Je suis en train de lire Limonov. Au début, Emmanuel Carrère parle des communautés de poètes russes dans les années 1950. Elles se créaient dans les villes de province, se composaient souvent de poètes qui n’avaient jamais écrit et n’écriraient jamais mais on les considérait comme des grands noms. Le communautarisme occultait le reste de la littérature. Parfois les twittérateurs, eux aussi, tombent dans ce piège. Petite mise au point. 1. Il me semble qu’il existe deux formes de twittérature, la nanofiction et la feuilleton.
La nanofiction peut se pratiquer sur papier, sur un blog, sur Facebook… C’est la littérature par fragments. Elle peut se jouer sans interaction avec les lecteurs, donc dans le vide intersidéral, même être publiée à titre posthume comme Les pensées de Pascal. Et que ce soit sur Twitter ou ailleurs on s’en fiche. La nanofiction n’est pas la twittérature.
J’ai pratiqué le feuilleton en 2008-2010 pour écrire La Quatrième Théorie. Je pense que cette seconde forme est aujourd’hui quasi impraticable. Entre chacun de nos tweets, des dizaines d’autres se glissent. Il est impossible d’enchaîner les blocs textes pour créer des paragraphes, plonger le lecteur dans une ambiance, ou ne serait-ce qu’influer son état mental. D’ailleurs, l’état mental des gens qui passent leur temps sur Twitter est proche de la catatonie. C’est bien pire que rester devant la TV.
On peut encore écrire un feuilleton par tweets, mais sans donner une chance aux lecteurs de s’y retrouver, encore moins d’interagir. Publier de la sorte si personne ne lit, ou ne peut techniquement le faire, n’a pas beaucoup d’intérêt.
Déjà en 2008, j’ai éprouvé le besoin de recoller les tweets pour recréer la continuité, pour allonger les descriptions, les dialogues, les réflexions. La contrainte était présente, mais le blog permettait en quelque sorte de l’outrepasser. C’est d’ailleurs sur le blog ou par mail que les lecteurs ont interagi avec moi, plutôt que sur Twitter. Twitter permet de jouer du tambour, pas de discuter, encore moins de penser.
Dans les circonstances d’un univers Twitter encore faiblement populaire, d’un blog qui récupère les fragments, la contrainte des 140 caractères n’était pas trop pesante. Elle a surtout eu pour effet d’engendrer un style minimaliste, rapide, sans développement complexe. Chaque tweet pouvait alors être considéré comme une invitation à se rendre sur le blog pour lire et interagir avec la fiction en cours.
Pour La Quatrième Théorie, Twitter aura été mon stylo. D’habitude, j’utilise Word. Est-ce qu’on glose sur le traitement de texte avec lequel nous travaillons ? Non, parce que ce n’est pas intéressant, pas plus que de savoir si on écrit avec un crayon papier, un Bic ou un Mont-Blanc.
Nietzsche a noté qu’en passant à la machine à écrire son style s’est transformé, mais ses lecteurs n’ont pas passé leur temps à s’intéresser à ce seul fait.
Aujourd’hui le décorum passionne, c’est un symptôme propre aux époques terminales. Mon ami le réalisateur Benjamin Rassat a écrit dans sa dernière newletter que le XXIe siècle n’avait pas encore démarré mais que nous devions nous placer dans les starting-blocks. Il a raison, nous entrerons dans le nouveau siècle quand nous cesserons d’interroger le comment (c’est très XXe) et nous laisserons emporter par ce que nous avons à proposer.
La twittérature n’est donc qu’un mal nécessaire, en voie de guérison. En parler, c’est réveiller la douleur. Je me tais.
Michel Dufranne nous explique en 30 secondes que j’ai écrit La Quatrième Théorie sur Twitter et que ça se voit pas. Oui, on s’en fiche bel et bien du stylo.