant que j’en aurai la force.
Mais cela est insuffisant. En 1991-1992, j’ai commis Équinoxe d’automne. Un hommage à Perec, à sa Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, aussi à l’Oulipo. J’avais décidé d’utiliser une contrainte nouvelle, impossible ne serait-ce que deux ou trois ans avant. J’avais assigné une durée de 0,4 seconde à chaque signe typographique. Mes phrases avaient donc une équivalence temporelle que je m’efforçais de rendre exactement égale aux actions décrites. Sans une macro, il aurait été humainement impossible de suivre ce cahier des charges.